Le jour se lève en ce 7 mai 1823. Du deuxième étage de sa maison, aménagé en observatoire amateur, Heinrich Olbers met un point un final à l’article qui laissera son nom dans l’histoire. À 65 ans, il se consacre entièrement à ses passions nocturnes : les étoiles, la lune, les astéroïdes et les comètes. Cette nuit-là s’achève par un magnifique lever de soleil. Elle se solde aussi par la mise au jour d’un paradoxe. Ce paradoxe captivera des générations de chercheurs et de néophytes pendant des siècles.
Comme de nombreux savants depuis Newton et Descartes, Heinrich Olbers ne pouvait se satisfaire d’un univers fini. Dans un monde limité et statique, l’attraction gravitationnelle entre les étoiles les conduirait à se rapprocher, jusqu’à ce qu’elles se rencontrent au centre de l’univers.
Au contraire, si la matière s’étendait à l’infini, la masse des étoiles lointaines contrebalancerait l’attraction gravitationnelle des étoiles plus proches. Ainsi, la vision d’un univers éternel et illimité, partagée par Olbers et ses contemporains, suggérait que les cieux soient peuplés d’un nombre infini d’étoiles.
Mais Heinrich Olbers s’est rendu compte que ce modèle du cosmos ne reflétait pas les observations. Si notre univers sans limites était peuplé d’un nombre infini d’étoiles, quelle que soit la direction vers laquelle nous dirigeons nos yeux ou nos télescopes, notre regard devrait intercepter la surface d’une étoile.
Dans son article soumis le 7 mai 1823, le docteur soulève une grave question : le modèle cosmologique de l’époque devrait conduire à ce que chaque point du ciel soit aussi brillant que la surface du soleil. Il ne devrait pas y avoir de nuit. Chaque fois que nous regardons le ciel, nous devrions être aveuglés par la lumière d’un océan infini d’étoiles.
Ce paradoxe de la nuit noire s’expliquerait, selon Olbers, par l’absorption croissante de la lumière des étoiles de plus en plus lointaines. Cet argument sera plus tard réfuté par l’astronome John Herschel. Tout milieu absorbant emplissant continûment l’espace interstellaire finit par se réchauffer et par réémettre la lumière reçue. La communauté scientifique laissera l’énigme soulevée par Heinrich Olbers irrésolue jusqu’à son dernier souffle à l’âge de 81 ans, le 2 mars 1840.
Quand un poète s’en mèle
Nous voici 8 ans plus tard, de l’autre côté de l’océan Atlantique. Le 3 février 1848, ce n’est pas un scientifique, mais bien le poète Edgar Allan Poe qui s’apprête à discuter du paradoxe à la New York Society Library.
Poe est convaincu d’avoir résolu l’énigme popularisée par Olbers, comme il l’indique dans sa correspondance. Seule une soixantaine de personnes est réunie à la New York Society Library pour la présentation de La Cosmogonie de l’Univers par Edgar Allan Poe. L’auditoire est familier des travaux du célèbre poète depuis la parution du Corbeau en 1845, mais, en ce 3 février, le public reste interdit face à un exposé qui oscille entre métaphysique et science.
Poe suggère, contrairement au philosophe Emmanuel Kant et au mathématicien Pierre-Simon Laplace, que l’univers ne s’est pas formé par la contraction d’une nébuleuse de gaz en rotation (la rotation pouvant contrebalancer l’attraction vers le centre). Au contraire, le cosmos aurait émergé d’un état unique de la matière (“Oneness”) qui s’est fragmenté et dont les débris se sont dispersés sous l’action d’une force répulsive.
L’univers se limiterait alors à une sphère finie de matière. Si l’univers fini est peuplé d’un nombre suffisamment faible d’étoiles, il n’y a pas de raison d’en trouver une dans chaque direction que nous observons. La nuit peut être noire.
Même si l’on suppose que l’étendue de la matière est infinie, le temps mis par la lumière pour parvenir jusqu’à nous depuis la création du cosmos limiterait le volume de l’univers observable. Ce temps de parcours constituerait un horizon au-delà duquel les étoiles distantes resteraient inaccessibles, même à nos télescopes les plus puissants. L’essai de Poe est publié la même année sous la forme du poème en prose Eureka. Peu diffusé, l’essai de Poe ne trouvera pas l’accueil grandiose que son auteur lui destinait. Edgar Allan Poe meurt un an plus tard, le 7 octobre 1849 à l’âge de 40 ans, sans savoir que ses intuitions mettraient plus d’un siècle à résoudre l’énigme scientifique du ciel nocturne.
Vision contemporaine
La seconde moitié du 1IXe siècle passe, ainsi que la première moitié du 20e. L’entre-deux-guerres voit l’avènement de multiples théories du cosmos, fondées sur la relativité générale d’Einstein. Le domaine de la cosmologie, jusqu’alors largement laissé aux métaphysiciens et aux philosophes, commence à être mis à l’épreuve par les observations.
Selon le radioastronome Peter Scheuer, la cosmologie en 1963 ne repose cependant que sur “deux faits et demi”. Fait N°1, le ciel nocturne est noir, ce qu’on savait depuis un certain temps. Fait N°2, les galaxies s’éloignent les unes des autres comme le montrent les observations publiées par Hubble en 1929. Fait N°2.5, le contenu de l’univers évolue probablement au fil du temps cosmique.
De vives controverses sur l’interprétation des faits N°2 et N°2.5 agitent la communauté scientifique dans les années 1950 et 1960. Les partisans du modèle stationnaire de l’univers et les tenants du modèle du Big-Bang concèdent cependant tous devoir expliquer l’obscurité du ciel nocturne.
