Certains aiment à répéter que les sanctions à l’encontre de la Russie ne fonctionnent pas, voire sont contre-productives et atteignent d’abord ceux qui les mettent en œuvre, notamment l’Union européenne.
Ils en concluent donc qu’il faut « lever » ces sanctions afin de sauver l’économie européenne et rétablir le dialogue avec la Russie sur des bases saines. Mais y a-t-il une once de réalité dans cette analyse ? Voici ce qui se passe dans le secteur agricole russe.
Le discours « les sanctions ne marchent pas » repose en fait sur une double incompréhension ou manipulation.
Premièrement, les sanctions ne sont pas une bombe qui au moment de son explosion détruirait sa cible, voire les alentours. Au contraire, elles sont plutôt comparables à un poison lent, à effets cumulatifs. Pour mémoire, les premières sanctions contre l’Afrique du Sud furent décidées en 1962 (résolution 1761 de l’assemblée générale de l’ONU[1]), et le régime se rendit seulement en 1989. Les sanctions ont toujours plusieurs objectifs qui doivent être atteints à travers une isolation plus ou moins complète du pays ciblé. En ce qui concerne la Russie, ces objectifs sont assez bien définis, me semble-t-il : réduire tout d’abord sa capacité militaire (tant en ce qui concerne le renouvellement des stocks d’armements que le développement de nouvelles armes), puis son accès aux marchés internationaux (commerciaux et financiers) afin de limiter les possibilités de contourner l’objectif initial. On voit donc bien d’une part qu’il n’existe pas de sanctions « absolues », et d’autre part que l’une des conséquences majeures des sanctions est de forcer les régimes visés à re-paramétrer leurs politiques nationales en fonction des ressources plus limitées désormais à leur disposition : sécurité intérieure, expansion militaire, développement d’infrastructures civiles, pouvoir d’achat de la population, etc.
Deuxièmement, les sanctions ne peuvent être indolores pour ceux qui les mettent en œuvre, puisque les « émetteurs » acceptent de se priver soit de débouchés commerciaux, soit de sources d’approvisionnements, soit des deux. L’exemple des sanctions prises par la Russie (d’ailleurs rarement cité dans les panégyriques de la politique russe) est à cet égard significatif. Lorsqu’en 2014 les autorités russes ont décidé de boycotter des produits alimentaires en provenance des pays de l’Union européenne et de la Norvège, le coût de ces produits sur le marché local a bondi, les sources d’approvisionnement étant réduites et certaines, parfois plus éloignées qu’avant. Le cas du saumon est caricatural : le saumon norvégien étant banni, les importateurs russes en ont fait venir du Chili, de moins bonne qualité, plus cher puisque désormais monopoliste et générant des coûts logistiques nettement plus élevés. Pendant ce temps, les entreprises norvégiennes profitaient des parts de marché ainsi libérées par les Chiliens et enregistraient des profits record. Certains rétorqueront que ces sanctions ont permis le développement du secteur agro-industriel russe ; certes, mais là encore il s’agit d’un choix d’allocation des ressources, puisqu’on estime que les investissements publics (principalement sous formes de subventions, taux d’intérêts subsidiés et exemptions fiscales) depuis 2014 sont supérieurs aux profits cumulés générés par le secteur pendant cette période. Des montants qui auraient pu être alloués à l’effort militaire, bien que depuis presque 20 ans la doctrine de sécurité alimentaire russe soit quasiment intégrée à la stratégie géopolitique du pays.
Voici comment fonctionne le poison lent des sanctions en prenant l’exemple de l’agriculture russe
Grâce aux investissements réalisés depuis plus d’une dizaine d’années avec l’appui de l’État (voir ci-dessus), le secteur agricole russe est l’un des plus modernes et sophistiqués au monde, même si sa productivité réelle laisse à désirer (rendements à l’hectare, marge opérationnelle, etc.), en raison des maux endémiques de la société ; mais, étant donné le faible niveau de développement technologique du pays, cette modernisation s’est effectuée justement grâce aux technologies fournies par les Européens et les Américains.
