C’était un grand homme d’un mètre quatre-vingt huit et pesant près de 136 kilos. À ce physique imposant, ajoutez son apparence caractéristique en public – pince-nez, capes et grands manteaux, papiers sortant de ses poches, canne et cigare – et vous obtenez un sujet dont les caricaturistes raffolent, et dont ils ont effectivement raffolé.
Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) a produit de la poésie, des romans, des ouvrages historiques, des traités de théologie laïque, des biographies et, surtout, des essais portant sur des sujets allant de la doctrine chrétienne aux affaires contemporaines. Il a diverti les lecteurs avec Les enquêtes du Père Brown (qui ont récemment gagné un nouveau public grâce à une série télévisée), a donné aux chrétiens et aux non-chrétiens des points de réflexion dans des livres tels que Orthodoxy et, près d’un siècle après sa mort, a gagné des amateurs avec ses commentaires sur la société tels que Ce qui ne va pas dans ce Monde et The Outline of Sanity. Chesterton est l’écrivain le plus facile à citer de tous les temps, avec suffisamment d’aphorismes amusants et appréciés pour faire l’objet d’une collection de livres.
Parmi ce formidable blizzard de mots figure son poème épique « La Ballade du cheval blanc », son hommage au roi d’Angleterre Alfred. C’est un mélange d’histoire et de mythe, et son thème principal – les forces de la lumière combattant celles des ténèbres – a trouvé un écho auprès de plusieurs générations de lecteurs.
Quelques repères
Le cheval blanc d’Uffington, dont le poème de Chesterton tire son nom, est sculpté dans une colline de prairie crayeuse dans l’Oxfordshire, en Angleterre. Bien que l’objectif initial du cheval se soit perdu dans la nuit des temps, depuis 3000 ans, les villageois et les agriculteurs locaux s’occupent consciencieusement de cette figure composée de fossés remplis de craie blanche, la désherbant régulièrement et reconstituant la craie. Comme le rapporte Emily Cleaver dans le Smithsonian Magazine, ce pictogramme est « de la taille d’un terrain de football et visible à 30 km à la ronde ». Aujourd’hui encore, les habitants, encadrés par des responsables du National Trust, se réunissent périodiquement pour entretenir à la main ce monument préhistorique.
Le Cheval Blanc traverse la ballade de Chesterton à la fois comme un motif et un thème, symbolisant la nécessité de conserver une foi religieuse pure et fervente et conserver un pays anglais. Le soin et l’entretien apportés au cheval blanc suggèrent que le christianisme et la culture ont besoin de ce même type de soins diligents pour rester en bonne santé.
Et le personnage historique qui inspire et dirige cette entreprise est le héros de la ballade, Alfred (849-899), ou « Alfred le Grand » comme on le surnommera plus tard. Pour ses nombreux accomplissements, ce monarque énergique et sage mérite ce qualificatif. En tant que roi du Wessex, un des royaumes anglo-saxons de l’époque, Alfred a combattu pour défendre son peuple contre les Danois, des envahisseurs marins venus de l’actuel Danemark.
Sur le point de perdre cette guerre en 878, Alfred rassembla ses forces en secret, rencontra les Danois dans une bataille près de l’actuel Edington, et les vainquit. Avec Alfred pour parrain, un roi des Danois, Guthrum, reçoit le sacrement du baptême chrétien. Moins d’une décennie plus tard, Alfred et ses hommes s’emparent de Londres et, à partir de ce moment, la fortune favorise les Anglo-Saxons au détriment des Danois.
Mais Alfred était plus qu’un roi de guerre et de conquête. Il a réorganisé les systèmes administratifs de son gouvernement et s’est fait connaître et admirer pour ses remaniements législatifs, dans lesquels il s’est efforcé de protéger les faibles et les pauvres. Il est encore mieux connu pour son amour du savoir et ses efforts pour alphabétiser son peuple. Il a lui-même appris le latin à l’âge adulte et a traduit plusieurs ouvrages, dont La Consolation de la philosophie de Boèce.
Ce législateur, éducateur et roi guerrier est le héros épique de La Ballade du cheval blanc.
L’histoire telle que racontée par Chesterton
Après une affectueuse dédicace en vers à sa femme – « là où tu es, il y aura de l’honneur et du rire » –, Chesterton nous fait aussitôt découvrir le Cheval Blanc :
« Avant que les dieux ayant forger les dieux
N’aient vu passer leur lever de soleil,
Le Cheval Blanc de la Vallée du Cheval Blanc
fut coupé dans l’herbe ».
Et presque immédiatement, nous rencontrons Alfred, qui a une vision de la Vierge Marie. Elle l’encourage avec des mots comme « Les hommes signés de la croix du Christ/ vont gaiement dans l’obscurité », mais elle ajoute aussi que « Les sages connaissent les choses méchantes/ qui sont écrites sur le ciel ». C’est là aussi son avertissement, qui apparaît ailleurs dans le poème :
« Je ne vous dis rien pour votre confort,
Oui, rien pour votre désir,
Juste que le ciel s’assombrit encore
Et que la mer monte plus haut. »
À la suite de cette rencontre, Alfred commence à rassembler d’autres chefs, des hommes comme Eldred, dont le « cœur grand et fou/restait ouvert comme sa porte », et Mark, « l’homme d’Italie », dont « les yeux dans sa tête étaient forts comme l’acier/et son âme se souvenait de Rome ». Au fur et à mesure que le récit avance, Chesterton raconte l’histoire d’Alfred se déguisant en ménestrel pour entrer dans le camp des Danois et l’histoire plus familière de la vieille paysanne et des gâteaux brûlés. Dans la version que Chesterton donne de cette légende, lorsque le roi inattentif ne tient pas la promesse faite à son hôtesse d’empêcher que quelques petits pains près du feu ne brûlent dans la chaumière de la femme, celle-ci le gifle pour sa négligence, lui donnant ainsi une leçon sur l’importance de prêter attention aux détails et de tenir sa parole.
