Parmi l’influence technologique dans les politiques internationales, et plus particulièrement dans les régimes dictatoriaux, il est impératif d’admettre que la responsabilité politique des entreprises technologiques est devenue de plus en plus importante.
Depuis quelques années, les conséquences du non-respect des pratiques éthiques soulignent le besoin urgent de mettre l’accent sur la conduite responsable de ces entreprises. La manipulation des informations en ligne, le détournement de données, la restriction d’accès à internet et la surveillance opérationnelle sont quelques exemples de l’utilisation des technologies par les états à des fins malveillantes. Alors que la technologie a été jadis estimée comme un symbole de résistance et de libération, les régimes non libéraux l’utilisent aujourd’hui pour produire des formes variées d’emprisonnement digital qui s’étendent jusqu’au monde réel. Comment être sûr que la Big Tech contribue à des pratiques démocratiques plutôt qu’à une oppression politique ?
Pourquoi les entreprises doivent avoir une responsabilité politique ?
Les législations ne peuvent pas suivre la cadence dans un secteur aussi innovant que la technologie, dont le renouvellement est incessant. Souvent, les utilisateurs ou les fabricants n’envisagent pas les conséquences négatives d’une nouvelle technologie jusqu’à ce qu’ils l’utilisent, et l’industrie se retrouve en conséquence face à des dommages et à sa propre responsabilité en expansion.
Ces dernières années, les entreprises du Big Tech ont plus souvent fait les gros titres pour des événements politiques que pour des événements industriels. Tout d’abord, les révélations sur la collecte de données d’utilisateurs par Cambridge Analytica ainsi que l’interférence qui en a résulté dans les élections présidentielles américaines de 2016, ont attiré l’attention du public sur les problèmes liés à la collecte incontrôlée de données. Cependant, même si ces problèmes ont été signalés, les sites de réseaux sociaux ne parviennent pas à supprimer les informations erronées ou à prendre des mesures en cas d’incidents violents. D’autres débats publics ont mis en cause les fournisseurs de médias sociaux pour avoir négligé l’impact des flux algorithmiques sur les adolescents et les jeunes adultes, contribuant ainsi à l’épidémie de santé mentale qui sévit dans le monde. Les entreprises technologiques sont directement impliquées dans la politique internationale, comme au Myanmar, où Facebook est devenu le synonyme d’internet et finalement une plateforme clé pour alimenter la haine et inciter au génocide. Il y a aussi le cas de Pegasus, un logiciel de surveillance élaboré par le groupe NSO basé en Israël, qui a été utilisé pour espionner des militants politiques dans le monde entier.
Les activistes numériques de Global Voices Advox font état de l’utilisation croissante de la technologie numérique pour faire progresser les régimes autoritaires dans le monde entier, en se concentrant notamment sur des questions telles que la surveillance, la désinformation et l’accès à l’internet dans différents contextes. Les autocrates utilisent toute la gamme technologique numérique disponible. En Russie, où l’intérêt de l’État est d’exclure les opinions de l’opposition de l’environnement de l’information, l’accent est mis sur la désinformation et la censure. La Tanzanie et le Soudan sont connus pour leurs fermetures d’Internet, tandis qu’en Turquie et au Maroc, les cas de surveillance numérique publique sont devenus plus courants.
En même temps, le secteur technologique ne joue pas nécessairement que du côté obscur. SpaceX d’Elon Musk a continué à soutenir Starlink et à fournir un accès internet en Ukraine après que l’invasion russe ait perturbé les services. Pourtant, son récent achat de Twitter a suscité de multiples controverses, renforçant encore l’économie de l’intérêt des médias sociaux, qui conduit à la fragmentation, à la polarisation et au déclin de la sphère publique. Il est impossible de séparer les entreprises technologiques de la politique, et leur rôle tend à susciter la controverse.
Bonne pomme, pomme pourrie
Si vous lisez ce texte depuis votre MacBook ou votre iPhone, vous avez probablement remarqué une différence en naviguant dans un nouvel espace d’information dont la publicité ciblée est moindre. En février 2022, Apple a introduit ses nouvelles fonctions de confidentialité permettant aux utilisateurs d’activer ou de bloquer le traçage des données personnelles à partir des applications installées sur les appareils de l’entreprise, une innovation aux conséquences politiques, sociales et économiques considérables.
Il est essentiel de comprendre la décision commerciale qui sous-tend le débat actuel sur l’éthique et la réglementation en matière de données personnelles. La protection des données personnelles des utilisateurs d’Apple signifie qu’ils ne seront pas ciblés par des publicités personnalisées et que leurs données ne seront pas utilisées pour prédire le comportement des consommateurs, ce qui permet de respecter le droit à la vie privée des utilisateurs (l’une des catégories centrales des responsabilités morales des fournisseurs de services en ligne et, par essence, un droit de l’homme). Cette garantie du droit attire les consommateurs vers les produits Apple.
