La Russie développe depuis plusieurs années sa flotte dite « fantôme », mais les inquiétudes se sont accrues ces derniers mois lorsque certains navires ont été associés à une série d’incidents touchant des infrastructures sous-marines.
L’Allemagne, la Grande-Bretagne et dix autres pays européens ont adopté en décembre des mesures visant à « perturber et dissuader » la flotte fantôme russe.
« La flotte fantôme présente des risques pour l’environnement, la sécurité et la sûreté maritimes, le commerce maritime international, le droit et les normes maritimes internationaux. Cette flotte s’efforce également de contourner nos sanctions et d’en atténuer l’impact », ont souligné les douze pays dans une déclaration commune.
Toutefois, qu’est-ce que cette flotte fantôme, pourquoi la Russie en a-t-elle besoin et peut-on la désorganiser sans enfreindre les lois internationales de la mer ?
Neil Roberts, responsable du secteur Marine et Aviation auprès de l’association Lloyd’s Market, a estimé que la Russie pourrait contrôler environ 1100 navires – un mélange de pétroliers, de porte-conteneurs et de vraquiers – mais il a ajouté qu’il était inapproprié de les qualifier de flotte fantôme.
Quatre types de flotte
Il a expliqué à Epoch Times qu’il existait quatre types de flotte. « La flotte A1, administrée par l’Occident, qui bénéficie de toutes les assurances et de tous les contrôles adéquats. Ensuite, il y a une flotte parallèle, gérée par la Chine, l’Inde et les pays asiatiques, bien entretenue et qui ne respecte pas les sanctions. »
« Puis il y a la ‘flotte grise’, c’est-à-dire les navires utilisés pour le trafic de drogues et d’armes, ce qui est totalement illégal. Mais il y a aussi la flotte russe, qu’ils ont acquise. Certains navires sont de qualité raisonnable, mais d’autres sont plus anciens », a expliqué M. Roberts.
Le terme « fantôme » suggère qu’ils sont secrets, mais M. Roberts note qu’ils opèrent ouvertement et qu’ils utilisent les voies maritimes internationales, notamment le canal de Suez.
Ces navires, qui portent souvent des noms d’emprunt déroutants, sillonnent les mers du monde depuis bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Mais le conflit et les tensions croissantes avec l’OTAN ont attiré l’attention sur eux.
Non seulement la flotte fantôme est soupçonnée d’enfreindre les sanctions, mais certains de ses navires sont accusés d’avoir altéré des infrastructures sous-marines, tandis que d’autres sont jugés si vieux ou mal entretenus qu’ils pourraient provoquer une pollution marine.
Le mois dernier, l’agence de presse publique Tass a rapporté que deux navires russes, le Volgoneft 212 et le Volgoneft 239, auraient provoqué une « marée noire » en mer Noire après être entrés en collision. Les deux navires auraient plus de 50 ans.
Le 26 décembre, un navire russe, l’Eagle S, battant pavillon des îles Cook, a été arrêté par les gardes-frontières finlandais car soupçonné d’avoir coupé un câble sous-marin, Estlink-2, qui alimente l’Estonie en électricité.
Le lendemain, la marine estonienne a été mobilisée pour protéger le câble Estlink-1. Kaja Kallas, la cheffe de la politique étrangère de l’Union européenne, a déclaré que l’incident de l’Eagle S était « le dernier d’une série d’attaques présumées contre des infrastructures critiques ».
Le mois dernier, la Grande-Bretagne, le Danemark, la Suède, la Pologne, la Finlande et l’Estonie ont annoncé qu’ils commenceraient à vérifier les documents d’assurance des navires naviguant dans la Manche, le golfe de Finlande et le Kattegat, le détroit entre le Danemark et la Suède.
Le Premier ministre de l’Estonie, Kristen Michal, a déclaré : « Si les navires ne coopèrent pas, d’autres mesures seront prises. Ils seront inscrits sur une liste pour être interdits, ou ils seront arraisonnés dans certaines zones. »
M. Roberts a ajouté que ces actions soulevaient la question de la légalité, « qui peut être un point discutable si vous vous trouvez dans un conflit, mais nous ne sommes pas dans un conflit déclaré ».
