Pour nombre de nos contemporains, la vie, notamment au travail, est faite de stress, sur-stimulation, isolement, ennui, etc. Ces états d’aliénation comme les décrit le sociologue allemand Hartmut Rosa ne sont pas comme dans les régimes totalitaires traditionnels le résultat d’une force contraignante qui s’exercerait directement sur nous de l’extérieur, mais de nous-mêmes tant que nous cherchons à suivre l’accélération ambiante.
Il est difficile d’échapper à cette accélération dans nos sociétés car elle affecte tous les sujets et est omniprésente. Toujours plus d’informations, toujours plus de messages auxquels répondre, toujours plus de choses à faire dans un temps toujours plus compté…
Dans de telles situations d’aliénation, l’idée d’échapper à ce monde taraude les individus. Pour ce faire, ils vont utiliser la consommation. De grands penseurs, tel Jean Baudrillard, ont anticipé depuis longtemps que nos sociétés allaient devenir des sociétés de consommation. Aujourd’hui cela s’est réalisé.
S’échapper par la consommation
Nous sommes passés de sociétés dont le pilier central était le travail à des sociétés dont le pilier central est la consommation. Cependant, cette consommation n’est pas juste une débauche de produits et de services comme souvent on se la représente.
Elle est surtout un moyen majeur pour échapper au quotidien de l’individu occidental et aux affres d’un monde ultra-civilisé dans lequel le travail, en plus d’avoir perdu son rôle identitaire, est devenu vecteur d’ennui et de stress. Moins que de chercher à échapper à la consommation, l’individu d’aujourd’hui s’échappe par la consommation.
Il s’agit ici moins de consommation conventionnelle, celle des achats dans les super et hypermarchés, que de consommation expérientielle, celle liée à toutes les passions artistiques, culturelles, sportives, touristiques…
Certains en sortant du travail vont franchir la porte d’un magasin de L’Occitane en Provence pour se trouver projetés dans un lieu thématisé, enclavé et sécurisé. Chaque magasin est un refuge dans un monde urbain. Quand on en franchit le seuil, on entre dans un monde à part, un mode enchanté, celui de la Provence de Giono, où toutes les contrariétés et tous les soucis habituels de la vie ordinaire disparaissent. C’est un lieu sûr qui permet de ne pas être confrontés aux problèmes sécuritaires de la ville.
L’hyperréalité mise en marché
L’expérience vécue à L’Occitane transporte l’individu dans une hyperréalité, pour reprendre encore Baudrillard, mais une hyperréalité mise en marché : c’est une expérience packagée et « marquée ». D’autres individus vont le week-end essayer de faire revivre un corps endormi par une semaine de station assise devant un ordinateur dans un bureau.
Pour cela, ils vont participer à une course par obstacle labéllisée comme « la plus dure de la planète », Tough Mudder. Cette course comporte de 16 à 20 km et une vingtaine d’obstacles élaborés initialement pour les forces spéciales britanniques. Ces obstacles mettent non seulement l’endurance à dure épreuve, mais aussi la force du mental et la résistance à la douleur : il faut, au cours des 3 heures de course, plonger dans un bain de glace, escalader des murs de 4 mètres de haut, traverser un cours d’eau à l’aide d’une corde suspendue dans les airs, ramper dans des tunnels remplis de boue ou d’eau, transporter des troncs et même échapper à des décharges électriques dont certains font jusqu’à 10 000 volts ! Le tout pour plus de 120 euros d’inscription. Mais, une fois finie, on peut se targuer d’être un vrai Mudder car cette course est « marquée » : c’est un Tough Mudder.
C’est une autre expérience « marquée » qui immerge les individus dans un monde contre-structurel aux antipodes de leur vie au travail. On peut vivre des expériences très variées allant d’assister à un opéra à grimper un sommet enneigé, en passant par descendre une rivière en rafting ou assister à un lever de soleil dans le désert.
Le point commun de toutes ces expériences est de permettre une échappée du quotidien mais aussi d’être accessibles par la consommation et d’être de plus en plus souvent « marquées », c’est-à-dire qu’à l’instar des produits, elles se différencient par les marques qui les organisent et tout l’univers qui les entoure.
Engagement avec les marques, désengagement du quotidien
Si les marques offrent ainsi de nombreuses possibilités d’échapper au quotidien, une conséquence préoccupante est le progressif désengagement d’avec le quotidien que provoque un trop fort engagement avec les marques. Plus nous nous échappons dans des mondes de marques qui nous passionnent moins nous portons attention au monde banal celui qui se vit encore sans marques. Et au-delà de l’attention, c’est toute notre panoplie de compétences qui est en jeu.
On voit ainsi des individus devenir des experts des marques qu’ils aiment. Ils sont incollables et connaissent tout – parfois beaucoup plus que les employés qui gèrent la marque – sur l’histoire de la marque, ses produits, ses manifestations publicitaires, etc. Un transfert semble se faire qui les vide progressivement de savoir-faire du quotidien pour remplir un savoir-faire « marqué », c’est-à-dire propre à des marques qui par là même envahissent notre quotidien.
Ainsi cuisiner au quotidien nous apparaît un fardeau et nous le faisons de moins en moins en utilisant des plats de plus en pré-préparés faisant baisser ainsi nos compétences culinaires. Mais, si une marque comme celle d’un grand chef tel Alain Ducasse nous propose un cours de cuisine, nous allons y participer pour apprendre à cuisiner quelque chose d’exceptionnel. Cela ne nous servira pas beaucoup au quotidien mais aura développé nos compétences de la marque Ducasse.
Quelles sont ces compétences du quotidien que nous perdons progressivement ? Certains ont perdu les compétences de cuisiner, de connaître et d’utiliser nombre d’outils (qui sait encore ce qu’est une manivelle ?, s’interrogeait récemment le philosophe Michel Serres), de cueillir les fruits à maturité ou de cultiver un potager, etc. Avec le sentiment de devenir chaque jour plus stupide et de perdre prise sur le monde qui nous entoure.
Une possible contre tendance, le DIY
Comme l’exprime bien le philosophe-garagiste Matthew Crawford, ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd’hui ils l’achètent ; et ce qu’ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement ou bien louent les services d’un expert pour le remettre en état, opération qui implique souvent le remplacement intégral d’un appareil en raison du dysfonctionnement d’une toute petite pièce. Le développement actuel de nos sociétés s’accompagne non seulement d’une crise écologique mais aussi d’une crise culturelle.
Les équilibres culturels qui organisent la vie humaine individuelle et collective ne sont pas moins fragiles que les équilibres écologiques, et les ressources culturelles ne se renouvellent pas aisément. C’est ainsi que la « brandisation » accélérée de notre monde et de nos compétences s’accompagne d’une panne des savoir-faire. Nombreux sont ceux pour qui les processus informels de transmission et d’intégration des savoir-faire, qui permettent la maîtrise de la vie quotidienne, sont en panne alors qu’ils sont très compétents en Apple, Lego, Nike ou encore Star Wars.
Le rapport intime que nous avons avec certaines marques tend à cela. Doit-on se résigner à ce transfert de compétences ou existe-t-il des moyens de le tempérer et même de regagner des compétences ? La contre-tendance du DIY (do it yourself ou faites le vous-même) qui pousse à réapprendre à faire du tricot, des meubles, à réparer des vélos… est sûrement une piste à suivre.
« La vie sociale des marques » par Bernard Cova, Editions EMS, 2017.
Bernard Cova, Enseignant-chercheur en marketing et sociologie de la consommation, Kedge Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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