Depuis le 3 janvier 2018, les spectateurs français peuvent découvrir au cinéma Tharlo, le berger tibétain, réalisé en 2015 par Pema Tseden, inconnu du grand public occidental mais dont la renommée est maintenant bien établie au Tibet. Ce film tibétain – inspiré par la nouvelle Neige écrite par Tseden, parue en France aux éditions Philippe Picquier en 2013- est une première en France, bien qu’au Tibet et en Chine, il ait déjà été vu par un million de spectateurs.
La présence de ce film sur les écrans est le fruit de l’audace d’une maison de distribution, ED, qui donne à voir depuis vingt-deux ans des films singuliers, hors norme et à contre-courant du cinéma commercial. Tharlo, c’est un film de deux heures en noir et blanc, tourné en grande partie en tibétain, une langue rarement entendue, ici dans sa variante de l’Amdo (l’une des trois grandes régions traditionnelles tibétaines), sans star et sans budget publicitaire.
Depuis sa première mondiale en septembre 2015 au Festival du film international de Venise, le film a été nominé et primé dans de nombreux festivals. À la fois dépouillée et exigeante, cette œuvre, d’une noirceur radicale, propose plusieurs interprétations d’un récit d’apparence simple.
Injonction de l’État chinois
L’histoire de Tharlo est celle d’un berger menant une vie simple, qui se voit sommé de faire faire une carte d’identité comme tous les citoyens de la République populaire de Chine. Mais quand il est se rend au commissariat, Tharlo met du temps à donner son vrai nom. Orphelin, il s’est habitué depuis l’enfance à son surnom, « Petite-Natte ». De plus, il ignore son âge : il pense avoir dans les quarante ans – sa connaissance d’un discours célèbre de Mao Zedong signale en effet une éducation sommaire pendant la Révolution culturelle.
Tharlo qui a traversé la vie avec sobriété et sans papiers interroge le commissaire sur cette nouvelle injonction et leur utilité. L’officier assène : « Comment feras-tu pour qu’on sache qui tu es, si tu vas à la ville ? » La réponse de Tharlo est confondante de simplicité : « Je sais qui je suis, cela me suffit ». Mais cela ne satisfait à l’évidence pas la logique d’État qui impose à tous les citoyens de se procurer des papiers en règle, bien que dans les zones tibétaines, beaucoup n’en ont toujours pas.
Dompter ses cheveux, changer d’identité
Le commissaire l’envoie chez la photographe Dekyi, qui lui demande de passer chez le coiffeur. Sa chevelure sale et désordonnée ne convient en effet pas pour la photo d’une pièce d’identité officielle. Dans le salon de coiffure il rencontre la propriétaire, Yangtso, une Tibétaine au mode de vie opposé au sien, aux cheveux courts et bien propres. Elle l’interroge sur sa vie. Les regards se croisent dans le miroir, Tharlo le solitaire est troublé.
Shampouiné, coiffé, il retraverse la rue pour rejoindre le studio de Dekyi : là, les injonctions répétées de la photographe lui rappellent que, dans ce processus qui s’enclenche, il ne peut plus rester lui-même. Il doit en effet tour à tour enlever son chapeau, ôter son sac, retirer son amulette (symbole ethnico-religieux tibétain dont le pouvoir de bénédiction protège son propriétaire) puis lever l’épaule gauche, ne pas sourire, se recoiffer… C’est donc Tharlo, mais ce n’est déjà plus vraiment Tharlo, qui est photographié. Le soir, il retrouve la coiffeuse Yangtso au karaoké, un lieu de sociabilité commun pour la jeunesse chinoise et tibétaine, notamment dans les petites villes.
Yangtso est une ancienne bergère. Elle est maintenant à la tête de son salon, boit, fume, et chante volontiers (faux) en chinois, micro à la main, devant un écran de télévision où défilent des paroles mièvres. Tharlo lui se fait prier pour entonner sans micro un chant d’amour traditionnel laye en décalage avec les chants de l’écran de télévision. Le personnage de Yangtso dépeint ainsi cette première génération de Tibétains qui cherchent fortune dans les petites villes du haut plateau, mouvement qui s’accélère depuis plusieurs années avec les campagnes de sédentarisation des pasteurs nomades et d’encouragement à la vie urbaine.
Le temps passe. Ayant rapporté sa photo au commissaire, il retourne ensuite chez lui, parmi ses moutons, où il renoue avec son identité première dans la solitude, son chien, la radio et deux épouvantails pour seuls compagnons. Et désormais pratique un nouveau répertoire de chansons dans l’espoir de charmer sa jolie coiffeuse.
Les scènes de montagne évitent toutefois toute tentation bucolique simplificatrice : quand Tharlo se réveille pour découvrir dans la nuit que les loups ont dévoré plusieurs des moutons dont il a la garde, le propriétaire du bétail lui assène sèchement trois gifles et l’injurie. C’en est trop pour Tharlo, qui retourne auprès de la coiffeuse.
