Sur les plans politique et social, nous vivons une époque curieuse. Ne se croirait-on pas dans un sketch de Raymond Devos, qui avait titré un film La raison du plus fou ? À l’ère de la « post-vérité », les affabulations semblent avoir plus de poids dans les esprits que la réalité. Pour la raison, ne s’agit-il que d’une éclipse ? Ou bien faut-il craindre un triomphe durable de la déraison ?
Quand les « fake news » terrassent le « fact checking »
La campagne récente pour le « Brexit » en Grande Bretagne, l’élection de Donald Trump aux USA, et même la vie politique en France durant ces quinze dernières années, montrent hélas le poids grandissant du mensonge et de la manipulation dans les affaires publiques. Les contre-vérités sont tenues pour de simples (et acceptables) figures de rhétorique, à mettre au rang des facilités de campagne, ou des images fortes, dont un discours politique ne saurait se passer.
Le mensonge est devenu une manière (jugée habile, et de fait efficace) de communiquer. Les hâbleurs, baratineurs, bonimenteurs, en s’y prenant bien, parviennent à faire tenir pour vrai n’importe quel mensonge ou calomnie. Le phénomène des « fake news » (fabrication et propagation de fausses nouvelles), prend le pas sur l’effort de « fact checking » (vérification des chiffres et des faits). Les fables sont plus appréciées que les faits. Un bon « bobard » vaut mieux que l’austère, ou dérangeante, vérité.
Sommes-nous victimes, ou complices ?
Le problème est qu’on ne tient pas vraiment rigueur aux auteurs d’approximations ou de propos outranciers. Très nombreux sont les individus prêts à croire les calomnies et mensonges qu’on leur sert. Cela peut ne pas étonner s’agissant des adolescents et des jeunes, qui, selon une récente publication de l’Université de Stanford, sont facilement dupés par les fausses informations en ligne, du fait des faiblesses de leur capacité de raisonnement face à Internet.
Toutefois, d’une façon plus préoccupante, le fonctionnement des réseaux sociaux pousse leurs utilisateurs à s’enfermer dans la bulle de leurs opinions personnelles, en ne recherchant, et ne retenant, que ce qui vient conforter ces opinions. Et même s’ils ne sont pas prisonniers d’Internet, des millions de gens sont prêts à croire n’importe quoi, comme en témoigne la force des rumeurs.
Ainsi, n’importe qui peut tenir pour avéré ce qui ne l’est pas, si, et quand, cela va dans le sens de ses opinions, et de ses convictions profondes. Ce mouvement est-il irrésistible ? Le souci de la vérité est-il en train de s’estomper de façon irrémédiable ? La post-vérité représenterait-elle l’horizon indépassable de la vie publique ?
Dans la « post-vérité », tout est-il à jeter ?
Envisager une positivité de la post-vérité pourra paraître choquant. Comment pourrait-on justifier le règne du faux, de la calomnie, et du mensonge ? Mais peut-être y a-t-il, dans la « post-vérité », des alertes à percevoir, et des enseignements à méditer. Le discours politique qui s’y complaît joue sur les émotions et les passions. Or, celles-ci sont bien le premier moteur de la vie politique.
Le discours raisonnable n’a guère de puissance propre pour mobiliser les citoyens. Pour faire vivre la démocratie, il faut mobiliser les passions. Car une part de rêve est nécessaire au « peuple » pour qu’il s’approprie un projet, et le rende vivant. Certes, le rêve nous installe dans la fiction. Mais Raffaele Simone a montré, dans son ouvrage Si la démocratie fait faillite, que les citoyens vivant en démocratie ont besoin de tenir pour vraies certaines fictions, s’inscrivant dans une mythologie, laquelle constitue l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.
Si donc on peut éventuellement accorder au discours inscrit dans la post-vérité une valeur de rappel utile du rôle de la fiction politique, on ne peut cependant pas se satisfaire d’une situation où le songe trompeur serait devenu la norme. Car il y a des fictions utiles, parce que porteuses (exemples : la grandeur de l’Amérique, l’égalité des êtres humains), et des fictions nocives, parce que malveillantes et destructrices (la malignité du migrant, violeur en puissance). Mais est-il alors possible – et comment ? – de retrouver le sens de la vérité, qui nous permettrait de faire le tri entre les unes et les autres ?
