ENTRETIEN – La mobilisation des agriculteurs se poursuit, toujours alimentée par la colère que fait peser la possible signature d’un accord commercial entre l’Union européenne et les pays du Mercosur. Toutefois, pour Philippe Grégoire, éleveur de bovins dans la région d’Angers, les revendications agricoles devraient avant tout se concentrer sur la captation par l’industrie agroalimentaire de la richesse générée par le monde paysan, qu’il considère comme la principale cause du grand déclassement de la profession.
Epoch Times : Vous considérez que l’adoption de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur ne serait in fine qu’un facteur aggravant de la situation économique déjà désastreuse des agriculteurs. Pouvez-vous nous expliquer quel est à vos yeux la première raison au cœur de la crise que traverse la paysannerie française ?
Philippe Grégoire : Les agriculteurs français et européens sont aujourd’hui dans une situation catastrophique : 40 % des agriculteurs français vivent sous le seuil du RSA, et 80 % touchent moins que le SMIC brut. Ils sont déjà ruinés, et ce n’est pas le traité du Mercosur, bien qu’il serait néfaste, qui en serait la cause première. Même si ce traité était annulé demain, cela ne changerait rien à la survie de la paysannerie, car le problème est ailleurs.
Le véritable enjeu, c’est la répartition de la valeur ajoutée dans nos filières agricoles. Les agriculteurs sont réduits au rang d’esclaves des multinationales de l’agroalimentaire. Déjà dans les années 1980, avant Maastricht et les accords de libre-échange, des producteurs de moutons se suicidaient à cause des importations bon marché venues du Commonwealth. Aujourd’hui, ce sont les centrales d’achat et les grandes multinationales qui orchestrent cette mise en concurrence mondiale, faisant venir des marchandises d’Europe de l’Est, de Chine, d’Inde, ou encore de Nouvelle-Zélande pour tirer les prix vers le bas.
Prenons un exemple concret : un producteur de lait en France devrait être payé 0,65 euro par litre pour couvrir ses coûts, mais on ne lui verse que 0,43 euro. Cet écart provient de cette pression exercée par des industriels qui importent du lait dès que l’offre locale diminue, mettant les agriculteurs français en concurrence avec leurs homologues allemands, polonais ou croates. C’est un mécanisme systémique, et c’est là que réside la véritable crise agricole.
Sur un caddie de 100 euros, seulement 6,50 euros reviennent à l’agriculteur. En termes de marge nette, un producteur de lait ou de viande gagne à peine 0,03 euro par litre ou kilo. Ce modèle est insoutenable. Et ce n’est pas en réduisant les normes ou les contrôles qu’on réglera ce problème, car il ne s’agit pas de cela.
Par ailleurs, il est absurde de comparer nos agricultures avec celles de pays où les conditions sociales, climatiques et environnementales sont totalement différentes. En Amérique du Sud, par exemple, je connais un producteur qui vend ses bananes à 2 euros pour 100 kilos, ce qui est tout simplement impossible à égaler pour un agriculteur européen.
Cette mise en concurrence injuste s’étend aussi aux règles sociales et environnementales. Pourquoi nos partenaires européens et mondiaux ne sont-ils pas soumis aux mêmes exigences ? En France, nos ingénieurs, vétérinaires et techniciens sont payés selon un produit intérieur brut national, ce qui est normal. Mais les agriculteurs, eux, doivent vendre leurs produits sur un marché mondialisé où les coûts sont systématiquement tirés vers le bas.
Il est urgent de revoir ce système profondément inéquitable, où des clauses miroirs incomplètes et des règles asymétriques condamnent notre agriculture. Ce modèle est un massacre, et n’importe qui peut comprendre qu’il ne peut pas perdurer.
Vous considérez donc les centrales d’achat et ces multinationales comme premières responsables des déséquilibres dans la répartition de la valeur ajoutée, puisque selon vous, celles-ci profitent de la possibilité d’acquérir des produits à bas coût grâce à la concurrence déloyale instaurée par les traités de libre-échange.