1. La plupart des leaders du secteur des semences agricoles se sont auto-sanctionnés (« self-sanctioning » en anglais)[2] et ont annoncé dès 2022 cesser leurs opérations en Russie et les contre-sanctions sur les semences ; puis, le gouvernement russe lui-même a décrété un boycott sur les semences importées. Or, la recherche génétique végétale ou animale russe est presque à l’arrêt depuis le milieu des années 80 ; même si la Russie n’autorise pas les semences OGM, une grande partie des cultures étaient issues de plantes hybrides (70% des semis de tournesol par exemple). La réduction des importations signifie donc une baisse des rendements à l’hectare quasi certaine, mais aussi qu’en général, 10% des récoltes devront être retirées du marché pour être utilisées comme semences.
2. Les principaux fournisseurs européens de produits phytosanitaires (insecticides, pesticides, fongicides, etc.) se sont également auto-sanctionnés. Ces décisions vont fortement altérer les rendements de l’agriculture lors des prochaines récoltes (même si certaines formules, désormais dans le domaine public, peuvent être achetées sous forme générique en Chine, comme le glyphosate) et rendront les plantations de céréales, oléagineux, fruits et légumes plus fragiles en cas de crises sanitaires (maladies, invasions d’insectes, etc.).
3. L’effet des sanctions américaines et européennes sur les pièces détachées susceptibles d’avoir un usage mixte (c’est-à-dire aussi bien dans le domaine civil que militaire), ainsi que le retrait de certains fabricants du marché, s’est déjà fait sentir lors de la récolte 2022 où on a pu noter le début de la cannibalisation de certains matériels importés. À terme, cette situation va réduire la capacité de semis et de récolte, aura donc un impact négatif sur les surfaces cultivées, et peut également augmenter les pertes post-récoltes.
4. L’agriculture moderne, dite de haute précision, et donc l’agriculture russe, repose sur les très hautes technologies comme des softwares extrêmement spécifiques et souvent propres à chaque fournisseur de matériel, à l’imagerie satellite, etc. Ces produits et services sont directement soumis aux sanctions internationales, ce qui a trois conséquences immédiates : la hausse des coûts de production, entraînant la baisse des rendements à l’hectare (donc la capacité des acteurs d’investir), et l’obsolescence immédiate d’une grande partie des équipements ultra-modernes acquis ces dernières années. À quoi bon avoir des distributeurs d’engrais très sophistiqués, reliés en temps réel aux satellites pour optimiser, au mètre carré près, la distribution de NPK, si la connexion satellite n’est plus disponible et si les softwares n’ont pas été mis à jour depuis un an ou plus ?
5. Les sanctions internationales auront aussi un impact, dont l’échéance reste à déterminer, en ce qui concerne les assurances. Tous les spécialistes étant européens ou américains, les exploitations russes ne peuvent plus assurer leurs récoltes contre les événements climatiques. En outre, ce type d’assurance repose sur les données satellites. Et les exportations ne peuvent plus être assurées par des assureurs internationaux non plus – ce qui est souvent une obligation contractuelle.
6. Les auto-sanctions des armateurs sur le fret maritime se font bien sûr directement sentir sur l’agriculture russe, d’autant plus que les modes de transport alternatifs sont eux aussi sous sanctions (ferroviaire et routier) ou inexistants (fluvial). Pour mieux comprendre, voici quelques chiffres éclairants :
– le chartering d’un navire de 35.000 tonnes (taille moyenne d’un navire transportant des céréales ou des engrais) coûte de 30% à 50% plus cher par jour que la valeur du marché s’il entre dans un port russe ;
– de manière empirique, j’estime qu’environ 50% des armateurs refusent soit d’entrer dans des ports russes, soit de transporter des produits agricoles russes en raison du risque de sanctions secondaires (c’est-à-dire être accusés d’avoir aidé des individus ou entreprises sanctionnés à contourner lesdites sanctions ou bien d’avoir transporté des produits agricoles ukrainiens détournés par des acteurs militaires ou civils russes) ;
– le fret par container (utilisé par exemple pour les importations de semences, produits phytosanitaires, pièces détachées, etc. ou les exportations d’huile végétale) impliquant la Russie atteint des valeurs stratosphériques dans un environnement de baisse des prix. Les tentatives de contournement (par exemple, organiser une livraison dans un port des pays Baltes au lieu de Saint-Pétersbourg), puis transporter par voie terrestre, verra les gains maritimes (30% à 70% selon les routes utilisées) compensés par l’inflation de ces coûts de transport (3500 € pour un container entre Riga et Saint-Pétersbourg, soit à peine 500 km).
