Le passage de la loi sur la réforme des retraites devant le Conseil Constitutionnel (CC) a suscité autant de vives attentes que de vives inquiétudes, soulevant des interrogations sur la nature de la décision rendue vendredi 14 avril.
D’une part, des spécialistes de droit constitutionnel avaient longuement débattu sur les motifs qui pouvaient conduire, ou pas, à déclarer une non-conformité partielle ou totale à la constitution, car il y a toujours une part d’interprétation du droit.
D’autre part, on avait surtout beaucoup commenté ces derniers temps la composition même ce conseil dont les membres sont davantage des politiques que des juristes, et qu’on soupçonne de pouvoir rendre des décisions de conformité plus politiques que juridiques.
Finalement, le Conseil aura décidé de valider largement le texte de la réforme des retraites, tout en rejetant la proposition d’un référendum d’initiative partagé (RIP). Une deuxième demande pour un RIP a été déposée.
Les interrogations sur le CC persistent et une façon d’y répondre est d’examiner des décisions qu’il a déjà rendues. Le domaine des langues dites régionales de France (LdRF) est éclairant sur ce point.
Une construction régulière d’une jurisprudence
Le CC a été amené depuis les années 1990 à se prononcer plusieurs fois sur la constitutionnalité de dispositions portant sur les LdRF, notamment sur:
– les statuts particuliers de la Corse (1991) et de la Polynésie (1996) qui généralisent l’offre d’enseignement du corse et du tahitien,
– le projet de ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires (1999),
– l’interprétation de l’article 75-1 de la Constitution (2011)[5] ajouté en 2008 dans le titre XII portant sur les collectivités territoriales : «Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France»,
– la loi «Molac» «relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion» (2021).
Ces saisines et décisions sont principalement fondées sur l’alinéa ajouté en 1992 à l’article 2 de la Constitution de 1958 : «La langue de la République est le français», mais aussi sur l’article 1 de la Constitution : «La France est une République indivisible».
L’argumentation pour toutes ces questions met en avant «le principe d’égalité», le refus d’un «droit spécifique» à utiliser une langue autre que le français, autrement dit d’un «droit ou liberté opposable par les particuliers et les collectivités».
En découle que «l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. Les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français». Le tout est inscrit sous les «principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français».
En conséquence, le CC va systématiquement censurer les textes reconnaissant des droits aux locuteurs et locutrices d’autres langues que le français, notamment et y compris les langues pourtant dites «de France».
Une argumentation mal fondée qui outrepasse le texte constitutionnel
Le CC pose comme principe fondamental une unicité du peuple français, qui, dans ce contexte et dans son potentiel sémantique, est opposé à pluralité. Or cette unicité n’est pas prévue dans la Constitution, où n’est même pas mentionnée la notion d’unité. Il va ainsi bien au-delà du texte constitutionnel qu’il est supposé interpréter, pour imposer un principe d’unicité linguistique opposé à la reconnaissance d’une pluralité linguistique.
Le CC va jusqu’à affirmer en 1999 que «Les dispositions combinées de la Charte confèrent des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires» alors que la Charte ne confère aucun droit collectif à aucun groupe et uniquement des droits individuels dans les rapports avec la justice pour garantir l’équité de traitement des justiciables.
Le CC considère que ne reconnaitre que le droit à s’exprimer en français garantit l’égalité des personnes. Ce postulat ne tient pas face à la réalité sociolinguistique de la France.
Il crée, à l’inverse, une inégalité de droits et de fait entre, d’une part, les personnes dont le français est la langue première (maternelle, principale, historique) qui bénéficient de tous leurs droits dans leur langue première et, d’autre part, les personnes dont la langue première est autre et qui n’ont aucun droit dans leur langue première.
Ces personnes sont nombreuses en France et, en l’occurrence, de nationalité française parlant une LdRF : plus de 80% de la population dans les outre-mer, autour de 10% en moyenne dans les régions concernées de France dite métropolitaine, avec des pics entre 25 et 50% dans certaines zones basques, corses, alsaciennes, bretonnes ou occitanes [9].
Une ignorance des traités internationaux ratifiés par la France
Le CC ne mentionne pas et ne prend jamais en compte les traités internationaux contraignants, pourtant déjà ratifiés par le France, qui garantissent des droits linguistiques fondamentaux et interdisent les discriminations à prétexte linguistique. Il s’agit notamment de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, ratifié par la France en 1980) ; des articles 2.1 et 29.1 de la Convention relative aux Droits de l’Enfant (ONU ratifiés par la France en 1990) ; de l’article 14 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (Conseil de l’Europe, ratifiée intégralement par la France en 1974) ; des articles 21 et 22 de la Charte Européenne des Droits Fondamentaux (Union européenne, devenue contraignante pour tous les états les membres de l’UE en 2007).
D’après l’Assemblée nationale et le Conseil d’État, les traités internationaux ont pourtant une valeur supérieure à celle d’une loi française.
Une méconnaissance des textes légaux déjà en vigueur
Ces décisions du CC sont aussi en contradictions avec diverses lois françaises, dont la constitutionnalité n’a pas été contestée. Ainsi, en 2016 à l’occasion du vote de la loi «Pour une justice du XXIe siècle» portant notamment adaptation du droit français au droit européen, l’article 225 du code pénal, qui interdit les discriminations, a été modifié par cet ajout :
«Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques [ou morales] sur le fondement […] de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français».
Le code du travail (art. L-1132-1 et L-1321-6), le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (art. L-526-1 t L-723-6) et le Code de procédure pénale (art. L-803-5 et D-594) comprennent différents articles qui donnent la possibilité ou l’obligation de fournir des documents aux personnes non ou peu francophones «dans une langue qu’elles comprennent» et le droit de s’exprimer dans leur langue. Ce droit a été récemment appliqué pour un prévenu réunionnais s’exprimant uniquement en créole.
Des décisions qui relèvent d’un dogme national
Le CC met ainsi en œuvre une conception politique orientée de la France, qu’on peut résumer comme un projet d’assimilation exclusive à l’une des communautés linguistiques de France, où les personnes qui parlent des LdRL, y compris comme langue première ou unique, sont privées de droits.
Cette idéologie linguistique est bien connue et étudiée.
Elle est bien résumée par le sociolinguiste Pierre Encrevé:
«l’idéologie linguistique française (ILF) […] instaurait le culte de la langue française (orale et écrite) en religion d’État ; d’où il suivait que le citoyen devait non seulement parler français mais ne parler que français en France. […] On peut caractériser l’ILF en quelques phrases : s’il y a des droits linguistiques, ce ne peuvent être que les droits exclusifs de la langue française ; laquelle, figure par excellence de l’identité unitaire de la nation, a tous les droits».
Dans un entretien avec le journaliste Michel Feltin-Palas, un ancien secrétaire général du CC, qui avait en charge la préparation des décisions du CC sur ce sujet de 1997 à 2007, reconnaît l’ampleur de son ignorance, de ses préjugés et la force de ses orientations idéologiques sur les LDRL.
Les décisions du CC concernant les LDRF ont ainsi fait l’objet de critiques sévères pour leurs errements idéologiques, tant de la part d’observateurs, de travaux de sociolinguistes ici ou là, que de juristes.
Il n’est pas impossible que des décisions plus politiques que juridiques soient à nouveau prises pour d’autres sujets. Mais rien n’est sûr, puisque ce n’est pas qu’une affaire de droit constitutionnel.
Article écrit par Philippe Blanchet, Chair professor, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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