L’appauvrissement des agriculteurs, en France, en Europe, et dans le monde, découle de la libre circulation des biens, des hommes, des marchandises et, surtout, des capitaux. Les multinationales de l’agroalimentaire, représentant la deuxième industrie mondiale avec 8500 milliards de dollars de valeur ajoutée, exploitent ce système. Elles mettent les agriculteurs en compétition à l’échelle globale, tirant les prix vers le bas, tout en captant la majorité de la valeur ajoutée.
En France, cette financiarisation a été amplifiée dès les années 1960, notamment avec la FNSEA. Ce syndicat a créé le fonds d’investissement UniGrain, suivi du groupe Avril (ex-Sofiprotéol) et d’InVivo, qui regroupent des coopératives et contrôlent une large partie des filières agroalimentaires. Ces acteurs collaborent avec des géants comme BlackRock et KKR, consolidant leur domination à travers des investissements mondiaux.
Aujourd’hui, 80 % des agriculteurs français vivent sous le seuil du SMIC, tandis que seuls 20 % s’en sortent, notamment ceux qui peuvent stocker, transformer ou vendre directement leurs produits (grands céréaliers, viticulteurs, fromagers). La majorité, cependant, reste dépendante des outils de transformation (laiteries, abattoirs), qui fixent les prix et dictent les règles du marché. Par exemple, un éleveur de bovins ou de volailles est soumis aux décisions de géants comme LDC, Bigard ou Lactalis, qui dominent leurs secteurs respectifs.
Le Mercosur, bien qu’inquiétant, est un slogan pour la FNSEA, utilisé dans le cadre des élections professionnelles en janvier 2025. En réalité, Mercosur ou pas, la paysannerie est en crise profonde. Les agriculteurs accumulent en moyenne 250.000 euros de dettes par exploitation, contre 50.000 euros en 1980, et peinent à trouver des repreneurs faute de rentabilité. Résultat : deux suicides d’agriculteurs par jour, une moyenne d’âge de 51 ans, et une absence de renouvellement générationnel.
Le véritable problème réside dans la captation de la valeur ajoutée par l’industrie agroalimentaire et les multinationales, laissant les agriculteurs dans une impasse économique.
La captation des revenus agricoles par l’État français constitue-t-elle aussi l’une des principales sources de difficultés financières rencontrées par la paysannerie française aujourd’hui ?
En France, une réforme fiscale est urgente pour alléger la pression sur les agriculteurs. Actuellement, ils sont imposés sur le bénéfice de leurs exploitations, qui est destiné à rémunérer les capitaux engagés, à réinvestir et à conserver une marge de sécurité. Ce modèle est inadapté pour un secteur où les investissements sont lourds, les cycles longs et les retours sur investissement faibles. Une fiscalité inspirée de l’impôt sur les sociétés, exonérant les plus-values, permettrait de mieux répondre aux réalités du métier.
En parallèle, un plan de désendettement des exploitations agricoles est nécessaire, accompagné d’un audit global. Cela permettrait de repartir sur des bases saines, favorisant les circuits locaux, l’agriculture bio et conventionnelle de proximité.
Par ailleurs, sur le plan international, les échanges devraient se faire sur une logique de coopération et non de libre-échange. Les prix des marchés internationaux ne doivent plus servir de référence, car cela déséquilibre les marchés nationaux.
Au-delà du manque à gagner lié à la concurrence déloyale et du fardeau des prélèvements fiscaux, la prolifération des normes est-elle également l’une des causes majeures des difficultés quotidiennes rencontrées par les agriculteurs ?
Contrairement aux discours de la FNSEA sur le poids des normes administratives, les coûts réels pour une exploitation moyenne (100.000 à 1,5 million d’euros) sont limités, entre 3000 et 6000 euros par an pour la gestion de la PAC, des plans de fumure et de la comptabilité.
