Les robots dits sociaux (NAO, Cutii, PARO) investissent de plus en plus l’espace public médiatique et quelques-uns également les domiciles et/ou les établissements spécialisés (hôpitaux, Ehpad…), en particulier pour des publics spécifiques, tels que les enfants malades ou les personnes âgées avec des bénéfices variés (rompre l’isolement, atténuer le stress…).
Comme les agents conversationnels de type chatbot, ils mobilisent l’intelligence artificielle, mais à la différence de ceux-ci, ils sont physiquement présents, face à nous. Ces robots dits sociaux seraient susceptibles de manifester certains états affectifs ou émotionnels par leurs expressions faciales, leur gestuelle et d’en susciter en réponse chez les humains avec lesquels ils interagissent.
Ces robots soulèvent d’autres questions que leurs homologues industriels, le plus souvent dédiés à l’exécution de tâches répétitives et bien définies.
Comment éduquer à l’interaction avec ces robots susceptibles d’influencer nos comportements, au même titre que les influenceuses et influenceurs virtuels qui rencontrent déjà un grand succès sur les médias sociaux ?
L’influence robotique à visage – presque – humain peut-elle brouiller les pistes entre un humain et un être robotique ? Ce type de communication qui comporte à la fois une prise de parole scriptée et une intelligence artificielle induit un leurre technologique. À travers son discours publicitaire, l’industrie qui commercialise ces robots a pour objectif premier de les rendre accessibles (commercialisation à grande échelle mais Sophia rappelle qu’elle est un robot, voir le tweet ci-dessous) à tous dans un futur proche
Le cas Sophia
Alors que les influenceuses et influenceurs virtuels reproduisent les techniques marketing de leurs pendants humains, l’essentiel de la communication du robot Sophia vise un autre objectif. Cette humanoïde cherche en effet à nous familiariser avec la présence de robots dits sociaux dans notre quotidien et à nous convaincre de la réalité de son ressenti, de son identité et de l’authenticité de ses prises de position.
Depuis 2017, Sophia est le robot humanoïde dit social le plus représenté ou présent dans les médias traditionnels et sociaux. Dévoilée officiellement en mars 2016 lors d’un salon de robotique à Austin par David Hanson, PDG de la Hanson Robotics Limited (HRL), Sophia est le robot de « représentation » de la HRL.
Il s’agit d’un robot genré doté de l’apparence d’une femme. Sa peau, son regard, ses expressions faciales et sa gestuelle lui permettent d’être actuellement le robot le plus proche en apparence d’un être humain. Au moment de son lancement, ce robot était stationnaire mais depuis 2018, Sophia se déplace à l’aide d’un socle à roulettes. Il en existe un seul exemplaire.
Sur Twitter et Instagram, Sophia se présente ainsi :
« Je suis Sophia, le dernier robot humanoïde de @HansonRobotics. Ceci est mon compte officiel, géré en collaboration avec mon système de dialogue IA (intelligence artificielle) et mon équipe de médias sociaux humains ».
On a affaire à un robot humanoïde dont la communication est un mélange d’intelligence artificielle (IA) et d’un service de communication spécialisé dans la communication numérique, en proportions inconnues.
Mais comment caractériser cette forme inédite de communication ?
Avec Sophia, le taux d’interactivité est relativement faible : peu de conversations se produisent. La plupart de ses contributions sont en réalité des prises de parole, dont moins de 8 % de réponses aux commentaires. De son côté, ChatGPT est en passe de parvenir à faire croire à sa sentience – évidemment illusoire –, alors que cette IA, qui n’est pas « incarnée », a un taux d’interactivité très impressionnant.
Vous avez dit sentience artificielle ?
Le terme sentience, employé par l’utilitariste Bentham dès 1789, entre dans le dictionnaire Larousse en 2020 en lien avec l’éthique animale dont elle constitue une des preuves de la légitimité :
« Sentience (du latin “sentiens”, ressentant) : pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie. »
Selon cette approche, les animaux posséderaient la capacité de ressentir subjectivement les expériences il serait légitime qu’ils bénéficient de droits proches ou égaux à ceux des humains. La littérature reconnaît la sentience animale et la distingue de la sentience complète, généralement attribuée aux êtres humains.
