Dans un contexte d’explosion du secteur tertiaire, les « bullshit jobs » fleurissent dans les organisations. Ce sont tous ces emplois qui paraissent d’autant plus inutiles et dérisoires qu’ils sont bien rémunérés. À cela s’ajoute l’impression d’évoluer dans une nébuleuse virtuelle où il devient de plus en plus difficile de voir le fruit de son propre travail.
Face à cette prolifération des « jobs à la con », on assiste actuellement à ce que le journaliste Jean-Laurent Cassely appelle la « révolte des premiers de la classe », c’est-à-dire à un mouvement d’exode de jeunes diplômés qui quittent les grandes entreprises du tertiaire pour devenir artisans, autoentrepreneurs, bénévoles dans des organisations non gouvernementales (ONG), etc.
Le retour au travail des mains, la modestie de l’impact et le désir d’un contact avec la « chair du monde » forment alors le credo de cette nouvelle élite. Dès lors, en quoi cette reconquête de l’atelier va-t-elle au-delà d’un simple phénomène de mode ?
Retrouver du sens par le « faire »
À rebours d’une économie déracinée, voire « hors-sol », le retour à la matière représente une forme de réconciliation avec le monde. Les professeurs Anne Prevost-Bucchianeri et François Pottier en sont convaincus :
« pour certains diplômés, le retour au concret, au “faire”, est une nécessité. [Dès lors], le besoin de concret rejoint le besoin de sens. »
Ces retrouvailles rejoignent cet « art du sens » dont parlent Jean-Luc Moriceau et ses co-auteurs où il s’agit de toucher le réel, de l’approcher et de le penser. L’« art du sens », c’est finalement une manière d’entrer en contact avec le monde et de se sentir pleinement y appartenir. Non sans nostalgie, le philosophe Pascal Chabot évoque cet oubli de la matière de la part des salariés modernes.
« Cette monomanie [du travail sur ordinateur] se paie d’un oubli : le savoir informulé que détenaient les doigts de l’humanité, qui ont construit le monde en le prenant en main, est progressivement perdu. Les travaux de la terre, du bois, du métal ou de la pierre requéraient une haute habileté […] Le marin qui noue un bout […] la jardinière qui praline des racines, la mosaïste qui fend des tesselles : autant de savoirs fondamentaux qui doivent leur survie à des récalcitrants qui ont l’intelligence de les perpétuer. »
Les jeunes diplômés interrogés dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue récemment ont mis en avant cette volonté de déserter leurs emplois de bureau pour retrouver du sens au contact de la matière.
C’est notamment le cas d’Esther* qui a quitté son poste dans une grande entreprise pour lancer son propre atelier de confection de vêtements :
« j’ai toujours été attirée par la création, par le travail manuel plutôt que par un travail derrière un ordinateur. »
Les pouvoirs de la main et du toucher
Dans Les Parties des animaux, Aristote rappelle le pouvoir de la main humaine sur le reste du règne animal. Il insiste en particulier sur la polyvalence de la main qui ne serait que le prolongement de la raison humaine. Le psychanalyste Darian Leader revient lui aussi sur l’importance des activités manuelles dans la vie des individus. Il soutient que nous avons un immense besoin d’agir avec nos mains. Dès lors, toucher, c’est plus que jamais être au monde.
Cette question du toucher est également au cœur de la préface rédigée par Philippe Simay pour l’ouvrage du philosophe Georg Simmel : Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de sociologie des sens.
Dans cet opuscule, Simmel développe notamment un portrait original de la métropole moderne en analysant l’impact du mode de vie urbain sur les expériences sensibles et les mentalités des citadins. En somme, le sociologue allemand choisit de donner une lecture sensitive de la ville où il s’agit d’envisager le tissu urbain et ses enjeux en termes d’expériences corporelles.
En partant de ce constat, Simay rappelle dans sa préface que « le toucher est le sens proscrit de la vie urbaine ». Il ajoute que « c’est là le sens qui n’est jamais mentionné par Simmel, alors qu’il occupe une place essentielle, bien que paradoxale, dans la métropole ». En effet :
« les sens du citadin sont mobilisés pour créer de la distance et pour éviter que l’on se touche d’une manière ou d’une autre. »
Si le toucher est le sens proscrit des relations citadines, il est alors possible d’élargir ce constat aux tâches demandées aux salariés des grandes entreprises du secteur tertiaire. Incapables de toucher le fruit de leur propre travail, ils évoluent dans une nébuleuse où les tâches deviennent informes, intangibles, en un mot, virtuelles.