En même temps, cette décision architecturale a causé une grande détresse sur le marché, puisque les prix des actions de Meta et d’autres entreprises de médias sociaux ont plongé ce jour-là. L’introduction d’une option de retrait, en particulier pour la collecte de données personnelles, signifie une diminution des recettes publicitaires potentielles, car la restriction en matière de collecte empêche le développement de publicités personnalisées.
Apple a pris une décision au niveau politique, une étape importante dans la discussion concernant les questions de réglementation de la vie privée des utilisateurs. En effet, il s’agit d’un sujet de préoccupation gouvernementale à l’intersection de l’éthique de l’information et des affaires, du droit et de la politique. Cette affaire illustre le pouvoir d’une entreprise qui peut non seulement changer la donne dans le débat sur la réglementation des technologies, mais aussi provoquer un choc dans le secteur, en poussant d’autres entreprises à modifier leurs modèles commerciaux et à remettre en question la dynamique des grandes entreprises technologiques.
Que représente cette décision pour Apple ? Une prise de position éthique signalant sa responsabilité politique ? L’acte d’une excellente entreprise citoyenne qui innove pour faire respecter les droits de ses clients en matière de protection de la vie privée ? Ou s’agit-il d’une opération de marketing visant à stimuler les ventes de ses produits en s’engageant dans une activité non marchande ? Quelle que soit la motivation, nous avons assisté à un changement politique au niveau international de la part d’une entreprise technologique, puisque les produits Apple sont demandés et vendus dans le monde entier.
En même temps, l’entreprise s’engage dans d’autres activités qui peuvent être considérées comme controversées. À l’instar d’autres grandes entreprises technologiques, Apple a augmenté ses dépenses de lobbying en 2022, car les entreprises sont confrontées à une pression accrue de la part des législateurs qui s’inquiètent des lois antitrust et cherchent à limiter le pouvoir des géants de la technologie. Parallèlement, en dehors du climat politique de la démocratie libérale, Apple est confrontée à des décisions qui remettent en cause sa position politique. En 2021, l’entreprise a confirmé qu’elle stockait toutes les données personnelles des utilisateurs chinois dans des centres de données basés en Chine. La Chine est connue pour utiliser la surveillance comme outil de poursuite politique. Bien qu’Apple affirme maintenir un haut niveau de sécurité, des sources journalistiques rapportent que l’entreprise a remis les clés au gouvernement. La même année, Apple a supprimé une application de vote intelligent, l’un des outils développés par l’opposition en Russie pour déjouer les fraudes électorales. Dans les deux cas, la décision de l’entreprise a eu des conséquences politiques graves et directes, tout comme la décision de bloquer le traçage des données personnelles sur ses appareils. La seule différence réside dans le type de pression exercée sur une entreprise par le système politique dans lequel elle opère.
Où se trouvent les limites de la responsabilité politique des grandes entreprises technologiques ?
En 2022, le monde a assisté à une expansion globale des régimes autoritaires, affectant les pays émergents et les démocraties établies. Selon le rapport de Freedom House en 2022, seuls 20% de la population mondiale vit dans un pays libre, tandis que les 80% restants se répartissent équitablement entre un monde partiellement libre et un monde non libre. Le monde devient de plus en plus autoritaire, et le régime politique d’une démocratie libérale est aujourd’hui l’exception plutôt que la règle.
Principales productrices de technologies innovantes, ces entreprises sont souvent gênées par les différentes autocraties. Le rôle de l’État définit les attentes potentielles des entreprises, et leurs relations. Dans les autocraties, les autorités de l’État répriment la participation politique, la délibération publique, et interviennent dans l’économie politique de modelage des entreprises. L’État prévaut, exerce un contrôle plus direct sur la firme en cas de besoin ; cette interférence dans la vie économique est ordinaire et imprévisible. Les autocrates sont connus pour leur censure, leur propagande, et leurs interventions dans les systèmes électoraux tous mis en œuvre par des technologies fournies par les entreprises.
L’un des exemples les plus courants pourrait être la situation dans laquelle une organisation commerciale doit obéir à la loi d’un État autoritaire pour maintenir sa légitimité politique, alors que la loi elle-même peut saper la légitimité morale de l’entreprise. Le cas d’Apple en Chine en est un exemple. Toutefois, les conséquences peuvent être différentes pour les entreprises d’autres pays. Par exemple, Verizon (la filiale qui a racheté Yahoo! en 2017) a été poursuivie en justice pour avoir transmis au gouvernement chinois des données qui ont conduit à des poursuites politiques, et à la torture de dissidents. Dans les régimes autoritaires, la législation est souvent conçue pour définir les exigences et les processus spécifiques permettant aux agences gouvernementales d’obtenir l’accès aux données personnelles, y compris à des fins de surveillance. Même si la transmission de données sur demande (l’assignation à comparaître est également courante dans les régimes démocratiques), la différence réside dans la manière dont ces données sont utilisées par la suite, et de se demander s’il existe des raisons de les équilibrer avec d’autres procédures institutionnelles.