En réalité, les discours de la FNSEA sur les contraintes administratives sont une diversion pour protéger les intérêts des dirigeants de l’agroalimentaire, car ils ne veulent pas que les agriculteurs demandent des comptes aux coopératives. Le vrai problème réside bel et bien dans les marges captées par l’industrie. Par exemple, avec un prix du lait inférieur de 0,22 euro au juste prix, une exploitation livrant 400 tonnes perd 90.000 euros de recettes annuelles, bien plus significatif que les 3000 à 6000 euros de frais administratifs annuels.
Quel jugement portez-vous sur la nouvelle mobilisation des agriculteurs et leurs revendications ?
Les agriculteurs perdent en force mobilisatrice. En 2025, ils ne seront plus que 85.000, contre 400.000 auparavant. Manifestations prolongées ? Presque impossibles : aucun remplaçant n’est disponible, et chaque exploitation manque déjà 1,5 équivalent temps plein en main-d’œuvre.
Parmi les revendications, celles exigeant par exemple un contrôle unique annuel sont compréhensibles pour simplifier les démarches administratives, mais pour les exploitations à jour, comme la mienne, cela ne représente qu’un après-midi de travail par an. Le véritable problème, encore une fois, c’est le revenu. Pour rendre le métier viable, les agriculteurs devraient gagner au moins 3000 euros par mois, leur permettant d’avoir du temps libre et de financer des remplacements. Actuellement, beaucoup travaillent 70 à 80 heures par semaine pour 800 à 1000 euros, ce qui est insoutenable.
Ce niveau de revenus décourage les jeunes générations de reprendre les exploitations. Si l’on exclut subventions, revenus externes ou mandats annexes, seules 5 % des fermes peuvent survivre en ne vivant que de leur production agricole.
La signature du traité avec le Mercosur a pour objectif de favoriser les exportations de l’industrie automobile, notamment allemande, et l’approvisionnement en terres rares, comme le lithium, un métal utilisé dans la fabrication des batteries de véhicules électriques et les énergies renouvelables. Avez-vous le sentiment que l’agriculture française est progressivement sacrifiée pour le bien de la « construction européenne » et de la « lutte contre le changement climatique » ?
Le libre-échange tel qu’il est pratiqué est une erreur. Troquer notre souveraineté alimentaire contre des ventes de voitures allemandes ou l’acquisition de terres rares est une grave erreur. L’alimentation, c’est bien plus : des emplois locaux et un impact direct sur la santé, comme le rappelle l’Agence régionale de santé.
Comparons avec l’Allemagne : malgré des excédents commerciaux de 220 milliards d’euros dans l’industrie, notamment automobile, l’écart de chômage avec la France, ramené au nombre d’habitants, est de seulement 200.000 personnes. Cela montre que la course au moins-disant social – réduction des salaires et prolifération des travailleurs pauvres – ne fonctionne pas. Elle trahit aussi nos engagements climatiques.
Il faut abandonner cette logique destructrice au profit d’un commerce basé sur la coopération. Lors de traités de libre-échange, il est impératif de rééquilibrer les secteurs : si l’agriculture, par exemple la viande bovine ou la volaille, est perdante, les bénéfices réalisés dans d’autres domaines comme l’armement ou l’aéronautique (Dassault, Thalès) doivent être redistribués pour compenser les pertes. Une société ne peut pas fonctionner en laissant prospérer seulement quelques secteurs au détriment des autres.
Un autre défi majeur est la concentration excessive des emplois dans le tertiaire : 76 % en France, contre seulement 13 % dans l’industrie et 2,5 % dans l’agriculture. Détruire ces secteurs primaires et secondaires, c’est compromettre l’équilibre économique. Demain, nous aurons toujours besoin de maçons, de bâtisseurs et d’ouvriers pour produire et construire – pas seulement de travailleurs derrière des écrans.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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