« Seule épopée moderne possible » selon Charles Baudelaire, La Légende des siècles est un chef-d’œuvre de la littérature française. Écrit par Victor Hugo, ce poème épique a pour ambition de dépeindre l’histoire de l’humanité depuis ses origines jusqu’au XIXe siècle, ce qui constitue en soi une véritable épopée.
« Les personnes qui voudront bien jeter un coup d’œil sur ce livre ne s’en feraient pas une idée précise, si elles y voyaient autre chose qu’un commencement.
Ce livre est-il donc un fragment ? Non. Il existe à part. Il a, comme on le verra, son exposition, son milieu et sa fin.
Mais, en même temps, il est, pour ainsi dire, la première page d’un autre livre.
Un commencement peut-il être un tout ? Sans doute. Un péristyle est un édifice.
L’arbre, commencement de la forêt, est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en commun, par la sève. À lui seul, il ne prouve que l’arbre, mais il annonce la forêt. » (Préface – extrait)
La Première série parut le à Bruxelles en deux volumes. Depuis sa terre d’exil, Hugo la dédie à la France :
« Livre, qu’un vent t’emporte
En France, où je suis né !
L’arbre déraciné
Donne sa feuille morte. »
Un chef-d’œuvre épique
Rédigé sur une vingtaine d’années, ce recueil de poèmes narratifs a été publié en trois séries : Les Petites épopées (1859), suivies de la deuxième série (1877), et clôturées par la dernière (1883).
Le début de la deuxième série commence par La Vision d’où est sorti ce livre, où Victor Hugo annonce son approche de l’exploration poétique et son objectif de retracer l’histoire de l’homme depuis ses origines jusqu’à son époque : « J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut » – un mur imaginaire où sont dessinées des scènes du passé, du présent et de l’avenir de l’humanité. Ce mur imaginaire représente l’histoire de l’humanité. L’écrivain devient un poète-prophète, où il voit et sait tout.
Cela ressemble beaucoup au début d’un voyage épique, et Victor Hugo choisit le poème épique, ou forme narrative longue, pour s’engager dans cette tâche monumentale. Il utilise le style des héros idéalisés et des aventures extraordinaires, le style des compositions orales et écrites dans le style des grands poèmes épiques, comme L‘Épopée de Gilgamesh (XVIIIe au XVIIe siècles av. J.-C.), l’Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.), l‘Iliade (VIIIe siècle av. JC), l‘Enéide (29 av. J.-C), Beowulf (VIIIe siècle) et Le paradis perdu (John Milton 1667).
Ce n’est pas une coïncidence si Victor Hugo utilise une forme qui remonte aux premières civilisations humaines et la combine avec le style romantique français. Dans ces poèmes, Victor Hugo utilise les contrastes lyriques (le laid et le beau, le grotesque et le sublime) sur le modèle du théâtre shakespearien, et les associe avec des thèmes épiques (mythes, légendes héroïques, contes religieux, théories philosophiques et morales), modernisant ainsi le modèle antique.
Victor Hugo utilise le plus ancien style littéraire connu de l’homme et le plus récent qu’il connaissait alors, illustrant l’histoire de l’humanité dans le premier et le dernier style connus jusqu’alors, formant ainsi une grande aventure humaine.
Un voyage épique
Tout au long des 61 chapitres qui forment l’édition complète de La Légende des siècles, le poète contemple le mur des siècles, avec des scènes du passé, du présent et de l’avenir de l’humanité. Certaines sont terribles, d’autres sont sublimes. Victor Hugo montre ce que signifie être humain, plutôt que de faire un résumé analytique de l’histoire de l’homme.
Le voyage commence avec la première série, D’Eve à Jésus, inspirée de la Bible, depuis le péché originel jusqu’à la future rédemption ; Hors des temps, avec quelques histoires bibliques comme celle de Caïn et Abel dans La conscience. La deuxième série suit l’histoire et la mythologie gréco-romaine. Enfin, la dernière série est composée de poèmes psychologiques plutôt que narratifs, où le Moyen Âge et la Renaissance sont illustrés.