Le physicien des hautes énergies Edward Harrison résout le conflit entre les communautés en 1964. Depuis le laboratoire Rutherford des hautes énergies, dans la campagne londonienne, Harrison démontre que la brillance du ciel nocturne dépend peu des spécificités du modèle cosmologique par rapport à l’âge fini des étoiles. Le nombre d’étoiles dans l’univers observable est fini. Bien qu’elles soient nombreuses, les étoiles se sont formées en nombre limité à partir du gaz contenu dans les galaxies.
Ce nombre limité, combiné au volume gigantesque que couvre aujourd’hui la matière dans l’univers, laisse l’obscurité transparaître entre les étoiles. Au cours de sa carrière d’astronome et de cosmologue aux États-Unis, Edward Harrison se rendra compte que cette solution avait déjà été proposée par Kelvin en 1901 et par Edgar Allan Poe dans ses discussions métaphysiques.
Dans les années 1980, après avoir tordu le cou aux dernières théories stationnaires de l’univers et contrecarré les arguments fallacieux sur le paradoxe d’Olbers, les astronomes confirment la résolution proposée par Poe, Kelvin et Harrison. Certains, comme Paul Wesson, formulent même le vœux que le paradoxe d’Olbers repose enfin en paix.
Autre point de vue scientifique contemporain
Vu sous un angle différent, le paradoxe d’Olbers trouve une formulation et une résolution complémentaires. Après la découverte de l’expansion de l’univers dans les années 1920, les scientifiques ont réalisé, non sans controverses et rectifications, que l’univers primitif était plus compact, plus dense et plus chaud : c’est le modèle du big bang chaud.
L’une des principales prédictions de ce modèle était l’existence d’une lumière fossile émise au cours des premières phases de l’évolution tumultueuse de l’univers. Cette lumière fossile devrait être observable aujourd’hui, non pas dans le domaine visible, mais décalée vers des longueurs d’onde plus grandes en raison de l’expansion.
Ce rayonnement a été découvert en 1964 et porte le nom de fond diffus cosmologique. Aujourd’hui mesuré avec une précision remarquable, le fond diffus cosmologique est la première source de lumière dans l’univers, bien qu’il soit invisible à nos yeux.
Nous savons aujourd’hui que le cosmos est également baigné d’un second fond diffus, beaucoup plus ténu, produit par les générations de galaxies au cours de leur formation et de leur évolution. Suivant la région du spectre où cette lumière est la plus intense, on parle de fond cosmique ultraviolet, optique et infrarouge. En considérant ces fonds diffus, nous pouvons également répondre que la nuit n’est pas noire et que le ciel luit du faible rayonnement relique de tout ce qui a été au cours de la durée de vie limitée de l’Univers.
Bicentenaire et forêts
Cette année, nous célébrons le bicentenaire de la publication du paradoxe d’Olbers, une étape marquante dans l’histoire de la cosmologie et dans la conception que l’humanité a du monde. L’obscurité du ciel nocturne confronte chacun et chacune d’entre nous à la finitude du nombre d’étoiles dans l’univers et à la notion que notre univers a eu un commencement.
Ce paradoxe peut toujours être un sujet de discussion avec vos amis. Vous pouvez suggérer la réflexion suivante. Imaginez-vous au milieu d’une forêt, très grande et très dense. Tournons sur nous-mêmes : quelle que soit la direction dans laquelle nous regardons, nous apercevons un tronc d’arbre. Mais alors, si les arbres sont les étoiles et si la forêt est l’univers, comment se fait-il que le ciel ne soit pas entièrement couvert d’étoiles ?
De notre côté, nous nous efforçons de simuler la forêt avec des supercalculateurs et de compter les troncs d’arbres avec nos télescopes. Le paradoxe d’Olbers en 2023 (soit 200 ans après le 7 mai 1823) s’est transformé en un riche éventail de mesures de plus en plus précises de la luminosité du ciel nocturne, nous permettant de déterminer le nombre d’étoiles dans le ciel avec une précision de 5%. À partir de nos mesures, qui s’étendent désormais des rayons gamma aux ondes radio, nous pouvons reconstituer la chronologie de l’univers. Néanmoins, des énigmes subsistent. Des mesures récentes effectuées par une sonde spatiale profonde, au-delà de l’orbite de Pluton et de la poussière du système solaire, révèlent un ciel deux fois plus lumineux que ce que nous aurions pu prédire à partir des seules étoiles.
La question de l’obscurité du ciel reste donc bel et bien posée aujourd’hui ! Des questions comme celle-ci traversent les âges et les cultures. Les développements métaphysiques, philosophiques, mathématiques et observationnels des deux derniers siècles ont montré que notre sommeil nocturne repose sur la finitude des ressources nécessaires à la production de lumière dans le cosmos. Nous dormirons d’autant mieux en acceptant que cette finitude s’applique également aux ressources de notre environnement proche.
Article écrit par Jonathan Biteau, Maître de conférence en physique des astroparticules, Université Paris-Saclay; David Valls-Gabaud, Astrophysicien, Directeur de recherches au CNRS, Observatoire de Paris; Hervé Dole, Astrophysicien, Professeur, Vice-président, art, culture, science et société, Université Paris-Saclay; José Fonseca, Assistant Research, Universidade do Porto; Juan Garcia-Bellido, Catedratico de Fisica Teorica, Universidad Autónoma de Madrid et Simon Driver, ARC Laureate Fellow and Winthrop Research Professor at the International Centre for Radio Astronomy Research, UWA., The University of Western Australia
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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