La bataille d’Ethandune entre les Danois et les hommes du Wessex, que les historiens appellent aujourd’hui Ethandun ou Edington, occupe trois des huit chapitres du poème. En plusieurs scènes d’action, nous assistons à des actes de bravoure des deux côtés, à la mort de plusieurs chefs, et au ralliement et à la victoire finale du Wessex. Comme dans beaucoup d’autres épopées, les chefs, y compris Alfred, prononcent des discours plutôt longs au milieu de la bataille – des mots destinés à inspirer les bras fatigués et les esprits affaiblis de leurs troupes. Certains combats individuels font l’objet d’une attention particulière, comme lorsqu’Ogier des Danois, piégé sous son bouclier par Marc, fait éclater « le bouclier d’airain et de cuir » et porte « un coup mortel au flanc du Romain ».
Dans le dernier chapitre, « L’écurage du cheval », Chesterton termine son épopée par des récits d’Alfred en tant que législateur et des récits de visiteurs venus de pays lointains, ou encore par la prise de Londres par le roi.
Ne jamais dire mourir
Le héros de Chesterton et, d’après ce que nous savons, le véritable roi Alfred ont tous deux fait montre des vertus du code chevaleresque que l’on retrouvera plus tard chez les chevaliers : pitié, valeur, loyauté, générosité, etc. Mais la vertu que l’on remarque le plus est sa persévérance.
Alors que nous accompagnons le roi pendant qu’il se rend dans plusieurs maisons, suppliant leurs maîtres de convoquer leurs hommes et de lever épée et bouclier pour défendre le Wessex, nous découvrons un homme qui refuse d’être vaincu. Ce même homme apparaît aux feux de camp des Danois, déguisé en ménestrel, et sur le champ d’Ethandune, où il crie des encouragements à ses guerriers. À un moment de la bataille, il s’écrie qu’il voit la Vierge avancer avec eux contre l’ennemi :
« La Mère de Dieu passe sur eux,
Marchant sur le vent et la flamme,
Et le nuage de tempête dérive de la ville et du vallon,
Et le cheval blanc piétine dans la vallée du cheval blanc,
Et nous boirons encore tous de la bière chrétienne
dans le village de notre nom. »
Il est conscient des risques et des défis auxquels il est confronté – « le ciel s’assombrit encore / Et la mer monte plus haut » – mais il est un roi d’espoir et de foi, et il va de l’avant.
Un avertissement pour l’avenir
Dans le dernier chapitre, « L’Écurage du Cheval », se remémorant sa victoire, le vieillissant Alfred dit :
« Et même s’ils se dispersent maintenant et s’en vont,
Dans quelque siècle lointain, triste et lent,
Je le vois en vision, et je le sais :
Les païens reviendront.« Ils ne viendront pas avec des navires de guerre,
Ils ne détruiront pas avec des armes,
Mais les livres seront leur nourriture,
Et l’encre sera sur leurs mains. »
Ici c’est clairement Chesterton qui parle, pas Alfred. Le poète poursuit en avertissant qu’il y aura « une mise en ordre de toutes choses avec des mots morts ». Quelques lignes plus loin, il parle de « l’homme fait comme un demi esprit, / qui ne connaît pas son père ». Après ce « signe du feu mourant », Alfred, toujours via Chesterton, ajoute :
« Qu’importe s’ils viennent avec parchemin et plume,
Et grave comme un greffier rasé,
Par ce signe, vous les reconnaîtrez :
Ils détruisent et noircissent. »
En adaptant le langage archaïque à notre ère numérique, voici, semble-t-il, une description de la sombre ruine provoquée par les règlements et les fonctionnaires qui ont « de l’encre sur les mains ». Et à propos de cet homme qui « ne connaît pas son père », Chesterton semble mettre en garde contre une appréciation diminuée du passé et de nos ancêtres.
Une dernière leçon réjouissante
Une bonne raison d’ouvrir La Ballade du cheval blanc est le pur plaisir qu’elle procure. Voici des vers galopants dignes de ce cheval, des vers endiablés qui, lorsqu’ils sont lus à haute voix, font naître un véritable acteur chez les âmes les plus timides et les plus réticentes. Voici la diction, la rime et le mètre qui, lorsqu’ils sont prononcés à haute voix ou dans le silence du cœur, appellent au drame et aux émotions. Même le rythme que l’on trouve dans les versets de tristesse et les avertissements sinistres peut faire battre le sang.
Voici, par exemple, ce que dit Marie lors de sa première apparition à Alfred :
« Les sages connaissent toutes les choses mauvaises
Sous les arbres tordus,
où les pervers se languissent dans le plaisir
Et les hommes sont fatigués du vin vert
Et malades des mers cramoisies. »
Lisez cela à haute voix avec un peu de tonnerre dans votre voix, et vous découvrirez la magie.
Une dernière remarque : vers la conclusion du poème, le roi Alfred dit : « Si nous voulons avoir le cheval d’autrefois, / il faut récurer le cheval à nouveau ». Par cette métaphore, Alfred rappelle à ses auditeurs de prendre soin des trésors du passé : leurs droits et lois anglaises, et leur foi chrétienne.
Si nous appliquons cette même admonition aux objets de notre propre histoire, nous réaliserons alors que nous avons nous aussi le pouvoir, et l’obligation, de faire disparaître la rouille et le ternissement qui attaquent ces objets. Avec la mémoire aimante comme pouvoir nettoyant et l’honneur comme tampon à récurer, nous pouvons restaurer l’or bruni de nos trésors nationaux.
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