Ibrahim Yahaya Ibrahim, expert principal pour la région du Sahel à l’International Crisis Group (ICG), analyse pour l’AFP l’évolution du conflit dans le centre du Mali, et nuance l’idée d’un « jihad peul », même si les groupes armés utilisent désormais un discours ethnique pour recruter.
La situation actuelle puise ses sources dans l’insurrection jihadiste venue du nord, en 2012, qui a permis aux groupes armés de proliférer dans la région de Mopti.
Dans les zones où ils se sont installés, les jihadistes ont commis de nombreuses exactions, notamment des assassinats ciblés de chefs communautaires: tous ceux qui étaient considérés comme des informateurs de l’armée, qu’ils soient Bambara, Dogons, Peuls ou autre étaient ciblés.
Certaines communautés accusent les Peuls de soutenir les jihadistes
Mais au fil du temps, certaines communautés ont réagi en accusant les Peuls de soutenir les jihadistes. Ces communautés ont créé des milices d’auto-défense sur une base ethnique pour protéger leurs villages, et ces milices s’en sont pris aux civils peuls, qui ont à leur tour décidé de réagir.
La situation a dégénéré jusqu’à devenir hors de contrôle. Aujourd’hui il y a même des jihadistes qui sont en train de quitter la zone du Macina (leur fief au nord du fleuve Niger) pour se redéployer vers les cercles de Koro-Bankass-Bandiagara (au sud de Mopti, où les affrontements inter-communautaires sont les plus violents, ndlr) parce que les communautés peules leur demandent protection face aux milices dogons.
L’Etat n’a pas été capable de faire des choix qui aurait pu apaiser les tensions inter-communautaires. Il a très mal géré la question du centre. Jusqu’en 2018, par manque de moyens probablement, Bamako a fait le choix d’utiliser sur le terrain certaines milices, comme le groupe dogon Dan Na Ambassagou , notamment comme éclaireurs, et cela a pu envenimer la situation.
160 personnes massacrées dans un village peul, des tensions entre ethnies et un État malien en retrait… On vous explique ce qui se passe actuellement au #Mali. pic.twitter.com/1PLb3tjEXS
— AJ+ français (@ajplusfrancais) March 26, 2019
Les peuls sédentaires, urbanisés, n’ont pas suivi les jihadistes
D’un autre côté, l’armée a multiplié depuis 2015 les opérations de répression et les exactions contre certaines communautés, accentuant les amalgames assimilant les Peuls aux jihadistes. Aucun Peul ne pouvait plus détenir une arme dans un village sans courir le risque d’être arrêté ou tué de manière extra-judiciaire. Les autorités ont essayé de réparer cela par la suite, mais il était déjà trop tard.
Il faut être extrêmement prudent avec cette question de « jihad peul ». D’abord, tous les Peuls ne sont pas jihadistes même s’il y a une prépondérance de Peuls parmi les combattants dans le centre. Les Peuls sédentaires, urbanisés, n’ont pas suivi les jihadistes et ont été eux aussi victimes d’assassinats, accusés de collaborer avec les autorités maliennes.
Ceux qui les ont rejoint sont surtout des nomades: pour la plupart des bergers qui ont accumulé beaucoup de frustrations vis-à-vis de l’Etat et des élites. Mais on ne peut pas parler d’un raz-de-marée: dans un village on peut trouver, tout au plus, une dizaine de jeunes embrigadés, et dans certains, aucun.
Une ambivalente sur la question du recrutement
La position des jihadistes est également ambivalente sur la question du recrutement. Au début, Amadou Koufa (principal chef jihadiste dans le centre, à la tête de la katiba Macina) n’utilisait pas le discours ethnique, il parlait d’une révolte religieuse pour imposer la charia, en invitant toutes les communautés sans distinction à se joindre à lui.
Les choses ont changé depuis l’an dernier, sans doute sous l’impulsion d’Iyad Ag Ghali (leader touareg du Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans, principal allié d’Al-Qaida au Sahel, ndlr), auquel Koufa a prêté allégeance, et qui l’aurait incité à parler aux Peuls d’Afrique de l’Ouest.
L’émergence du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) au nord du Mali en 2012, puis plus tard de la katiba Macina dans le centre, ont permis aux jihadistes, longtemps perçus comme des étrangers, de s’ouvrir à d’autres groupes ethniques, de rallier les communautés ouest-africaines dites « noires » alors qu’il s’agissait jusque-là d’une insurrection dominée par des Touaregs et des Arabes.
Ils voudraient que son jihad s’étende et implique tout le monde.
Le recrutement des Peuls dans le centre a clairement profité aux groupes du Nord-Mali. Iyad Ag Ghali a une vision régionale et veut que son jihad s’étende et implique tout le monde.
Cette stratégie a aussi permis de déplacer l’épicentre du jihad et d’éparpiller les foyers de tensions pour créer davantage de soucis aux forces internationales qui les combattent (mission française Barkhane et G5 Sahel) en les obligeant à se déployer sur des territoires plus vastes.
Du nord du Burkina à l’ouest du Niger en passant par le centre du Mali, les militaires ne peuvent plus se focaliser uniquement sur la zone de Kidal (extrême-nord, ndlr), ce qui octroie un certain répit aux jihadistes du Nord-Mali.
Dans toutes ces zones, on retrouve les même ingrédients que dans le centre du Mali: un Etat faible et une armée impuissante qui commet des exactions, des populations livrées à elles-même, la prolifération de milices villageoises, de groupes jihadistes et du banditisme.
Les Peuls réceptifs aux discours extrémistes sont ceux qui ont voulu conserver un certain mode de vie nomade et qui ne trouvent plus leur place, en décalage avec le système de gouvernance actuel des Etats. Ils expriment avant tout des frustrations liées à la façon dont les transhumances (de leurs troupeaux) évoluent, pas seulement une idéologie religieuse.
Propos recueillis par Célia Lebur
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