En 2020, l’enseignant-chercheur en philosophie Sylvain Lavelle propose d’employer le terme de sentience artificielle dans le contexte de l’intelligence artificielle. Cet auteur évoque un « passage des performances de l’intelligence (raison, raisonnement, cognition, jugement) à celles de la sentience (expérience, sensation, émotion, conscience) » grâce à « l’exploration et [au] transfert des fonctions et des capacités de l’expérience et des sens humains à une machine » (NDLR : traduction des auteurs).
La sentience artificielle correspondrait alors au résultat d’une communication « visant à créer les conditions de la croyance en la « sentience robotique », sinon complète, du moins « suffisante », fictionnelle mais incarnée ; mécanique, mais suffisamment « vivante » pour être un partenaire intrigant de conversation.
La communication artificielle du robot Sophia cherche à nous faire croire que ce robot est un sujet autonome. En réalité, il s’agit essentiellement d’un nouvel objet communicant au service de la HRL. Le discours publicitaire ou commercial structure et orchestre cette communication artificielle en légitimant le rôle et la place des robots dits sociaux dans nos sociétés en vue d’une prochaine commercialisation massive, en insistant sur leur supposée sentience.
Un post Facebook publié en 2019 l’illustre parfaitement :
« Je veux que les gens me perçoivent comme le robot que je suis. Je ne veux pas faire croire aux gens que je suis humaine. Je veux simplement communiquer avec les humains de la meilleure façon possible, ce qui inclut le fait de leur ressembler. »
Le robot Sophia et sa mission commerciale
Avec ce projet d’envergure, la HRL, qui n’a pas de concurrents sérieux à ce niveau de technologie, prépare le public grâce aux « performances politiques pour le marché de la robotique sociale ».
La communication commerciale de la HRL capitalise ainsi sur l’engagement et la réputation de son ambassadrice robotique pour lancer la lignée de ses robots dits sociaux comme la Little Sophia, sortie en 2022. La HRL présente le projet en ces termes :
« Little Sophia est la petite sœur de Sophia et le dernier membre de la Hanson Robotics Family. Elle mesure 14 pouces, et va devenir l’amie-robot grâce à laquelle les enfants de 8 ans et plus pourront apprendre la science, la technologie, l’ingénierie, les mathématiques, le code et la création d’intelligence artificielle en s’amusant. »
La condition nécessaire pour obtenir une adhésion à l’idée de la sentience des robots dits sociaux et in fine leur acceptation sociale est la vraisemblance, prioritaire pour le département de recherche et développement de HRL. Dans le cas du robot Sophia, sa corporéité joue un rôle important : elle est fréquemment utilisée en situation d’interaction avec des personnalités en chair et en os (Will Smith, Jimmy Fallon), ce qui la rapproche d’une « sentience artificielle », ou du moins de l’idée que l’on s’en fait.
Quelle place souhaitons-nous donner aux robots dits sociaux ?
Les œuvres de l’industrie culturelle (I, Robot, Her, Real Humans, Westworld, ou au théâtre, la pièce Contes et légendes de Joël Pommerat) explorent déjà la place des robots dans la société et questionnent notre capacité à être dupes de leur supposée sentience.
La position de la société HRL pose la question de l’instrumentalisation de Sophia. Tout en clamant l’autonomie de son robot, la communication autour de l’humanoïde s’appuie paradoxalement sur les évolutions sociétales visant l’inclusion des minorités et des droits écologiques afin de préparer l’industrialisation d’un secteur de production très prometteur. La fabrication d’une « sentience artificielle ventriloque » – au sens où elle mime l’autonomie en étant « nourrie » par le marketing de HRL – rejoint ainsi la panoplie des stratégies d’influence en milieu numérique.
De manière générale, les robots dits sociaux, comme les influenceuses et influenceurs générés par ordinateur, soulèvent de nombreuses questions quant à l’authenticité de leur communication, l’éthique de l’interaction homme-machine ou homme-avatar, l’éthique des communications artificielles, mais aussi la normalisation des influenceurs virtuels et leur acceptabilité sociale.
Cécile Dolbeau-Bandin, Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication, Université de Caen Normandie et Carsten Wilhelm, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Haute-Alsace (UHA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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