Jean-Robert Raviot : « Nous vivons avec la Russie une nouvelle Guerre froide plus intense que la précédente »

Par Julian Herrero
20 mars 2025 12:29 Mis à jour: 20 mars 2025 15:19

ENTRETIEN – Jean-Robert Raviot est professeur à l’université Paris-Nanterre et l’auteur de l’ouvrage Le logiciel impérial russe (L’Artilleur, 2024). Dans un entretien accordé à Epoch Times, il revient sur la proposition de cessez-le-feu américano-ukrainienne et livre son regard sur la manière dont le Kremlin l’accueille.

Epoch Times   Jean-Robert Raviot, à l’occasion d’une conférence de presse la semaine dernière, Vladimir Poutine s’est dit « pour » un cessez-le-feu tout en ajoutant qu’il y avait « des nuances ». Comment décryptez-vous le « oui, mais » du leader russe ?

Jean-Robert Raviot : Je l’analyse dans la continuité de ce qu’il dit depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois et plusieurs années. Pour lui, tout cessez-le-feu est un pas dans la construction d’une future paix et aucune paix ne pourra être construite sans un certain nombre de prérequis.

Je dirais que les Russes en ont trois principaux. D’abord, Moscou demande que Kiev proclame sa neutralité et la reconnaisse dans sa Constitution. Cela implique évidemment un renoncement de l’Ukraine à toute adhésion à l’OTAN.

Ensuite, les Russes exigent que les Ukrainiens procèdent à ce qu’ils appellent la « dénazification », c’est-à-dire la poursuite de la lutte contre les factions d’extrême droite, très anti-russes et très bien armées, qui ont été intégrées dans l’armée ukrainienne et qui sont toujours présentes. Je pense que ces groupes représentent toujours un danger très important pour la paix, y compris si un accord de paix venait à être signé avec Volodymyr Zelensky. Elles pourraient agir comme de véritables forces de déstabilisation. Et il n’est pas du tout certain que les dirigeants ukrainiens soient en mesure de maîtriser cet aspect.

L’un des grands défis de l’Ukraine après la guerre va justement être de juguler les conséquences sociales de la paix, c’est-à-dire gérer le nombre de morts, les blessés et les traumatisés de la guerre. Beaucoup d’Ukrainiens n’accepteront pas une défaite ou tout ce qu’ils interpréteront comme tel.

Enfin, troisième prérequis, le Kremlin exige la reconnaissance de la souveraineté de la Russie sur les quatre régions annexées depuis 2022 : Lougansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson. Mais il y a un hic : ces quatre territoires n’ont pas été entièrement conquis par les troupes russes, notamment la grande ville de Zaporijjia, et cette situation risque de rendre les négociations très difficiles, puisque l’Ukraine devrait lâcher des territoires qui n’ont pas été conquis. Ce qui reviendrait à une véritable capitulation, très difficile à faire accepter à l’opinion après trois ans d’une guerre de haute intensité.

À mon sens, pour que le cessez-le-feu intervienne, l’Ukraine devra au moins répondre favorablement à la première condition. Les deux autres prérequis vont être plus difficiles à accepter pour Kiev. La « dénazification » sous-entend pour l’Ukraine un affaiblissement considérable de son armée. Elle ne sera donc pas aisée à mettre en œuvre, même par un pouvoir résolument engagé dans une négociation avec Moscou.

Ainsi, Poutine n’est pas opposé par principe à la proposition américaine de cessez- le-feu, mais pour lui, c’est insuffisant, et surtout assez peu concret, dans l’état actuel des choses. Il n’entend pas arrêter de faire parler les armes simplement pour satisfaire les promesses électorales de Donald Trump.

Le président américain est-il à l’heure actuelle en mesure de faire plier Vladimir Poutine ?

On voit que le président américain joue le chaud et le froid avec l’aide militaire à l’Ukraine. Il a suspendu quelques jours la transmission de renseignements à l’Ukraine avant de la rétablir, y compris celle des renseignements britanniques, après avoir tordu le bras à Downing Street. Cette séquence a provoqué des réactions internationales, notamment aux États-Unis et en Europe.

Certains ont pu voir un rapprochement entre Donald Trump et le Kremlin. C’est à mon sens une erreur d’analyse. Vladimir Poutine se méfie du locataire de la Maison-Blanche. Il l’a vu à l’œuvre lors de son premier mandat et doute de sa capacité à se tenir à une ligne de conduite et, surtout, à résister au Pentagone ou au Département d’État.