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les navires alliés ont fréquemment abordé et pris possession de navires commerciaux allemands, japonais et italiens – ou les ont coulés – mais comme les seuls pays en guerre ici sont la Russie et l’Ukraine, aucun « conflit déclaré » n’autorise de telles actions par des tiers.
M. Roberts a également fait référence à un traité – publié sur le site web de la CIA – qui empêche l’interception des navires en provenance ou à destination de la Russie.
Le traité de Copenhague de 1857 stipule qu’aucun navire ne doit être arrêté lorsqu’il traverse le détroit entre le Danemark et la Suède. Cette clause a été scrupuleusement respectée tout au long de la guerre froide, lorsque les sous-marins et les cuirassés soviétiques traversaient le détroit pour se rendre en haute mer.
L’une des principales préoccupations de l’industrie maritime occidentale est de savoir ce qui se passerait si un navire fantôme entrait en collision avec un navire ou provoquait une pollution majeure.
Lloyd’s of London est l’un des plus grands marchés d’assurance maritime au monde. La Lloyd’s Market Association représente 55 agents de gestion qui assurent ensemble 52,6 milliards de livres (62,6 milliards d’euros) pour des navires et d’autres actifs.
M. Roberts a indiqué que « la question que tout le monde se pose est la suivante : ‘Que se passera-t-il si un navire assuré entrait en collision avec un navire frappé d’une sanction ?’ »
Les navires de la flotte fantôme font souvent l’objet d’une propriété obscure et d’une structure d’assurance qui leur permet d’échapper aux contrôles et aux sanctions.
Mais M. Roberts a précisé que si les navires de la flotte fantôme ont besoin d’un niveau d’assurance plus élevé pour entrer dans un port occidental, il leur suffit de souscrire une assurance de protection et d’indemnisation (P&I) pour naviguer en haute mer.
Le mois dernier, Lloyd’s List a rapporté que l’Union européenne avait sanctionné 52 autres navires, portant le total des sanctions à 79. Parmi eux, le navire-citerne de gaz naturel liquéfié (GNL) Pioneer, qui bat pavillon de la petite nation de Palau, dans le Pacifique, et qui est également sanctionné par les États-Unis.
Un autre navire, également appelé Pioneer mais désormais connu sous le nom de Hero II, est un pétrolier sanctionné par l’Office américain de contrôle des avoirs étrangers (OFAC : U.S. Office of Foreign Assets Control) en raison de ses liens avec l’Iran.
Financer sa guerre illégale
Dans sa déclaration du 6 janvier, le gouvernement britannique a indiqué qu’il avait désormais sanctionné plus de 100 navires russes, dont 93 pétroliers que « Poutine a utilisés pour atténuer le choc des sanctions et financer sa guerre illégale en Ukraine ».
Parmi eux, les pétroliers Ocean Faye, Andaman Skies et Mianzimu, qui, selon la Grande-Bretagne, auraient transporté chacun plus de quatre millions de barils de pétrole russe en 2024.
Un autre navire sanctionné est le Feng Shou, un pétrolier battant pavillon panaméen qui se trouve actuellement dans l’Extrême-Orient russe. Ce navire, précédemment connu sous le nom d’Andromeda Star, a également été sanctionné par l’Union européenne en juin 2024.
Le site web Open Sanctions, financé en partie par le gouvernement allemand, a déclaré : « En mars 2024, le navire s’est écrasé près du Danemark alors qu’il était en route pour charger du pétrole russe dans le port [baltique] de Primorsk. »
Le secrétaire britannique à la défense, John Healey, a confirmé le 6 janvier que la Grande-Bretagne dirigerait une force expéditionnaire conjointe (JEF : Joint Expeditionary Force) composée de dix pays, afin de repérer les menaces potentielles pesant sur les infrastructures sous-marines et de surveiller la flotte fantôme russe.
Le ministère britannique de la Défense (MOD : Ministry of Defence) a publié un communiqué indiquant que le nouveau système, appelé Nordic Warden, a été activé la semaine dernière.
Selon le MOD, le Nordic Warden « exploite l’IA pour évaluer les données provenant d’une série de sources, notamment le système d’identification automatique (AIS : Automatic Identification System) que les navires utilisent pour diffuser leur position, afin de calculer le risque posé par chaque navire entrant dans des zones d’intérêt ».