Mais si Tharlo est fin prêt pour les laye qu’il a répétés, Yangtso préfère l’entraîner à un concert où, loin de l’ambiance poétique des chants d’amour en montagne, c’est les paroles – loin de tout romantisme – du rappeur Dekyi Tsering qui les accueille. Ce célèbre chanteur plébiscité à travers le Tibet est un ardent défenseur de la langue tibétaine, à laquelle il a consacré plusieurs chansons.
Mais le rap ne plaît pas à Tharlo et, après un accrochage avec les amis de Yangtso, Tharlo et la coiffeuse quittent la salle de concerts. Or, si son aventure urbaine se poursuit, Tharlo est bien mal équipé…
La vie en miroirs
Dans Tharlo, les symboles de la perte de soi fourmillent et la mise en scène renforce ce lent processus de dilution identitaire. Ainsi, les jeux de miroirs sont essentiels pour comprendre le film : dans une œuvre cinématographique qui, depuis ses débuts en 2004 se signale par sa cohérence esthétique et thématique, les miroirs prennent une dimension nouvelle.
En effet, en le montrant par le truchement des glaces et des rétroviseurs, le réalisateur inscrit ainsi son personnage, notamment quand il est en ville, loin de son milieu de vie habituel, dans le reflet d’une réalité qui lui échappe, faute de grille de lecture pour la déchiffrer.
Dans le premier plan du film, qui en compte relativement peu, Tharlo récite ainsi pendant plusieurs minutes un discours célèbre de Mao Zedong, « Servir le peuple » (Wei renmin fuwu), où il est question d’altruisme, dans un chinois maladroit, sur la mélodie lancinante d’un mantra bouddhiste.
En fin de film, le même Tharlo, de plus en plus perdu dans ce monde urbain illisible, est incapable de se livrer à la même performance : il a oublié les dates et bute sur les mots. La perturbation mentale de Tharlo trouve son écho dans l’image : dans la première scène, le slogan archétypique des années maoïstes, « Servir le peuple » qui parcourt le mur sous forme de frise, était bien visible sur le mur derrière Tharlo. Dans les dernières scènes, l’image de Tharlo perturbé est vue à travers un miroir, inversée.
Un protagoniste assailli par le monde
Les choix de cadrage du chef opérateur Lu Songye complètent également par la forme ce que le film nous dit dans le fond. Tharlo, quand il est avec ses moutons, est au centre du cadre, il maîtrise son destin. Arrivé en ville, il est au sens propre mis à la marge, à gauche ou à droite de l’écran.
La beauté du noir et blanc également est porteuse de signification : Tharlo est un homme simple, qui voit le monde de manière relativement binaire et qui n’est pas armé pour affronter la nouveauté et l’altérité, qu’elles soient systémiques (les injonctions de l’État) ou économiques (le capitalisme et la frustration qui l’accompagne).
La bande-son, de Dukar Tsering, musicien-compositeur, fidèle preneur de son de Pema Tseden et comme lui diplômé de l’Académie du Film de Pékin, vient elle aussi renforcer le propos du film : le spectateur est assailli par des bruits de fond venant de toute part, quand Tharlo est en ville. Radio, chansons, bouilloire, clignotants, piétons, motos, publicités, tout contribue à brouiller l’attention.
En montagne, par contraste, le silence règne, entrecoupé par le tictac d’un vieux réveil, par les chants traditionnels à la radio, par le bêlement des agneaux et par les loups qui rôdent.
Les interprétations de ce film sont multiples : est-ce une histoire d’amour ? Le récit de la difficile (impossible ?) domestication des Tibétains par le gouvernement chinois, symbolisée par l’injonction de posséder des papiers d’identité ? Ou bien, interprétation sombre que privilégie le réalisateur lui-même, le récit universel de la tragédie de l’humanité en mouvement et déracinée dans un monde déshumanisé ?
Tharlo est le film le plus abouti de Tseden. Il est donc heureux que les spectateurs français puissent enfin découvrir cet étonnant cinéma en train de se construire de manière magistrale et qui compte quelques autres réalisateurs aussi talentueux. Parmi eux, il faut découvrir Sonthar Gyal et ses deux films, River et The Sunbeaten Path.
Ils viennent par ailleurs compléter la scène cinématographique tibéto-himalayenne qui comprend notamment Dzongsar Khyentse et Dechen Roder du côté bhoutanais, Tenzing Sonam et Ritu Sarin du côté indien, et Tenzin Dazel en France.
« Tharlo, le berger tibétain », est à l’écran depuis le 3 janvier 2018 en France.
Françoise Robin, professeure de langue et littérature tibétaines, Institut national des langues et civilisations orientales
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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