Chacun se fait sa propre idée du hasard. Le dictionnaire le définit comme la cause d’événements fortuits ou inexplicables. Il se révèle souvent sous forme de coïncidences improbables, il engendre des événements imprédictibles qui semblent se libérer des lois.
Mais alors que dire d’une éclipse de Soleil ? Le phénomène est longtemps resté un événement aléatoire supposé maléfique. Puis les lois de la mécanique céleste ont permis de calculer exactement de telles occurrences. Ainsi, ce qui était hasard s’est soumis à une loi, et ce qu’on comprend ne relève plus du hasard. La chute d’une tuile tombant sur ma tête sous l’effet du vent répond à la même problématique, et si je ne peux l’éviter, c’est parce que l’événement met en jeu trop de paramètres corrélés. Le macrocosme reste déterministe et donc prédictible, mais le hasard découle de l’enchevêtrement des phénomènes, et les ordinateurs les plus puissants ne sont pas capables de tout modéliser.
Mais il existe un autre hasard qui demeurera définitivement aléatoire, celui découlant de la mécanique quantique. Un électron traverse le trou d’une paroi, il émerge en un point d’un écran situé au-delà. Un second électron strictement identique aboutira en un point différent : on est incapable de prédire où l’électron sera détecté, sa trajectoire répond au pur hasard. Pourtant, une loi contraint cette incertitude quantique. On ne sait prédire le parcours d’un électron, mais on sait calculer la répartition d’une population.
La nature à l’échelle de l’infiniment petit n’est plus strictement déterministe, elle devient probabiliste. C’est ce qui fit dire à Einstein : « Je ne peux croire en un Dieu qui joue aux dés avec le monde. »
Hasard, quand tu nous tiens
Depuis longtemps je me suis interrogé sur la capricieuse nature du hasard quotidien, parfois si serviable et parfois si contrariant. Mon ami Youcef, croyant convaincu, affirme que le hasard n’existe pas, Dieu décide de tout. Alors j’ai voulu tester le hasard au crible d’une analyse objective, choisissant une de ses formes emblématiques : la chance.
Peut-on étudier de manière rationnelle quelque chose qui ne l’est guère ? Je marche beaucoup et suis observateur, assez souvent je trouve de l’argent au cours de mes promenades. Ceci constitue un signe de pur hasard, vraiment imprévisible.
Rechercher si une loi existe, voilà un test expérimental clair d’apparition de la chance. Encore faut-il définir une méthode et sélectionner un échantillon. Or je connais les règles d’une analyse statistique simple et efficace, et depuis des lustres je note scrupuleusement les faits dominants de mon histoire personnelle. Ainsi, piocher dans mes vieux agendas restituera l’information.
Relire la litanie de 32 années de jours disparus alourdit le moral, mais le pèlerinage tint ses promesses et sur 11 700 jours examinés, 350 se révélèrent chanceux. Une prise tous les deux mois, c’est suffisant pour poursuivre. Bien sûr, parfois six mois se passent sans découverte, en revanche la chance peut frapper deux jours de suite. Le hasard n’en fait qu’à sa tête, c’est bien connu.
J’ai d’abord tenté de corréler les jours fastes avec les paramètres communément prônés par les horoscopes. Jouer avec le feu provoque toujours sa montée d’adrénaline. On touche au surnaturel, on frise la superstition, mais il ne s’agit pas d’elle qui échafaude des stratégies pour aborder l’avenir avec confiance ; ici, on ne fait qu’une analyse a posteriori cherchant à classifier des faits déjà vécus.
Alors quel message ? J’ai affiché les dates sélectionnées en regard des signes du zodiaque, j’en ai extrait le jour et le nombre. Point après point, les données se sont accumulées dans les histogrammes. Parfois, une fluctuation excessive palpitait, vite lissée par un nouveau point. Au final, le résultat ne révéla aucune corrélation avec le jour, le mois ou le nombre. Des maxima et minima subsistèrent, en accord avec le maniement de nombres finalement peu élevés, mais au bout du compte, je pus me convaincre que l’horoscope est une ânerie.
L’enquête se poursuit
Après ce décevant résultat, je croyais avoir épuisé l’étude. Pourtant, l’idée me vint de vérifier la vague impression qu’il existait des corrélations à l’intérieur même de mon jeu de dates. J’eus la curiosité d’extraire la distribution des intervalles qui séparent deux pioches heureuses successives.
Et là, ô surprise, le résultat est loin d’être anodin, il présente une structure évidente, il suit une loi : la courbe décroît exponentiellement, à l’image d’un échantillon radioactif qui se désintègre au cours du temps (fig). Le résultat était prévisible, il est difficile d’en imaginer un autre et il s’applique ailleurs comme le remarqua Blaise Pascal (distribution de Pascal pour des entiers).
<image id=“229246” align=“centre” caption=“en X le nombre de jours entre deux prises : 1 signifie que deux jours de suite ont été chanceux, 2 il a fallu attendre 2 jours… 30, un mois entier sans prise
et en Y les occurrences : pour X=1 une trentaine de fois en 35 ans.”/>
Mais ceci prouve qu’une loi s’applique, même le hasard de la chance individuelle est contraint par une formule mathématique. Tout comme pour les électrons qui se répartissent sur une figure connue de diffraction, les jours de chance suivent une courbe de probabilité définie.