Le poème Le Temps présent se concentre sur des événements historiques français plutôt que sur des événements mondiaux, tels que des épisodes de la Révolution et des guerres napoléoniennes, faisant de ce recueil de poèmes une épopée française. Enfin, un des derniers chapitres s’achève sur la promesse d’un avenir radieux au XXe siècle.
C’est un voyage des ténèbres à la lumière, où le style hybride du poète (épique, lyrique et satirique) s’adapte aux différents âges de l’humanité, où le légendaire rencontre la réalité. Victor Hugo utilise souvent des personnages obscurs ou inventés pour symboliser leur âge et leur siècle, afin de montrer qu’il n’y a d’espoir que dans l’avenir.
Ce « grand fil mystérieux du labyrinthe humain » (préface) permet à l’homme de s’élever des ténèbres à la lumière, de passer du mal au bien et de progresser vers la conscience morale. Pour le poète, la lutte entre le bien et le mal au fil des siècles est nécessaire au progrès de l’humanité.
Monument de la littérature française par sa tâche épique, sa structure impressionnante et le talent lyrique de Hugo, La Légende des siècles est souvent considérée comme la seule épopée française depuis La Chanson de Roland (fin du XIIIe siècle). C’est un chef-d’œuvre unique dans l’histoire littéraire qui représente plus que l’histoire de l’humanité.
Il représente l’humanité dans ses émotions contrastées, inspirées par des thèmes typiquement romantiques tels que la souffrance, l’amour, la passion, la nostalgie et la mort. Victor Hugo donne souvent à ses personnages une vision plus sombre pour représenter leur siècle, avec des thèmes récurrents sur la fragilité humaine. Cependant, la lumière finit par l’emporter dans ce combat entre le bien et le mal.
PUISSANCE ÉGALE BONTÉ
Au commencement, Dieu vit un jour dans l’espace
Iblis venir à lui; Dieu dit: -Veux-tu ta grâce ?
-Non, dit le Mal. Alors que me demandes-tu ?
Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle.-
L’Être dit: -J’y consens. Voici, dit le Rebelle:
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t’offrirai;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l’autre apportée et fournie.
Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l’Être avec dédain.
La tête du cheval et les cornes du daim.
Prends.- Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit: -J’aimerais mieux celles de l’antilope.
Va, prends.- Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. -Est-ce fini déjà ?
Non. Te faut-il encor quelque chose ? dit l’Être.
Les yeux de l’éléphant, le cou du taureau, maître.
Prends. Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l’autruche.
Prends.- Ainsi qu’on entend l’abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l’enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu’il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l’Être, Iblis hurla:
-Donne-moi la couleur de l’or.- Dieu dit: -Prends-la.-
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu’on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête;
Il rugissait; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit: -Que te faut-il encor ? Le bond du tigre.
Prends. C’est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
Viens m’aider à souffler,- dit-il à l’ouragan.
L’âtre flambait; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu’une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l’ouragan l’aidait, étant démon lui-même.
L’Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit: -Que veux-tu de plus ?- Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria:
-Le poitrail du lion et les ailes de l’aigle.-
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu’il règle,
A l’ouvrier d’orgueil et de rébellion
L’aile de l’aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
-Quelle hydre fait-il donc ?- demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant.
Le colosse qu’allait enfanter ce géant;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle;
L’Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya; le plafond de l’enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d’Iblis jaillir la sauterelle.
Et l’infirme effrayant, l’être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n’en fut pas honteux,
L’avortement étant l’habitude de l’ombre.
Il sortit à mi-corps de l’éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l’infini: -Maître, à toi maintenant !-
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit: -Tu m’as donné l’éléphant et l’autruche,
Et l’or pour dorer tout; et ce qu’ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l’antilope, et l’aigle et la couleuvre;
C’est mon tour de fournir la matière à ton œuvre;
Voici tout ce que j’ai. Je te le donne. Prends.-
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.
Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encor le ciel bleu;
Et l’Esprit regarda la bête; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille;
Une aube étrange erra sur cette forme vile;
L’affreux ventre devint un globe lumineux;
Et les pattes, changeant en sphères leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba dans l’abîme vermeil;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.
(Préface – D’Ève à Jésus – 1859)
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