Thierry Viéville et Pascal Guitton, du Blog Binaire, ont proposé a l’orthodontiste Dr Masrour Makaremi d’évoquer les progrès effectués dans les domaines de l’intelligence artificielle et des sciences informatiques sur la pratique médicale au cours des décennies à venir. Cet article est publié en collaboration avec le Blog Binaire.
À l’avenir, intelligence artificielle et pratique médicale auront partie liée. Ce constat fait l’objet d’un ample consensus, comme en témoigne par exemple l’investissement de milliards de dollars que les géants du numérique déploient au sein de leurs filiales santé. La précision d’un diagnostic radiologique effectué par un logiciel reposant sur l’apprentissage profond (ou « deep learning », voir par exemple l’article d’Interstices sur ce sujet) se révèle quantitativement supérieure à celle des meilleurs experts en radiologie ; ce qui n’est pas sans rappeler la victoire emportée par le programme AlphaGo sur Lee Sedol, le champion du monde de go.
Notre médecine subordonnée aux algorithmes ?
Cela conduit des personnes comme le docteur Laurent Alexandre à promulguer un courant de pensée qui s’apparente au néo-luddisme prévalant de nos jours parmi le corps médical. Selon ce spécialiste des révolutions technologiques et de leurs enjeux, l’enrichissement incessant des compétences des robots comporte le risque majeur « qu’en 2030 le médecin soit subordonné à l’algorithme, comme l’infirmière l’est aujourd’hui au médecin ». Tout en ayant le mérite d’amener la réflexion sur les enjeux de l’interface homme-machine (IHM) dans les pratiques médicales, les prédictions afférentes aux stratégies d’automatisation que les multinationales du numérique veulent appliquer au domaine de la santé sont génératrices de défiance et d’angoisse chez de nombreux praticiens.
La spécialité médicale que j’exerce, l’orthopédie dento-faciale (orthodontie), est dans l’œil du cyclone : elle serait vouée à mourir à petit feu, aucun praticien n’arrivant « à la cheville » d’un système basé, entre autres, sur l’intelligence artificielle (IA). J’ai donc voulu relever mon regard vers mon futur bourreau et j’ai fait une chose assez rare : après 10 années d’activité professionnelle, je suis retourné sur les bancs de l’université par le biais d’un Master 2 de neurosciences computationnelles.
Plus-value du clinicien
Après cette année d’étude, je n’ai jamais été aussi optimiste quant à la plus-value du clinicien. Aux antipodes du mythe de la singularité technologique, je suis persuadé que la bonne symbiose entre la médecine et l’IA est en quête d’une complémentarité mobilisant une stratégie d’augmentation (par le numérique) de l’activité médicale, résolument distincte d’une stratégie d’automatisation, pour reprendre les termes de Davenport et Kirby. Cette dernière « part des tâches de base qui constituent un poste donné, et vient les soustraire à travers le déploiement d’ordinateurs qui reprennent une à une ces tâches effectuées par des humains dès que celles-ci peuvent être codifiées ». Cependant, tout en assurant « des économies en termes de coûts », ce mouvement vers l’automatisation « circonscrit notre pensée dans un cadre délimité par les paramètres du travail tel qu’il est accompli aujourd’hui ». En revanche, l’augmentation « signifie que l’on part de ce que les humains font aujourd’hui pour arriver à comprendre la manière dont ce travail pourrait être approfondi, et non diminué, par une utilisation plus poussée des machines ».
Pour illustrer les implications possibles de chacune de ces deux stratégies dans le domaine de l’orthopédie dento-faciale, considérons l’exemple suivant. Une empreinte 3D des maxillaires effectuée au moyen d’un scanner intra-oral est traitée par un algorithme qui, à partir de ce modèle géométrique, va positionner les arcades dentaires dans une position idéale en fonction de l’anatomie dentaire du patient. À partir de ce résultat numérique est ensuite conçu, à l’aide d’un procédé de conception et fabrication par ordinateur, un dispositif orthodontique (par exemple une bague ou une gouttière) parfaitement adapté au patient. Sa mise en place technique ne demande qu’une compétence clinique limitée. Dans ce schéma thérapeutique, la valeur ajoutée de l’orthodontiste, aussi bien technique qu’intellectuelle, se réduit, de prime abord, à un rôle minime.
Où l’on voit que ce n’est pas si simple
Pour que tout se déroule parfaitement suivant un procédé calibré au millimètre près, il faut faire abstraction du fait que les déplacements relatifs aux alvéoles dentaires ont lieu au sein de la face, donc au carrefour de nombreuses fonctions relatives à la bouche et au visage (respiration, mastication, déglutition, phonation, posture linguale…). Ceci a, en autres, une incidence esthétique majeure dans cet environnement biologique de tissu mou et dur réagissant aux contraintes biomécaniques de façon variable d’un individu à l’autre. À ces paradigmes viennent souvent se rajouter les paramètres de croissance faciale complexes et variables qu’il faut prendre en compte.