Quand on y réfléchit, le résultat s’avère très dérangeant. La nature de l’électron hésite entre les états d’onde et de corpuscule, de même, il existe une espèce de mémoire de la fortune, comme si chacun vivait sous un régime de liberté surveillée où le hasard est statistiquement prédictible.
Il restait à tester l’affirmation de mon ami monothéiste en introduisant un nouveau paramètre lié à Dieu. Lors d’une promenade, une sérieuse objection se présenta. Classiquement, Dieu règne au-dessus des contingences du monde, les circonstances locales sont hors jeu. Pourtant, j’avais la preuve que mes prises variaient significativement entre un lieu et un autre. Je marche surtout à Paris mais aussi dans la petite ville de V.. Or, rapportée aux kilomètres parcourus, la moisson s’avère plus favorable en V., les habitants y étant plus distraits ou le nettoyage moins systématique. Ceci contredit l’idée d’une chance reposant sur l’unique rapport à la divinité. J’en étais à ce point de ma réflexion, satisfait de ma conclusion objective, quand je m’arrêtais sidéré : à mes pieds gisait un fort billet.
Ce ne fut pas l’illumination sur le chemin de Damas avec éclairs trouant les nuées. Mais ce fut un choc qui s’extériorisa par des battements de cœur accélérés, des frémissements joyeux et des hosannas exaltés. Au moment où je prouvais que Dieu n’avait rien à voir avec ma chance, je recevais un cinglant démenti ; le surnaturel faisait son coming-out. Décidément, Dieu est un grand humoriste.
L’allégresse ressentie me rappela les moments magiques vécus par Proust, eux aussi fruit de coïncidences improbables, quand la mémoire involontaire fait communiquer des événements disjoints temporellement. La saveur de la madeleine imbibée de thé lui rappelle Combray, et en vivant cette réalité affranchie du temps, Proust ressent une exaltation, un sentiment de plénitude. L’indicible mécanique quantique n’est pas très éloignée. Cette expérience résonne avec Simone Weil qui écrivit : « L’homme n’échappe aux lois de ce monde que la durée d’un éclair… C’est par ces instants qu’il est capable de surnaturel. »
J’avais vécu l’exceptionnel enchaînement d’une suite invraisemblable de coïncidences, une prise très favorable se réalisait quand ma pensée tournait autour du problème. Pourtant, la conclusion logique tenait encore : Dieu ne s’immisce pas dans la réalité matérielle. Influence-t-il donc ma pensée ! Mais alors une inspiration aurait bridé ma liberté ? Les dés seraient pipés ? Mais je me rassérénais en décrétant que l’inspiration n’est pas un don gratuit ; E=mc2 ne vient pas à l’esprit par hasard, la formule découle d’une réflexion tenace et demande une pensée libre pour l’accueillir. Dieu est non seulement un grand humoriste, il est aussi très subtil, ce qu’un jour Einstein lui-même concéda !
En guise de moralité
Il y a un niveau de réalité ouvert à notre intelligence, c’est celui où règne la physique classique qui gère les événements naissant à notre échelle et dont on prend connaissance par les cinq sens. À ce stade, pour suivre Occam et son souci de parcimonie, on peut substituer à l’intervention d’un Dieu les seules lois scientifiques.
C’est le niveau où nous sommes menés par nos instincts, nos habitudes, par tout ce qui nous rend prédictibles. En pratique, notre pensée y est presque exclusivement confinée, elle qui affronte les soucis quotidiens dans des occupations obligatoires. Mais il y a un autre niveau de réalité, celui dont le hasard apparent serait la marque. La mécanique quantique en donne le prototype, elle qui prédit des possibles au-delà de l’espace-temps. Parfois notre pensée explore cette mystérieuse supraréalité ; c’est là que jaillissent les amorces de création artistique, d’intuition scientifique et jusqu’aux émotions.
Qu’il y ait une réalité au-delà de celle appréhendée par la seule intelligence ne devrait pas nous choquer. Le monde n’est pas entièrement rationnel, n’en déplaise à Einstein. La science elle-même indique aujourd’hui des domaines qui s’affranchissent d’ores et déjà de la vérification expérimentale. Certaines spéculations demanderaient un inconcevable accélérateur de la taille de la galaxie pour être départagées. La connaissance complète semble hors de notre portée. Or ce qui n’est pas vérifiable par l’expérience relève, par définition même, de la métaphysique. D’ailleurs si notre intelligence était exactement configurée à la mesure de la somme totale des mystères de l’Univers, cela impliquerait une sorte de principe anthropique assez peu crédible.
Alors le hasard existe-t-il ? En mécanique quantique certainement, mais c’est un hasard bridé par des lois de probabilités. Devant le hasard de la complexité, nous nous croyons libres, mais là encore nous vivons en liberté surveillée sous la tutelle des mathématiques.
Francois Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Diderot – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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