Le communiqué précise que « des navires spécifiques identifiés comme faisant partie de la flotte fantôme russe ont été enregistrés dans le système afin qu’ils puissent être surveillés de près lorsqu’ils s’approchent de zones d’intérêt clés ».
Le MOD a ajouté : « Si un risque potentiel est évalué, le système surveillera le navire suspect en temps réel et enverra immédiatement un avertissement, qui sera partagé avec les pays participant à la JEF ainsi qu’avec les alliés de l’OTAN. »
Le siège opérationnel de la JEF, situé à Northwood, dans la banlieue de Londres, surveille actuellement 22 zones d’intérêt, dont la Manche, la mer du Nord, la mer Baltique et le Kattegat.
Selon M. Roberts, « il y a beaucoup d’usurpation d’identité, à savoir que vous dites que vous êtes à un endroit et à un autre. C’est ce qui se passe en Méditerranée orientale et en mer Noire ».
Il existe un système juridique régissant les mers et les océans du monde, appelé Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS : United Nations Convention on the Laws of the Sea), qui a été adoptée en 1982 mais n’est entrée en vigueur qu’en 1994.
La Russie est l’un des 170 signataires de l’UNCLOS, mais les États-Unis ne l’ont jamais signée ni ratifiée, bien que plusieurs présidents, dont le dernier en date, George W. Bush, en 2007, aient exhorté le Sénat à le faire.
La convention énonce clairement les différentes gradations des limites des eaux, depuis les eaux intérieures jusqu’aux océans.
Il n’existe pas de « droit de passage inoffensif » pour les navires étrangers dans les lacs, canaux, rivières ou ports d’un pays, et ils doivent demander l’autorisation d’y entrer.
« Ensuite, vous avez vos eaux territoriales où vous avez une souveraineté totale, jusqu’à 12 milles nautiques (22 km). Ensuite, il y a une zone contiguë jusqu’à 24 milles nautiques (44 km), où vous avez une certaine capacité d’intervention en cas d’infraction dans vos eaux territoriales », a expliqué M. Roberts.
« Au-delà, il y a la EEZ (Exclusive Economic Zone) où, en tant que pays, vous pouvez utiliser et exploiter les ressources marines dans cette zone », a-t-il ajouté, faisant référence à la zone allant jusqu’à 200 milles nautiques (370 km) de la côte d’un pays.
« Ensuite, il y a le plateau continental. Tout le monde n’en dispose pas, mais il s’étend jusqu’à 350 milles (648 km), et au-delà, c’est la haute mer. »
« En dehors des 12 milles nautiques, vous n’avez pas les pleins pouvoirs. Si vous commencez à arraisonner des navires dans ce qui serait considéré comme des eaux internationales sans raison valable, vous pourriez vous retrouver dans une situation de conflit avec le pays concerné par les bateaux arraisonnés. »
Par ailleurs, les navires de la flotte fantôme n’ont pas tous le même pavillon.
« Les drapeaux sont très variés, de sorte que le nombre d’États que vous risquez d’offenser reste relativement important, à moins de négocier avec eux ou de prouver que vous avez une bonne raison de le faire », a poursuivi M. Roberts.
Les dix pays qui cherchent à « perturber et dissuader » la flotte fantôme russe devront prouver que ces navires ne sont pas engagés dans un « passage inoffensif ».
« Les modalités sont assez difficiles à mettre en œuvre. »
La Russie pourrait également riposter en arraisonnant des navires occidentaux dans des zones telles que la mer Noire ou la mer Blanche, au nord de Mourmansk.
M. Roberts s’interroge sur l’efficacité des sanctions à l’encontre de la Russie, compte tenu notamment des liens commerciaux que Moscou entretient avec la Chine.
« Il y a une volonté de l’Occident de montrer son soutien à l’Ukraine […] et ils ont choisi d’utiliser les sanctions pour manifester ce soutien. Et je pense que l’on s’attendait à ce qu’elles soient plus efficaces qu’elles ne l’ont été », a-t-il souligné.
L’idée du président Woodrow Wilson de recourir à des sanctions économiques en 1919 reposait sur le principe selon lequel « elles devraient être plus terribles que la guerre ».
« Toutefois, à moins de cibler une très petite zone, il faut un soutien international. Et c’est là que réside la faiblesse : ils n’ont pas réussi à rallier tout le monde à leur cause. »
Avec Associated Press et Reuters
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