ENTRETIEN – L’historien et enseignant à l’Institut Catholique de Paris Jean-Marc Albert décrypte l’actualité internationale pour Epoch Times.
Epoch Times : Après les échanges de Djeddah entre les États-Unis et l’Ukraine, Vladimir Poutine se dit d’accord pour une trêve, mais avec certaines réserves. Quelle est votre réaction ?
Jean-Marc Albert : Nous sommes au début d’une négociation. Jamais aucune partie n’accepte entièrement les propositions de l’autre. Ensuite, on voit bien que Vladimir Poutine est un ex-agent du KGB. On reconnaît chez lui les réflexes soviétiques en matière de négociation, c’est-à-dire avancer lentement.
Il va d’ailleurs être très intéressant de voir comment lui et Donald Trump vont tenter de faire avancer la situation. La version américaine de la négociation va s’opposer à la version russe. Pour autant, le Kremlin ne souhaite pas et n’a pas intérêt à ce que la guerre s’arrête. Il est en position de force sur le front.
Comment interprétez-vous la manière dont Donald Trump tente de régler le conflit ? Certains estiment qu’il a « trahi » l’Ukraine et qu’il est devenu « pro-Poutine ».
Donald Trump fait en réalité ce qu’il a toujours fait. Il ne déplace pas la table, mais la renverse. Fondamentalement, je crois qu’il n’apprécie pas davantage Vladimir Poutine que Volodymyr Zelensky, mais il s’est mis en tête de mettre un terme à la guerre. Et il semble y parvenir ! Là où l’ONU et l’UE échouent depuis trois ans, il réussit !
C’est un négociateur dans l’âme, il cherche à placer son interlocuteur en position de faiblesse, quitte à être grossier comme en témoigne son altercation avec le président ukrainien le 28 février à la Maison-Blanche.
Contrairement à ce qui a été dit, il n’est pas un « pro-Poutine ». Je note que les accords de cessez-le-feu contiennent le retour de l’aide américaine à l’Ukraine qu’il a d’ailleurs réactivée. Il remet très habilement entre les mains des Russes le sort de la proposition de cessez-le-feu. Et, en début de semaine, il a même menacé Moscou de nouvelles sanctions. Ce n’est une position prorusse !
Ensuite, il y a l’enjeu des minerais : Donald Trump veut obtenir un retour sur investissement après trois ans d’aide financière à Kiev. Cette solution, qui devrait apparemment impliquer aussi la Chine, est une garantie de stabilisation du conflit.
Mais je dirais que ces dernières semaines, J.D. Vance m’a davantage surpris que Donald Trump : il a tenu un discours étonnant à Munich en février sur la liberté d’expression en Europe et le non-respect de la démocratie, la liberté des peuples et des nations qu’il semble dénier à l’Ukraine. On a le sentiment que pour lui et une partie des Américains, le conflit russo-ukrainien est une sorte de litige entre Slaves qui n’a pas réellement lieu d’être.
Pour autant, je ne dirais pas qu’il ait trahi l’Ukraine. Depuis 2014, la politique ukrainienne des États-Unis a été très fluctuante et l’administration actuelle cherche simplement à mettre fin à la guerre et à récupérer l’argent investi.
Le retour de Donald Trump au Bureau ovale marque-t-il l’arrivée d’un nouvel ordre international ?
Il est certain que Donald Trump a apporté avec lui une forme de brutalité. En même temps, il appartient à cette grande tradition des Républicains qui cherchent systématiquement à sortir les États-Unis des conflits.
En Europe et en France, nous avons trop tendance à rattacher la droite américaine à George W. Bush et la guerre d’Irak et à considérer que les Démocrates sont des politiques bienveillants et pas bellicistes.
Mais l’histoire a prouvé le contraire : les présidents Républicains ont toujours tenté de sortir l’Amérique des conflits démarrés par les Démocrates. Souvenez-vous des successeurs républicains de Woodrow Wilson après la Première Guerre mondiale ou encore de Richard Nixon qui met un terme à la guerre du Vietnam commencée par John F. Kennedy et Lyndon Johnson des années plus tôt !
