Les annonces faites par le gouvernement d’une réduction de 5 euros du montant mensuel des Aides Personnalisées au Logement (APL) et, plus récemment, d’une réduction de l’enveloppe allouée aux emplois dits aidés, c’est-à-dire fortement subventionnés par l’État, sont une bonne occasion d’interroger la possibilité du changement dans les orientations données aux politiques publiques en même temps que la « sincérité » des objectifs qui leur sont assignés.
Ces deux exemples, parmi d’autres, outre qu’ils soulignent la difficulté voire l’impossibilité pour un gouvernement de communiquer sur ce qu’il fait ou a l’intention de faire, tant les réactions critiques sont nombreuses et virulentes, permettent de mettre en exergue trois caractéristiques fortes de la conduite des politiques publiques depuis plusieurs années.
L’insincérité des budgets
La première concerne l’insincérité des budgets alloués à la conduite de l’action et ses effets sur celle-ci. Le gouvernement s’appuie sur le rapport annuel de la Cour des comptes pour expliquer qu’il a « hérité » d’un budget en partie non financé, c’est-à-dire de lignes de dépenses prévues pour 12 mois mais qui, en réalité, ne permettaient pas de financer les actions sur l’année entière. Cette situation n’est pas nouvelle. Nombre de gouvernements, mais aussi de collectivités locales, ont recours à cette « méthode », surtout en période pré-électorale : financement incomplet du RSA, des bourses versées par le Crous…
Dans le cas du budget de l’État, celui-ci est d’une telle complexité que les parlementaires, les journalistes, les universitaires, les divers lanceurs d’alerte sont souvent incapables de l’analyser a priori. Les rapports de la Cour des comptes, quant à eux, sont logiquement produits a posteriori et n’ont – il faut le remarquer – qu’une vertu pédagogique limitée sur les décideurs publics.
Un gouvernement confronté au constat d’actions non totalement financées a finalement le choix entre trois « solutions » insatisfaisantes : réduire ou suspendre les financements prévus au risque de l’incompréhension, de la colère et de la mise en difficulté des bénéficiaires ; trouver des financements en « prenant » sur d’autres lignes budgétaires au risque de déplacer la colère ou l’incompréhension vers d’autres acteurs ; financer par des emprunts supplémentaires au risque d’accroître le déficit public.
Dans le cas particulier des emplois aidés, les gouvernants savent que leur efficacité à court terme sur les statistiques du chômage est forte et que l’augmentation des budgets qui leur sont alloués peut « aider » à faire baisser le chômage. Depuis les années 1980 et l’invention des travaux d’utilité collective par Laurent Fabius, les gouvernements ont eu souvent recours à ce type de subventions publiques pour essayer de présenter des résultats favorables en matière de chômage, au risque de leurs financements incomplets. Aujourd’hui, la décision prise par le gouvernement Philippe semble être de renvoyer la responsabilité au gouvernement précédent, qui a préparé et fait voter le budget 2017.
L’efficacité de l’action
La deuxième caractéristique renvoie à l’écart entre les objectifs assignés à une politique et ses effets réels, en d’autres termes à l’efficacité d’une action.
Toutes les politiques publiques qui sont mises en œuvre ont, en effet, pour but de mettre fin à un problème, et cela est somme toute logique. Pourtant, ce que l’on constate en pratique c’est, d’une part, que les objectifs ne sont pas toujours aussi précis que cela et, d’autre part, que les résultats auxquels on parvient peuvent avoir tendance à s’éloigner de ces objectifs. Comme si une politique publique avait perdu le problème qu’elle devait régler en cours de route.
Ainsi, la ministre du Travail Nicole Pénicaud n’a pas tort lorsqu’elle explique la réduction des financements alloués aux emplois aidés par le fait qu’ils ne permettent pas d’agir durablement contre le chômage. En effet, la plupart des études réalisées depuis 30 ans montrent qu’en réalité les politiques publiques de subvention d’emplois ne permettent que très marginalement à leurs bénéficiaires un retour, ou une entrée, sur le marché du travail « normal » et ont plutôt une utilité « occupationnelle » et statistique.