L’élaboration de la responsabilité politique des grandes entreprises technologiques
Alors que l’intersection technologique et politique continue à se développer, il devient impératif pour les innovateurs technologiques de s’attaquer aux implications politiques de leurs nouvelles créations. Ils doivent prendre des mesures proactives pour développer des stratégies de responsabilités politiques solides, tout en naviguant dans des environnements autoritaires et d’autres environnements éthiquement fragiles. La transparence est un moyen d’atteindre ces objectifs.
La pratique des rapports environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), et de la divulgation des questions ESG sont d’excellents exemples dont la transparence obligatoire a conduit à la responsabilité, et peut être adaptée à l’innovation technologique. Par exemple, le fait de révéler ouvertement l’achat d’une certaine technologie limitera la capacité des gouvernements autoritaires à en abuser. En outre, l’intégration de la responsabilité politique dans les portefeuilles d’investissement responsable pourrait représenter une avancée significative dans l’instauration d’un dialogue ouvert sur la technologie, la politique et la société. Cela pourrait se faire en divulguant l’engagement politique direct des entreprises et en ajoutant une transparence supplémentaire sur les contextes dans lesquels les entreprises opèrent.
Cependant, une telle ouverture serait encore plus problématique (et potentiellement impossible) pour les entreprises technologiques qui ont été développées à l’intérieur des frontières, et donc sous la juridiction de régimes autoritaires. L’un des exemples les plus illustratifs est celui de Yandex, une multinationale dont le siège se trouve en Russie. L’entreprise est devenue un acteur technologique majeur, souvent appelé le « Google russe ». Bien qu’elle ait parfois fait des compromis avec le système politique, elle a conservé la réputation d’entreprise la plus libérale du pays tout en affichant une croissance régulière de ses activités.
Toutefois, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, Yandex a dû faire face à des pressions importantes, à des restrictions législatives, à des sanctions internationales et à des critiques de la part du public. Dès les premières semaines de la guerre, YandexNews, visité quotidiennement par 40 millions de personnes, n’a indexé que des articles provenant de médias d’État, amplifiant ainsi les récits de l’« opération spéciale ». Respecter la loi est devenu équivalent à contribuer à une couverture médiatique univoque dominée par l’État russe.
La guerre est devenue l’élément déclencheur le plus important qui a affecté l’entreprise, le prix de l’action de cette entreprise de premier plan ayant perdu plus de 75% de sa valeur. De nombreux employés de l’entreprise, y compris des cadres supérieurs, ont démissionné ou quitté le pays en signe de protestation contre la guerre menée par la Russie. Des sanctions personnelles ont été prises à l’encontre du PDG et du fondateur de l’entreprise. Sous la pression, l’entreprise a vendu ses actifs médiatiques à une holding loyale à l’État. En décembre, le fondateur de l’entreprise a quitté Yandex Russia tout en restant l’actionnaire principal.
De tels scénarios créent un terrain de controverse pour les entreprises qui doivent s’accommoder des règles d’un État autoritaire pour poursuivre leurs activités. L’ouvrage d’Albert Hirshman intitulé « Exit, Voice, Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations and States » propose un cadre de trois stratégies pour répondre à la diminution perçue des performances d’une organisation ou d’un État. En l’utilisant comme guide pour une stratégie organisationnelle, une entreprise technologique confrontée à l’autoritarisme pourrait partir, protester ou se conformer. Toutefois, comme la suppression de la dissidence publique caractérise généralement l’autoritarisme, il ne reste, de manière réaliste, que deux stratégies : rester ou partir.
Néanmoins, ces deux stratégies soulèvent d’autres problèmes éthiques. Alors que l’on a beaucoup parlé des inconvénients de la collaboration avec les autocrates, dans quelle mesure est-il éthique, vis-à-vis des employés et des clients, qu’une entreprise quitte un État en déclin ? En outre, l’entreprise reste avant tout une entreprise génératrice de profits, et très peu de pays dans le monde commercialiseraient un produit pour que les dirigeants de l’entreprise puissent respecter la norme de responsabilité politique. Après tout, nous ne pouvons pas tous vivre en Norvège.
L’influence des entreprises technologiques ne cessant de croître, c’est à la société civile, aux journalistes, aux utilisateurs de technologies et aux organisations de surveillance qu’il incombe de demander des comptes à ces entreprises. Exiger la transparence et collaborer à l’élaboration de nouvelles politiques équitables susceptibles de soutenir les entreprises technologiques dans des contextes difficiles pourrait être un moyen d’aller de l’avant. Entre-temps, il est important d’éduquer le public et de créer des incitations à la consommation de technologies autres que la gratification instantanée. En travaillant ensemble, ces parties prenantes peuvent commencer à façonner un paysage technologique plus éthique, où le bien commun a plus de poids que les intérêts des entreprises.
Cet article a été écrit par Olga Solovyeva, traduit par Pierre-Emmanuel Farret et publié avec l’aimable autorisation de Global Voices.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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