Par ailleurs, Barack Obama n’a mis un terme à aucun conflit, et Hillary Clinton s’est présentée en 2016 avec un programme très belliciste. Elle souhaitait bombarder Téhéran !
Avec Donald Trump, on passe de l’Amérique gendarme du monde à l’Amérique d’abord.
Néanmoins, il est encore trop tôt pour parler de « nouvel ordre international ». Même s’il est parfois difficile de saisir sa politique, le président américain a quand même demandé aux Européens de revenir dans le jeu lors des pourparlers de Djeddah. Ainsi, il n’entend pas incarner la rupture avec l’ordre que nous connaissons depuis 1945.
La semaine dernière, Emmanuel Macron a affirmé que la Russie était une « menace existentielle » pour l’Europe. Qu’en pensez-vous ?
Emmanuel Macron aime jouer avec la peur puisqu’il sait que ça marche politiquement, il revient au centre du jeu. Rappelez-vous des Gilets jaunes, de la crise sanitaire et maintenant de la guerre en Ukraine. À chaque fois, il a su tirer profit des événements.
Cela étant, en géopolitique, il n’y a que, par définition, des menaces existentielles. Nous n’avons pas d’amis ou d’ennemis, mais des intérêts, notamment l’intérêt supérieur de notre nation.
Nous devons toujours être vigilants vis-à-vis du monde extérieur et ne pas sombrer dans l’angélisme. La société estime, à tort, que l’horizon de la guerre a disparu depuis 60 ans.
Je préfère donc un dirigeant qui joue sur les peurs et qui me parle de menace existentielle à condition qu’elle soit fondée. Je me demande quel serait l’intérêt pour Poutine d’envahir la Pologne, les États baltes ou la Moldavie, puisqu’il enclencherait directement un conflit avec l’OTAN.
Il a engagé le conflit en Ukraine parce que c’était le seul pays qui était attaquable sans une riposte majeure et qu’il pensait terminer le travail en trois semaines.
Je pense que le leader russe connaît les limites de son armée et qu’il n’est pas aveugle à ce point. Ainsi, dire que la Russie de Poutine représente une menace existentielle me paraît déraisonnable. Je préfère parler de « puissance de nuisance ».
L’Europe peut-elle tirer son épingle du jeu en assurant elle-même sa propre défense ? Est-ce chimérique de parler d’ « armée européenne » ?
L’Europe n’est jamais parvenue à bâtir son armée. À l’époque de la Communauté européenne dans les années 1950, ça n’a pas marché. Ensuite, à la chute du mur de Berlin, l’idée selon laquelle l’Europe n’avait pas vocation à être une puissance militaire grâce à la « fin de l’Histoire » dominait toutes les autres.
Puis, aujourd’hui, certains poussent des cris d’orfraie quand Ursula von der Leyen évoque les 800 milliards d’euros nécessaires au réarmement de l’Europe, alors qu’à l’époque de la Guerre froide, les États européens dépensaient beaucoup plus.
Par ailleurs, si nous voulons créer une vraie armée européenne, il va falloir dissoudre l’OTAN. Les deux organisations ne sauraient coexister.
Enfin, il existe une vraie problématique : celle de l’esprit de défense. En son temps, le journaliste Lucien-Anatole Prévost-Paradol avait une belle formule à ce sujet, notamment lorsqu’il évoquait la guerre opposant les Grecs aux Perses.
Alors que les Perses étaient plus nombreux que leurs ennemis, c’est « la grande âme de la Grèce qui l’a emporté », disait-il. Autrement dit, les Grecs avaient intériorisé l’esprit de défense et de sacrifice.
Je ne crois pas que ce soit le cas des Européens actuels. Je ne crois pas qu’ils soient prêts à aller mourir pour Kiev. Je me demande même si l’ensemble du corps social français serait prêt à défendre nos frontières. Avant de réarmer l’Europe, il faudrait, en amont, réhabituer les Européens à l’esprit de sacrifice.
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