Au fond, ces politiques relèvent sans doute plus de politiques sociales visant au maintien d’une forme d’inclusivité des personnes privées d’emploi que de politiques d’activation de l’emploi – sauf que cela n’a jamais été exprimé clairement par les décideurs. Elles permettent aussi aux administrations et au monde associatif de pouvoir compter sur une main d’œuvre de « renfort » qui, souvent, leur permet de fonctionner, mais aux risques d’une instabilité permanente dans la gestion des ressources humaines et de l’entretien d’une main-d’œuvre de « seconde zone ». Pourtant, ces actions ont toujours été légitimées par les décideurs publics au nom de la lutte contre le chômage.
Mais cet exemple n’est pas exceptionnel. Il est fréquent, en effet, qu’une action publique ait des effets différents de ceux visés au départ ou que ses acteurs aient oublié au gré du temps ce qu’étaient ces objectifs, au profit d’une forme de routinisation qui en fait oublier les motivations initiales. En fait, il advient fréquemment que les responsables ou les acteurs d’une politique ne soient pas satisfaits de ce qu’ils font mais s’en arrangent à la fois parce qu’ils ont pris l’habitude d’agir de cette façon et parce qu’ils anticipent les problèmes qui surviendraient s’ils voulaient agir différemment. Ce qu’est finalement devenue une politique publique sans sa mise en œuvre concrète convient aux acteurs de terrain qui ne voient plus l’utilité de la remettre en question. Ainsi, les emplois aidés, en permettant à beaucoup d’associations locales de fonctionner, ont une utilité évidente, mais différente de l’objectif initial.
L’enjeu de la « transition »
La dernière caractéristique concerne la transition, souvent complexe, entre une action à laquelle on voudrait mettre fin et une action que l’on voudrait promouvoir pour la remplacer. Toutes les politiques publiques « fabriquent » des acteurs qui ont intérêt à leur existence, quand bien même elles seraient inefficaces, inadaptées ou trop coûteuses. Des acteurs au sens des bénéficiaires directs (étudiant ou famille qui touchent l’APL, associations qui accueillent des emplois aidés…), des organisations qui les représentent (syndicat étudiant…) et des administrations qui ont pris l’habitude de gérer les dispositifs.
À cet intérêt pour le statu quo s’ajoutent les problèmes liés aux phases de transition entre un dispositif existant et auquel on voudrait mettre fin et un dispositif nouveau que les responsables gouvernementaux jugent plus adapté ou plus efficace. Très concrètement, il peut être tout à fait légitime de penser que le système des APL s’apparente, pour partie, à un financement public indirect du logement privé et que cela n’est pas normal. Il peut également être légitime de préférer que les chômeurs soient embauchés « normalement » par une entreprise plutôt qu’ils ne multiplient les emplois subventionnés. On pourrait aussi citer parmi les thèmes d’actualité le système APB d’affectation des bacheliers.
Le souci est qu’il est très compliqué, pour ne pas dire impossible, à un responsable public d’expliquer qu’il change de politique et que, pendant la phase de mise en route des nouvelles actions, tout sera stoppé. Trop d’intérêts – individuels ou collectifs – sont en jeu.
Au total, le défi pour les responsables publics consiste, d’un côté, à légitimer le changement, c’est-à-dire à convaincre que ce que l’on veut mettre en place sera plus efficace et plus juste qui ce qui existe, et, de l’autre côté, à faire en sorte que ce changement soit au maximum « tuilé » avec le système existant de façon à en réduire au maximum les effets négatifs. Et, ce faisant, à renforcer les chances qu’il soit accepté par le corps social et par les acteurs qui auront la responsabilité de le mettre en place.
Pierre Mathiot, Professeur des universités en science politique, Sciences Po Lille
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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