ENTRETIEN – Dans un entretien accordé à Epoch Times, le géopolitologue, historien des institutions et des idées politiques, Philippe Fabry revient sur la chute du dictateur syrien Bachar al-Assad.
Epoch Times : Philippe Fabry, à la suite d’une offensive menée par le groupe Hayat Tharir al-Cham, la ville de Damas est tombée le 8 décembre, entraînant avec elle le régime de Bachar al-Assad. Comment expliquez-vous cette chute soudaine du dictateur syrien ?
Philippe Fabry : Plusieurs facteurs expliquent la chute d’al-Assad. Premièrement, il s’est reposé pendant des années sur des combattants étrangers pour gagner la guerre, dont des miliciens irakiens pro-Téhéran, le Hezbollah et bien entendu, les Russes de Wagner. L’armée syrienne, quant à elle, servait davantage en deuxième ligne. Ainsi, elle n’était pas très combative.
Certains experts militaires ont tendance à dire que le syndrome de manque de motivation de l’armée syrienne est le même que celui qui a animé les soldats afghans face aux Talibans en 2021, et l’armée irakienne face à l’État islamique en 2014-2015.
De plus, les soldats syriens étaient très peu payés, ce qui a favorisé la décomposition de l’armée. Bachar al-Assad avait proposé de doubler leurs soldes, mais cela n’a pas fonctionné.
Mais surtout, ils avaient en face d’eux des groupes bien formés et armés, dont l’impulsion initiale aurait été soutenue par Ankara. Selon mes informations, les Turcs auraient favorisé la prise d’Alep en brouillant les communications de l’armée syrienne.
Cette manœuvre a fortement affecté le moral des soldats d’al-Assad qui n’ont pas été en mesure de résister après s’être regroupés autour d’Hama. Ensuite, le régime s’est écroulé.
Le leader du groupe islamiste Abou Mohammed al-Joulani est connu pour avoir été chef du Front al-Nosra. Aujourd’hui, il adopte des postures plus « modérées ». Qu’en pensez-vous ? L’Occident pourrait-t-il s’entendre avec lui ?
Al-Joulani m’évoque un certain nombre de profils qu’on voit très souvent dans ce type de situation révolutionnaire.
Son profil et son évolution sont assez classiques des hommes qui terminent les révolutions. Par exemple, Bonaparte et Staline étaient des personnages initialement proches des milieux révolutionnaires radicaux, mais qui, au fur et à mesure, ont mis de côté l’idéologie pour basculer vers une vision plus nationaliste et beaucoup plus neutre idéologiquement. Al-Joulani me rappelle ces derniers. C’est un leader sans doute très ambitieux qui voit son destin personnel mêlé à celui de son pays, la Syrie.
Par ailleurs, je note qu’il est très habile politiquement. Il a su envoyer un message rassurant aux Occidentaux. Il est évidemment trop tôt pour en tirer des conclusions, mais il a au moins tiré les leçons de l’État islamique dont il était proche. Il a compris que s’il faisait peur à la moitié du globe, il pourrait être mis hors d’état de nuire rapidement par une coalition internationale. Ce qui n’est pas viable pour lui. C’est aussi un leader avisé sur le plan militaire. Même s’il a été aidé par des circonstances, l’ensemble de l’opération militaire a été très bien montée.
Ainsi, al-joulani montre qu’il est en mesure de diriger une armée, ce qui peut représenter un danger. D’ailleurs, les Iraniens semblent déjà s’inquiéter de tentatives d’incursions sur le territoire irakien, en particulier la partie sunnite du pays, partie qui, à l’époque, avait été conquise par l’État islamique.
Avec la chute d’al-Assad, Moscou perd l’un de ses plus fidèles alliés. La fin du régime alaouite va-t-elle impacter durablement la Russie ?
Après avoir perdu ses bases, notamment celle de Tartous, mais surtout celle de Hmeimim, la Russie va rencontrer des problèmes logistiques pour sa projection géopolitique. Grâce à Hmeimim, les Russes disposaient d’un couloir aérien qui leur permettait d’exercer leur influence jusqu’en Afrique.
Maintenant, Moscou va très certainement tenter de trouver des alternatives au niveau naval, sûrement en Libye. Cependant, cette perte d’influence du Kremlin au Moyen-Orient et en Afrique n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour nous. Vladimir Poutine pourra désormais concentrer ses efforts sur son étranger proche, à savoir l’Europe.
Téhéran a aussi perdu un soutien de taille…
L’Iran, comme la Russie, espère pouvoir négocier avec al-Joulani. Téhéran voudrait conserver un couloir de ravitaillement pour garder un lien terrestre avec le Hezbollah, ce qui me paraît difficile à obtenir quand on sait que les rebelles syriens affrontent la milice iranienne chiite depuis dix ans.
Par ailleurs, Israël est lui-même en train de bâtir une zone tampon à l’intérieur de la Syrie, pour vraisemblablement condamner ce couloir de ravitaillement.
La chute du dictateur est d’autant plus un problème pour l’Iran qu’il est possible, comme je l’ai dit précédemment, que le leader des rebelles ait des ambitions sur une partie du territoire irakien. Ces ambitions pourraient être soutenues par la Turquie qui y verrait un moyen d’expulser l’influence iranienne de l’Irak.
Il y a un véritable enjeu pour Erdogan : toute cette région de la Syrie et de l’Irak était encore sous contrôle ottoman en 1918. C’est un territoire que la Turquie a récemment perdu. Le risque pour Téhéran est donc de se retrouver à mener une guerre proche de son territoire face à des rebelles syriens qui ne seraient d’ailleurs pas condamnés par les puissances occidentales.
Quels sont les acteurs qui vont tirer profit de ce bouleversement ?
Ankara va très clairement tirer profit de la chute d’al-Assad, mais pas exactement dans les conditions recherchées par Erdogan. Historiquement, son instrument était l’Armée nationale syrienne (ANS). Mais cette dernière, ces quinze derniers jours, a davantage montré qu’elle est un supplétif des forces d’Hayat Tahrir al-Cham qu’autre chose.
Maintenant, le but du leader turc est d’étendre la zone tampon d’une trentaine de kilomètres qui empiéterait sur l’essentiel du Rojava kurde, tenu depuis des années par la milice kurde syrienne YPG, avec laquelle d’ailleurs la situation semble se tendre avec al-Joulani. Ce dernier souhaite en effet reprendre l’intégralité de la Syrie. Ainsi, Erdogan pourrait profiter de cette situation pour « grignoter » une partie du territoire syrien.
Cela étant, un autre élément peut jouer en faveur d’Erdogan : il est en train de renvoyer les millions de migrants syriens dont la présence a crée des tensions avec la population turque. Cette mesure va lui permettre de se réaffirmer politiquement à l’intérieur de la Turquie.
Par ailleurs, je ne peux pas croire que les services de renseignements turcs n’aient pas tissé des réseaux d’influence parmi les migrants afin d’avoir des relais assez importants dans la Syrie de demain. La fin du régime alaouite est donc une victoire stratégique pour Erdogan, même si elle n’est pas aussi large qu’il l’aurait souhaité.
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