La question de « l’intérêt national » de la France est régulièrement invoquée dans les milieux pro-russes pour justifier leur appel à rapprocher la politique française des préférences de Moscou. Par exemple, après un voyage plus que controversé en Crimée en juillet 2015, le député Jacques Myard déclarait qu’il était « urgent que la France retrouve le sens de son intérêt national », évidemment en adoptant des positions proches de la Russie.
François Fillon fait de même, avançant qu’il faut s’allier avec Bachar Al-Assad et Moscou contre l’État islamique, dans notre intérêt. Quant à Marine Le Pen, elle considère que l‘intérêt de la France serait une victoire de Donald Trump, une sortie de l’OTAN et un rapprochement avec la Russie.
Ce discours de l’intérêt national est normal de la part de responsables politiques, personne ne souhaitant être accusée d’agir à l’encontre des intérêts de la France. Mais ces intérêts, quels sont-ils ?
Qu’est-ce que l’intérêt national ?
Le vocable « intérêt national » émerge en Italie, France et Angleterre entre le XVIe et le XVIIe siècle, où il est utilisé comme synonyme d’autres expressions telles que « volonté du Prince », « raison d’État », « volonté générale », « intérêt public » ou « honneur national ». Le vocable n’a alors pas de contenu épistémologique distinct.
Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que « l’intérêt national » devient pour certains analystes un critère permettant d’évaluer les politiques étrangères, et éventuellement de proposer des actions qui seraient – selon eux – plus conformes à l’intérêt national de leur pays. Néanmoins, ce projet bute systématiquement sur la manière d’évaluer « objectivement » l’intérêt national : dépend-il de la géographie (comme le courant déterministe de la géopolitique a voulu le croire), des équilibres militaires, du tissu économique, du « génie national » ou des contingences historiques propres à chaque État ?
C’est bien là le problème : un intérêt national n’est jamais quelque chose d’« objectif », de donné et d’immuable. Au contraire, il découle toujours d’un projet politique, et à ce titre est sujet à des changements et des discussions. En théorie des relations internationales, le courant réaliste reconnaît, par exemple, que l’intérêt national est déterminé par les chefs d’État en fonction de leur appétence pour l’un des éléments du triptyque identifié par Raymond Aron : la puissance, la gloire ou la sécurité. Aron, comme d’autres réalistes classiques tels que Carr ou Morgenthau, écrit ainsi dans Paix et guerre entre les nations :
« Postuler que les mêmes hommes dans des circonstances différentes ou des hommes différents dans les mêmes circonstances prennent des décisions équivalentes ressortit à une étrange philosophie, implique l’une ou l’autre des deux théories suivantes : ou bien la diplomatie serait rigoureusement déterminée par des causes impersonnelles, les acteurs individuels occupant le devant de la scène mais jouant des rôles appris par cœur, ou bien la conduite de l’unité politique devrait être commandée par un « intérêt national », susceptible d’une définition rationnelle, les péripéties des luttes intérieures et les changements de régime ne modifiant pas (ou ne devant pas modifier) cette définition. Chacune de ces philosophies peut être, me semble-t-il, réfutée par les faits. » (p. 283)
Contrairement à la caricature souvent répandue, être « réaliste » en relations internationales n’est donc pas fantasmer un « intérêt national » prédéfini que les bons dirigeants sauraient poursuivre et pas les mauvais, mais reconnaître que ledit « intérêt national » est l’objet d’une construction progressive et reflète donc les préférences normatives d’une communauté politique.
Des contradictions impliquant des choix politiques
Les dirigeants politiques doivent accomplir une multiplicité d’objectifs simultanément : financer les services publics, réduire le chômage, favoriser la croissance, développer la recherche et l’éducation, assurer la sécurité du pays, maintenir sa cohésion sociopolitique, etc. Évidemment, les moyens d’atteindre tous ces objectifs variés sont potentiellement contradictoires entre eux.
Le cas des sanctions contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine est exemplaire. Les moyens d’accomplir deux objectifs différents (sécurité du pays et lutte contre le chômage) se sont révélés en contradiction.
D’un côté, le gouvernement français a estimé que la violation flagrante du droit international que fut l’annexion de la Crimée et le soutien russe aux insurgés à l’est de l’Ukraine étaient une menace pour la stabilité de l’ordre international. Si un État pouvait ainsi violer les accords sur lesquels était fondée la stabilité européenne (mémorandum de Budapest) et entretenir des rébellions près de ses frontières, quel allait être le signal envoyé à de potentielles puissances révisionnistes comme la Chine, tentées de modifier leurs frontières par la force ?
De même, il est apparu dangereux de laisser passer sans réagir le faux argument du « soutien aux minorités en danger », qui aurait pu fournir une légitimation à de potentielles actions de la part de la Russie contre l’Estonie, ou de la part de la Chine en Asie centrale ou en mer de Chine méridionale. Il aurait ainsi été très facile de déployer des agitateurs politiques dans un pays riverain, de prétendre que la minorité (chinoise, russe, etc.) était en danger, et ensuite annexer une région au nom de la protection de cette minorité. Ce phénomène étant potentiellement très déstabilisant pour le système international, le gouvernement français, avec d’autres, a décidé de signaler sa désapprobation en établissant des sanctions et refusant la politique du fait accompli.
Évidemment, ces sanctions sont potentiellement dommageables pour le commerce avec la Russie, et vont donc contre l’objectif de réduction du chômage. La politique étant une affaire de choix, le gouvernement a estimé qu’il était plus important de prévenir une déstabilisation profonde du système international que de garantir les exportations à destination de la Russie. On voit bien que ce choix est fondé sur une préférence politique : il n’y a pas de moyen de mesurer « objectivement » ou de quantifier lequel des objectifs de stabilité du système international ou de sauvegarde de l’emploi est le plus important. Un autre gouvernement aurait pu faire une évaluation différente, basée sur des préférences politiques différentes.
Hiérarchie des priorités
Tout intérêt national est donc fondamentalement construit par une préférence politique, et aucun n’existe « objectivement ». Même la survie de l’État, généralement considérée comme l’intérêt suprême, peut être remise en question : il y a des cas où des États se sont volontairement scindés (comme le montre la partition de la Tchécoslovaquie par exemple), ou ont au contraire fusionné (le Tanganyika et Zanzibar se sont ainsi regroupés en 1964 pour former la Tanzanie ; la République arabe du Yémen et la République démocratique et populaire du Yémen se sont regroupées dans la République yéménite).
C’est pour cela que le discours de rapprochement de la Russie « pour nos intérêts » cache, sous un ton prétendument neutre, un projet politique fondé sur une hiérarchie des priorités différente de celle du gouvernement actuel. Il est tout à fait légitime en démocratie que ce projet puisse s’exprimer, mais il est important de le reconnaître pour ce qu’il est : une préférence politique qui se traduit dans l’identification de priorités et d’intérêts spécifiques. Il n’y a pas d’intérêt « objectif » à se rapprocher de Moscou, il n’y a un intérêt que si l’on considère que le projet politique qui doit animer la France nécessite une convergence avec le projet politique russe actuel.
Ce n’est pas l’intérêt qui dirige la politique, c’est la politique qui définit l’intérêt.
Olivier Schmitt, Associate professor of political science, Center for War Studies, University of Southern Denmark
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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