Après des nuits d’émeutes, de pillages et d’incendies, les rues de Martinique retrouvent ces derniers jours un calme relatif avec encore des incidents localement. « Aucun incident majeur » à déplorer et une accalmie qui « se confirme », se félicite la préfecture locale. Ces derniers jours, l’île des Antilles vit au rythme d’un couvre-feu nocturne de 21 h 00 à 5 h 00 du matin.
Les difficultés de la Martinique sont diverses et profondes, au-delà du mouvement contre la vie chère qui secoue l’île française des Antilles, elle fait aussi face à des tensions socio-identitaires.
Les békés, des Martiniquais blancs créoles descendants de colons propriétaires d’esclaves, sont accusés d’être à l’origine de la hausse des prix alors que le pays est gangréné par la violence de la drogue et des armes.
Située à près de 7000 kilomètres de Paris, l’île connaît un prix des denrées alimentaires 40 % plus cher que dans l’Hexagone, selon l’Insee. Des problèmes sanitaires attisent aussi les colères, le tout renforçant la défiance à l’égard des autorités.
La crise de la vie chère
Après une « croissance exceptionnelle » à 5,6 % en 2022, captant les « effets de la reprise post-Covid », la Martinique a connu un « ralentissement » en 2023, qui se poursuit en 2024, selon Adrien Boileau, expert à l’Iédom, l’organe de la Banque de France dans les outre-mer.
Plus d’un Martiniquais sur quatre (27 %) vit sous le seuil de pauvreté, près de deux fois le taux de la France métropolitaine (14,4 %), selon des chiffres de 2020.
Dans le même temps, rappelle le sociologue et écrivain André Lucrèce, les fonctionnaires – environ un tiers des salariés – perçoivent une « prime de vie chère », une « majoration de traitement » de 40 % qui entretient un sentiment d’inégalité. Cette prime spéciale vise à compenser des prix alimentaires 40 % plus élevés que dans l’Hexagone.
Des tensions socio-identitaires
« Les békés font la loi », selon une Martiniquaise, qui a du mal à joindre les deux bouts, résume les tensions socio-identitaires que traverse la Martinique.
Sur les sept groupes de la grande distribution, au cœur des critiques du mouvement contre la vie chère, trois des quatre premiers sont détenus par des békés.
En 1635, la France a colonisé la Martinique et a donné des terres aux colons. S’ensuivent plus de deux siècles « d’économie esclavagiste » dans un territoire qui comptait plus de 80 % d’esclaves en 1789, rappelle l’historien Frédéric Régent.
Après l’abolition de 1848, tous les propriétaires ont été dédommagés par l’État, d’environ 400 francs de l’époque par esclave. « Il n’est pas tout à fait exact de dire que tous ceux qui sont riches maintenant en Martinique, békés, tiennent leur richesse de la période esclavagiste », affirme Frédéric Régent. Beaucoup de propriétaires, très endettés, ont utilisé l’indemnité pour payer leurs créanciers.
Selon Frédéric Régent, les phénomènes de reproduction sociale se sont perpétués. « Vous avez d’un côté un ancien esclave devenu libre qui ne possède rien », « de l’autre, vous avez quelqu’un qui a une grande plantation […] qui sait lire, écrire et peut envoyer ses enfants à l’école. »
Une construction identitaire héritée du passé
Cependant pour Frédéric Régent, c’est également une « histoire de construction identitaire » : « Ceux qui s’affirment identitairement comme descendants d’esclaves sont aussi en partie descendants des maîtres » car il y a eu « un métissage absolument considérable ».
Emmanuel De Reynal, chef d’entreprise et écrivain de l’île, reconnaît « un mode de fonctionnement que l’on peut qualifier de communautaire », tout en assurant que le « métissage existe ». Avec d’autres, ils entendent créer des ponts entre communautés au sein de l’association « Tous Créoles ».
Pour lui, qualifier les békés de « profiteurs » au motif de la présence de quelques-uns à la tête de grands groupes, c’est tomber dans un « piège raciste ».
« Quand vous avez un groupe qui, par son mode de vie, se coupe de la population depuis des décennies, tous les fantasmes fleurissent, puisque les gens n’ont pas de lieu de rencontre », estime pour sa part Fred Constant, professeur de Sciences Politiques, évoquant un « très fort ressentiment » de la population à l’égard des békés.