Les Russes ont compris qu’il y a, du côté de l’administration américaine, une volonté de paix et de désengagement, mais ils sont convaincus que Donald Trump ne dispose pas de grandes marges de manœuvre.

 Selon des informations du Sunday Times citant des sources gouvernementales, un projet d’une force européenne de maintien de la paix de plus de 10.000 hommes dans l’Ukraine d’après-guerre a été présenté lors du Sommet virtuel sur la paix et la sécurité en Ukraine organisé par Londres le 15 mars. Cette option vous paraît-elle viable pour protéger l’Ukraine en cas de cessez-le-feu avec la Russie ?

Il faudrait d’abord savoir où ils comptent déployer cette force et l’utilité de cette dernière. Je ne pense pas qu’elle serait déployée sur la ligne de front. Celle-ci s’étend sur plus de 1000 kilomètres. Je ne vois pas ce que feraient 10.000 hommes sur un front qui en compte des centaines de milliers.

De plus, la capacité d’utilisation des moyens militaires européens dépend aussi largement des États-Unis… Et enfin, la Russie s’est clairement opposée au déploiement d’une force européenne qu’elle considérerait comme un « acte de guerre ».

Je pense que les Européens vont envoyer symboliquement des soldats en Roumanie et en Pologne.

L’erreur des dirigeants européens, c’est leur volonté d’exister politiquement et diplomatiquement. Ainsi, ils emploient un discours belliciste. Mais ce discours ne correspond pas à la réalité de leur force militaire. Il y a un énorme fossé entre le discours et les actes. Et ce fossé est perçu par tous les acteurs de la scène internationale, qui ne les prennent pas au sérieux.

Si un accord de paix est trouvé, y a-t-il une forte probabilité que la Russie recommence la guerre dans plusieurs années ?

Tout dépend de l’accord de paix. Ensuite, reste à savoir si les États européens vont réellement s’engager dans un processus annoncé de réarmement à long terme. Dans ces conditions, le rapport de force avec Moscou serait différent.

Par ailleurs, il faudra observer l’évolution des relations économiques, plus précisément énergétiques entre l’Europe et la Russie après la guerre. Ce paramètre va jouer un rôle très important. Je ne pense pas que nous allons revenir à la situation d’avant-guerre de forte dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, mais une forme de réengagement est possible.

Ensuite, le degré de désengagement des États-Unis de l’Europe doit être aussi pris en compte dans les futures décisions du Kremlin.

Pour l’heure, Donald Trump est aux affaires pour les quatre années à venir et a clairement indiqué vouloir désengager les États-Unis de l’Europe. Mais la donne peut changer après son départ de la Maison-Blanche en 2028.

Je pense que les Européens n’arrivent plus à se projeter et ne voient les choses qu’à très court terme. Or, il faut regarder à moyen ou long terme pour anticiper une situation.

Pour ma part, je considère que la Russie n’a aucune intention d’envahir d’autres nations européennes à l’instar de la Pologne ou de l’Allemagne. D’ailleurs, elle n’en a ni les moyens, ni l’intérêt.

À la rigueur, Moscou pourrait, si l’opportunité se présente, essayer de s’emparer de la Moldavie pour établir une jonction avec la Transnistrie. Des tensions pourraient également se produire dans les États baltes, mais certainement pas une invasion.

Ce qui importe pour la Russie, c’est de sécuriser son voisinage et d’être entourée de pays non-hostiles et pas de mener des guerres à tout-va.

Quand Emmanuel Macron ou d’autres nous expliquent que la menace russe prendrait la forme d’une possible invasion de l’Europe, ils s’enfoncent dans le ridicule.

Nous vivons avec la Russie ce que j’appelle une nouvelle Guerre froide. Celle-ci est plus intense que la précédente parce qu’à l’époque, surtout dans les années 1970-1980, il y avait de la « coopétition » entre les deux blocs. C’est-à-dire un mélange de coopération et de compétition, notamment dans les domaines militaires et de l’énergie. Aujourd’hui, cette coopétition n’existe plus et il ne reste que les rapports de confrontation de plus en plus intenses, sur le plan verbal pour l’instant.

Washington semble avoir compris qu’il fallait faire baisser la pression, mais du côté des Européens, on estime que la baisse de cette pression ne correspond pas à nos intérêts.

Cette confrontation est plus risquée que la Guerre froide, qui était déjà pourtant passablement dangereuse.

Soutenez Epoch Times à partir de 1€

Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?

Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.