Tout bien considéré, au contraire de ce que l’orthodontiste peut parfois être amené à croire de lui-même, sa valeur et celle de ses dix années d’études ne résident pas seulement dans sa capacité à mettre en œuvre une procédure technique parfaitement codifiée et maîtrisée, mais aussi dans son aptitude à effectuer un codage des valeurs des différents paramètres faciaux sur une échelle commune (établir une « monnaie commune » des différents paramètres).
Par exemple, dans deux situations cliniques où le positionnement tridimensionnel des arcades est très similaire, les empreintes 3D seront identiques ; qui plus est, si nous ne faisons que suivre l’algorithme, les outils thérapeutiques individualisés seront également très proches. Or, si l’on se transpose dans le contexte biologique au sein de la face, les situations cliniques pourront s’éloigner l’une de l’autre. À travers son diagnostic, le praticien va placer sur la même échelle de valeur, le potentiel de croissance osseuse de la mandibule, une perception esthétique du profil et son devenir ainsi que l’efficience d’une fonction linguale et respiratoire de sorte qu’il décidera de façon quasiment intuitive (sens clinique), en intégrant ces paramètres cliniques dans une même matrice d’analyse. Selon qu’il prône une forte stimulation de la croissance mandibulaire ou des extractions de prémolaires, la planification et l’outil thérapeutiques seront diamétralement différents.
En l’espèce, l’inefficacité de la machine n’est pas due au fait qu’il lui manque encore les données des différents paramètres faciaux qui sont nécessaires à son algorithme et qui, s’ils lui étaient un jour transmis, lui permettraient de « prendre la bonne décision ». Il s’agit plutôt de son incapacité structurelle à forger une « monnaie commune » entre paramètres étrangers les uns aux autres, par exemple, entre une fonction linguale et une esthétique faciale.
En creusant dans différentes spécialités médicales, on arrive à des conclusions similaires. Une incarnation semble nécessaire à ce type de cognition. Les algorithmes vont pouvoir décrypter et analyser des données : voilà en quoi ils sont supérieurs à notre cerveau. Mais lorsqu’il s’agira de les placer dans le contexte global de l’individu de sorte à créer une « monnaie commune » entre différents paramètres, ils seront dans une impasse : il ne leur est pas possible de créer des connaissances pour modéliser le sens clinique. C’est là que réside la plus-value de nos cerveaux – et pour longtemps encore.
Allier expertise algorithmique et humaine
Différentes pistes peuvent être envisagées dans le cadre de la stratégie d’augmentation dont il a été question, le défi majeur pour le praticien étant d’accepter de sortir de sa zone de confort pour former un tandem avec l’intelligence artificielle et pour le programmeur de concevoir un modèle au service de la cognition humaine et non son supplétif. S’agissant de l’orthopédie dento-faciale, je proposerais les hypothèses suivantes :
- Mieux connecter le praticien à l’environnement numérique. Rechercher des interfaces plus immersives entre la modélisation 3D issue des algorithmes et le praticien, en prenant en compte le fait qu’au-delà d’un degré de complexité de représentation 3D, le cerveau a du mal à maintenir son attention (d’où l’intérêt pour la réalité virtuelle ou augmentée) ; garder aussi à l’esprit que, vu que notre cerveau fonctionne mieux sur un mode non verbal, nous aurons du mal à expliciter nos intuitions cliniques afin de les transmettre aux dispositifs logiciels
- Faire du praticien une interface efficace. Chercher à former des praticiens capables d’offrir une interface efficace entre le patient et les dispositifs logiciels plus que des techniciens performants qui se placeront en concurrence avec lesdits dispositifs. Cet objectif suppose de considérer la formation en internat non pas comme une simple suite de procédés techniques, mais aussi comme un milieu censé nourrir la connaissance et la sensibilité du praticien à parts égales, de sorte que celui-ci soit à même d’évaluer de façon transversale les paramètres dont dépend la réussite de sa thérapeutique.
- Renforcer les réseaux entre praticiens. Utiliser les capacités du « deep learning », notamment dans la reconnaissance des formes, pour identifier des cas cliniques susceptibles de connecter, grâce à cette reconnaissance, deux praticiens confrontés à des cas cliniques similaires en deux endroits distincts du globe. Offrir aussi à chaque praticien la possibilité de mener des recherches thématiques ou des analyses critiques dans sa propre base de données.
Valoriser une stratégie d’augmentation dans les rapports entre l’humain et l’intelligence artificielle, pour la médecine de l’avenir, c’est se souvenir des paroles du prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer : « plus la technologie progresse, plus les gens s’intéressent aux possibilités du seul esprit humain ». Face à la révolution technologique à l’œuvre, il importe de faire résonner les mots de l’historien Robert Rosenstone : « La révolution, c’est une tentative pour faire aboutir des rêves ».
Masrour Makaremi, Chercheur et chargé d’enseignement au collège de santé (département d’orthopédie dentofaciale), Université de Bordeaux
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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