Un sentiment nourri par le scandale de la pollution au chlordécone, pesticide utilisé dans les Antilles pour les bananeraies, dont les propriétaires sont souvent békés. Et ce malgré une connaissance des risques sanitaires.
Le cas épineux des scandales sanitaires
Des problèmes sanitaires renforcent depuis des années la défiance à l’égard de l’État.
C’est le cas du scandale de la pollution au chlordécone, pesticide répandu dans les bananeraies et interdit seulement en 1993 aux Antilles, environ 15 ans après les premières alertes de l’Organisation mondiale de la santé.
En Guadeloupe et Martinique, plus de 90 % de la population adulte est contaminée, selon Santé Publique France, et les Antillais présentent un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.
Autre fléau environnemental qui n’est pas sans conséquences sanitaires : les sargasses, ces algues brunes invasives qui s’échouent sur le littoral Atlantique des Antilles. En pourrissant, elles dégagent du sulfure d’hydrogène, de l’ammoniac et d’autres gaz toxiques pour les populations riveraines.
« On observe une persistance des symptômes d’inflammations, des effets respiratoires mais aussi neurologiques », avait décrit en février le Dr Dabor Résière, toxicologue au CHU de Martinique, lors de la restitution des conclusions d’une étude scientifique intitulée Sargacare.
Le « fléau » des armes à feu
La question des armes à feu en Martinique a rebondi ces dernières semaines à la faveur des violences urbaines qui ont secoué certaines parties de l’île. « On a tiré sur le commissariat, on a tiré sur une voiture de police […]. Nous avons, par miracle, évité un drame absolu », s’est ému le préfet de Martinique fin septembre.
Le « fléau » des armes à feu qui circulent de manière « massive », comme dans le reste des Caraïbes, sur fond de trafic de stupéfiants, inquiète les autorités. Depuis début 2024, le parquet a ouvert 302 procédures impliquant des armes à feu, soit plus d’une affaire par jour. Au 19 septembre, il y avait eu, par exemple, 112 vols à main armée.
« On est un territoire où on a plus de meurtres ici qu’à Mayotte, plus qu’en Seine-Saint-Denis et plus qu’à Marseille », a déclaré Clarisse Taron, la procureure de la République de Fort-de-France, évoquant un « fléau ».
Depuis le début de l’année, sur 19 au total, 12 homicides par armes à feu. Ces dernières sont impliquées dans environ deux tiers des meurtres chaque année, précise la procureure.
La Martinique se classe au 3e rang des régions françaises les plus touchées par les homicides, derrière la Guyane et la Guadeloupe, deux autres départements et régions d’Outre-mer, d’après le service statistiques du ministère de l’Intérieur, sur la période 2021-2023.
« C’est vraiment un truc très, très banalisé », s’inquiète Clarisse Taron. Selon elle, les armes à feu sont très faciles à se procurer dans cette île entre les États-Unis et le Brésil, et la circulation est « massive » sur fond de trafics de stupéfiants.
Une île gangrénée par le trafic de stupéfiants
Les sources s’accordent pour dire que trafics de stupéfiants et d’armes vont de pair en Martinique.
Depuis début 2024, plus de 28 tonnes de drogue – de la cocaïne en quasi-totalité – ont été saisies en mer par les Forces armées aux Antilles, contre 9,7 tonnes en 2023.
Produite en Colombie, la cocaïne transite par le Venezuela avant de passer par la Martinique. Par voie maritime, ce territoire est le premier point d’entrée de la drogue dans l’Union européenne, devant la Guadeloupe.
« Un tiers des meurtres commis en Martinique sont liés à des règlements de comptes » sur fond de trafic de stupéfiants, avait déclaré la procureure de la République de Fort-de-France Clarisse Taron en décembre.
Une baisse démographique
Le sociologue André Lucrèce pointe aussi le « problème démographique » de la Martinique, qui « perd sa jeunesse » diplômée. Elle comptait 31% de moins de 25 ans en 2013. Dix ans plus tard, ces jeunes représentaient 26% de la population, d’après l’Insee.
« Beaucoup de jeunes vont, bien entendu, dans l’Hexagone, mais pas seulement: au Canada, aux États-Unis », avance l’écrivain. Et il s’agit de jeunes « en âge de faire des enfants », complète Adrien Boileau. En cause selon lui: « un manque d’attractivité. »
« C’est vraiment un manque à gagner pour l’économie martiniquaise », poursuit l’économiste. En 2022, la Martinique est devenue la région la plus âgée de France : un tiers de ses résidents ont 60 ans et plus.
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