« Nous étions abandonnés par Lafarge, il fallait juste que l’usine fonctionne » : Ahmed travaillait sur le site syrien du cimentier français à Jalabiya quand des factions anti-régime ont imposé leur loi, sans que son employeur, selon lui, assure la sécurité du personnel.
Le groupe, qui a fusionné en 2015 avec le suisse Holcim, a versé entre 2011 et 2015 près de 13 millions d’euros à ces factions, dont l’organisation jihadiste État islamique (EI), pour continuer à faire tourner son usine malgré le conflit, selon un rapport interne qu’il a lui-même commandité.
« Lafarge n’en avait rien à faire de nous », insiste Ahmed (le prénom a été modifié à sa demande), un Syrien d’une trentaine d’années, lorsqu’il revient plusieurs années après sur cette période, en témoignant devant quelques journalistes.
Lui a travaillé dans cette usine pendant près de trois ans, jusqu’en 2013. Il raconte les premiers temps sans nuages, où le groupe français est vu comme « un ange » qui va aider les Syriens en leur permettant de travailler.
Puis vient l’ère du désenchantement, quand aller travailler devient de plus en plus compliqué à cause des check-points qui se multiplient et de la pression ressentie au quotidien face aux rebelles armés, sans trouver de soutien du côté de Lafarge.
« A ce moment-là, on a découvert la vraie face noire du capitalisme », explique Ahmed, qui vit désormais dans un pays du Golfe.
Tout démarre au printemps 2012 : un représentant de l’Armée syrienne libre (ASL), rassemblant des opposants au président Bachar al-Assad, arrive à l’usine, où le directeur est absent. Il renonce à s’emparer des véhicules du site mais promet de revenir.
Après, c’est au tour des Kurdes d’offrir leur protection en échange des véhicules. Sans succès mais ils reviennent tout de même plus tard s’en emparer.
« On s’est alors dit que la direction avait laissé faire et qu’elle avait pris le parti des Kurdes », relève Ahmed.
Pendant quelques heures, les Kurdes postent des snipers dans l’usine avant que ceux-ci repartent et ne reviennent plus.
« C’était une manière de dire à tout le monde : ‘Cette usine est protégée par les Kurdes' », décrypte l’ancien employé de Lafarge.
Ambiance tendue
Tout au long de 2012, la situation se tend autour de l’usine : les points de contrôles se multiplient, tenus par des factions armées. En fin d’année, c’est au tour du Front Al-Nosra, alors affilié à Al-Qaïda, de faire son apparition dans la région.
« Chacun avait ses intérêts : les Kurdes voulaient avant tout de l’argent. Pour Al-Nosra, c’était aussi de l’argent mais ils cherchaient également des Alaouites (la minorité dont est issu Bachar al-Assad, ndlr) et des proches du régime pour les capturer », détaille Ahmed.
« Clairement, pour qu’on puisse passer tous les jours et entrer dans l’usine et la faire fonctionner, Lafarge a dû payer tout ce monde », poursuit-il.
Au sein de l’usine, l’ambiance est tendue. Une fois, une conférence vidéo est organisée entre les salariés et le directeur de la cimenterie, Bruno Pescheux, en poste jusqu’en 2014 et mis en examen dans l’enquête.
« Il nous a dit que tout allait s’arranger et qu’on n’avait pas de souci à se faire », se remémore Ahmed.
En réalité, le quotidien devient de plus en plus difficile. Les salariés étrangers, des Égyptiens et des Chinois notamment, commencent à partir de l’usine.
Pour ses employés syriens, Lafarge décide qu’ils doivent tous résider, par mesure de sécurité, dans la ville de Mumbij, non loin de l’usine, à partir de l’été 2012. Mais rien n’est prévu en cas d’attaque : « On n’avait aucun plan d’évacuation d’urgence », déclare-t-il.
Ahmed quitte le groupe en 2013, alors que l’EI voit son influence grandir en Syrie. L’usine fonctionnera jusqu’en septembre 2014, lorsque des membres de l’EI en prennent le contrôle.
Dans ce dossier, plusieurs anciens dirigeants de Lafarge, dont le PDG de 2007 à 2015 Bruno Lafont, ont été mis en examen, notamment pour « financement d’une entreprise terroriste ».
Onze anciens employés syriens, représentés par l’ONG Sherpa, ont porté plainte contre Lafarge.
I.M. avec AFP
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