7. Les sanctions énergétiques vont évidemment avoir un impact important sur le secteur agro-industriel. De mon point de vue, les exportations de gaz vers l’Europe, par exemple, subventionnaient la consommation locale, elle-même peu efficiente (les pertes lors de l’acheminement, la distribution et l’usage sont extrêmement élevées). Les élevages russes, en particulier de volailles et de porcs, sont de gros consommateurs d’énergie puisqu’en raison des conditions climatiques les animaux doivent être confinés, dans des environnements chauffés en hiver et ventilés en été. De même, si les prix du gaz naturel venaient à être redéfinis sur le marché intérieur, nul doute que le coût des engrais azotés (nitrates) en subirait le contrecoup immédiat, et que celui-ci serait répercuté de manière disproportionnée sur les consommateurs russes, pour l’instant protégés de la volatilité des cours par un mécanisme assez complexe. Les coûts des carburants, l’un des principaux postes de dépenses des exploitations agricoles, devraient également augmenter fortement à terme, affectant également le transport vers les zones de consommation et les ports d’exportation.
8. Finalement, les sanctions touchant les transactions financières, en particulier celles qui excluent les principales banques du pays du réseau SWIFT, ainsi que les auto-sanctions qui font que bon nombre de banques (y compris les fameuses banques correspondantes américaines, intermédiaires indispensables dans n’importe quelle transaction internationale libellée en dollars) refusent toute opération impliquant une partie russe même non-sanctionnée, vont peser de plus en plus sur toute l’économie russe. Les coûts transactionnels peuvent désormais dépasser 10%, réduisant ainsi la rentabilité des importations et exportations russes ; de plus en plus de juridictions jusqu’ici compréhensives interdisent désormais le ré-export ou refacturation (c’est-à-dire le fait qu’une entreprise locale achète ou vende à des entreprises russes sans que les marchandises n’entrent physiquement sur son territoire ; la dernière en date étant la Serbie à partir du 1er mai) ; l’usage du Yuan dans le commerce international reste pour l’instant fantasmagorique.
Il me semble donc que l’exemple du secteur agricole montre bien le fonctionnement et l’impact des sanctions internationales : aucune d’entre elles n’est indolore pour les États qui décident de les appliquer ; aucune d’entre elles ne crée le chaos de manière immédiate ; mais chacune crée un coût qui à moyen terme réduit la profitabilité des acteurs ; mais appliquées ensemble, même partiellement (le contournement des sanctions est inévitable), elles augmentent les coûts de production, désorganisent le secteur, réduisent la productivité et la rentabilité. De fait, peu à peu, elles affectent à la fois les ressources de l’État russe (baisse des recettes fiscales générées par les entreprises) et leur allocation (subventions nécessaires au maintien des équilibres financiers, allocations aux individus ayant perdu leur emploi, redéfinition de la stratégie de souveraineté alimentaire). Indirectement, elles créent également une répulsion chez certains acteurs internationaux pour qui « le jeu n’en vaut plus la chandelle » : par exemple, malgré la taille des exportations russes de céréales et les investissements réalisés depuis 20 ans, toutes les grandes multinationales de négoce ont annoncé cesser leurs activités de trading à partir de la Russie, tirant une source importante de liquidité et réduisant de fait l’accès direct aux marchés internationaux.
[1] En l’occurrence, toutes les nations occidentales s’opposèrent à la résolution. Ce qui, n’en déplaise à de nombreux maîtres de la géopolitique, montre si besoin en était que le fameux « the West against the rest » est un critère constant des relations internationales et non un schisme apparu en 2022. Cf. par exemple, « La France et le Cameroun d’Ahidjo, 1960-1982 », Stéphane Frappat, CEAN, 1988.
[2] Il s’agit de décisions individuelles prises par les entreprises elles-mêmes de limiter partiellement ou complètement leurs activités en raison des risques (financiers, logistiques, en termes d’image, etc.) supposés en cas de maintien.
Article écrit par Stéphane Frappat. Publié avec l’aimable autorisation de l’IREF.
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