L’aporie du « devenir raisonnable »
C’est bien le sens même de la vérité qui est en cause aujourd’hui. Spinoza peut nous aider à le comprendre, lui qui affirmait précisément que « l’homme est toujours nécessairement soumis aux passions ». Mais, pour Spinoza, les passions sont liées aux idées inadéquates. La passion est privation de connaissance. Il faudrait pouvoir s’en délivrer et la dépasser, pour vivre sous la conduite de la raison.
La difficulté est que les « imaginations » ne s’évanouissent pas en présence du vrai, et que seuls des sentiments peuvent réprimer des sentiments (Ethique, quatrième partie). La connaissance est impuissante dans le champ des sentiments : « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réprimer nul sentiment ». Est-on alors toujours prisonnier de passions contre lesquelles la raison ne pourra rien ?
Non, selon Spinoza, car « la seule puissance de l’esprit, ou raison », a un « empire » sur les sentiments, « pour les réprimer et les gouverner » (Ethique, cinquième partie). Cette « puissance de l’esprit sur ses sentiments », qui se manifeste quand on s’efforce de comprendre, est salvatrice : « Un sentiment-passion cesse d’être une passion dès que nous en formons une idée claire et distincte. » Le remède aux sentiments « consiste dans leur connaissance vraie ». Mais l’entrée dans la post-vérité ne montre-t-elle pas précisément que l’acquisition de cette connaissance est loin d’être chose aisée ?
Un troisième genre de connaissance, mais pour qui ?
Le pouvoir de la connaissance claire et distincte sur les sentiments caractérise ce que Spinoza désigne comme le « troisième genre de connaissance ». Le premier genre est celui de l’opinion ou imagination. Le deuxième, celui des notions communes. Le troisième, celui où « une intuition intellectuelle unique » permet de saisir une vérité incontestable. Quand on est dans le troisième genre, les « sentiments-passions » ne sont pas à proprement parler supprimés (puisque seul un autre sentiment aurait ce pouvoir). Mais ils sont maîtrisés, et réduits à la portion congrue : la connaissance « fait qu’ils constituent la plus petite partie de l’esprit » (Ethique V, proposition 20, scolie). Mais alors, rien de ce qui est inadéquat, ou passif, ne disparaît. C’est la sphère de l’actif, et de l’adéquat, qui se développe. La raison ne triomphe qu’en étendant son empire.
Seulement, voilà : manifestement, c’est le contraire qui se passe aujourd’hui ! Normalement (pourrait-on dire) celui qui parvient au troisième genre de connaissance ne doute plus de la vérité à laquelle il s’est élevé : « La vérité est norme de soi-même et du faux. » Encore faut-il être parvenu au troisième genre, et être devenu capable de voir avec « les yeux de l’esprit ». Que faire quand des millions d’individus semblent ne pas y parvenir ? Que faire face à ceux qui finissent par nier la réalité même du vrai (on pourrait parler de négationnisme épistémique), et la possibilité d’y parvenir ?
La post-vérité nous conduit exactement en ce point. L’exemple que donne Spinoza pour illustrer la « science intuitive » du troisième genre est particulièrement intéressant à cet égard. Soient les nombres 1, 2 et 3. S’il s’agit de trouver un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier, « il n’est personne qui ne voie que le quatrième proportionnel est 6 ».
Seulement, voilà : aujourd’hui, beaucoup ne voient plus rien (ou ne veulent plus rien voir) ! Avec la post-vérité, nous sommes entrés dans le monde de ces « proverbes d’aujourd’hui » que chante Guy Béart. Proverbes qui « à notre époque ressemblent », et sont « les clameurs de la nuit ». Ainsi :
« Deux et deux font cinq ou trois
Pour le penser on est quatre
Deux et deux font cinq ou trois
Ce qui est c’est ce qu’on croit. »
Sera-t-il possible de trouver le chemin permettant de sortir de cette nuit ?
Charles Hadji, Professeur émérite (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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