Le temps des Noces avec le monde
Rejoindre l’artisanat, c’est finalement renouer avec cet outil précieux qu’est la main mais c’est aussi rejouer ce temps des grandes réconciliations avec le monde dépeint par Albert Camus dans Noces. C’est l’heure du grand midi, d’un soleil qui irradie Tipasa, Djemila et Florence. La nature méditerranéenne offre alors l’écrin de grandes retrouvailles avec le monde.
Alors que dans Le Mythe de Sisyphe, Camus parle d’un rendez-vous manqué en décrivant l’expérience de l’absurde ; dans Noces, le rendez-vous est réussi. Face à l’hiver d’un monde techniciste et à l’injustice d’un poste absurde, ce retour aux choses est l’expression d’un « été invincible » qui dort au plus profond de chacun.
« Pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. […] Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »
Les descriptions du jeune Camus à Tipasa font ici écho à ce retour à la matière, à cette « chair du monde » rendu possible par l’artisanat.
Ainsi, l’apprenti artisan apprend progressivement à remobiliser l’ensemble de son corps et de ses sens, à être attentif à tous les phénomènes qui se produisent autour de lui. Il n’apprend pas tant à se servir de ses mains qu’à engager l’ensemble de son corps dans chacun de ses gestes. Dès lors, le contact direct que l’artisan entretient avec le monde à travers ses cinq sens va lui permettre d’acquérir un sentiment de contrôle par rapport à ce qu’il fait.
Le pari de l’artisanat
Dans son premier ouvrage, Magali Perruchini nous propose de découvrir les portraits d’une génération de nouveaux artisans réconciliés avec eux-mêmes. D’ailleurs, le professeur de stratégie et de gouvernance d’entreprise Pierre-Yves Gomez précise qu’une « vocation authentique s’évalue à la simplicité avec laquelle on quitte ce qui n’apparaît plus que comme masques et artifices pour rejoindre la vraie vie, concrète, matérielle ». Chez tous ces néo-artisans qui quittent leurs emplois de bureau pour rejoindre l’atelier, il y a la volonté de sceller un pacte avec la matière.
Après cinq années d’études supérieures, Arthur Lochmann a choisi de suivre un CAP pour devenir charpentier. Il avait besoin d’une « vie solide » par opposition à la « vie liquide » dont parle le sociologue Zygmunt Bauman. Cette liquéfaction de nos existences est le reflet d’un monde sans réelles structures. Confrontée à un flux permanent, la vie est alors assujettie à la nouveauté et à la consommation. C’est le règne du jetable, du provisoire et de l’obsolescence programmée. À l’inverse, l’artisanat est à rebours de ce halo nébuleux. Lochmann parle notamment de développer une intuition de la matière pour réussir à agir sur elle et à la comprendre.
Parmi les portraits réalisés par Magali Perruchini, on retrouve notamment Pia dans son atelier de céramique qui confie que « travailler une matière vivante comme la terre, c’est instaurer un dialogue ». Finalement, les artisans rencontrés par Magali Perruchini « parlent d’authenticité, de beauté, de créativité, de liberté. Leurs choix et leurs productions racontent également, en creux, ce qui ne fonctionne plus dans le rapport au travail de notre société : une production de masse à bout de souffle, un désenchantement des travailleurs comme des consommateurs, une fatigue générale vis-à-vis de l’économie dématérialisée, la recherche d’un impact direct, concret et palpable sur le monde qui nous entoure ».
La modestie de l’impact
Dans la perspective développée par Albert Camus, l’homme qui a une conscience aiguë de l’absurde est celui qui crée de façon humble et qui ne va pas chercher la gloire ou la reconnaissance. Lorsqu’il évoque les jeunes artisans que l’on croise dans les portraits de Perruchini, Pierre-Yves Gomez parle de contemplation du travail bien fait.
« Par contemplation, il ne faut pas entendre de hautes méditations métaphysiques, mais la réflexivité essentielle sur ce que l’on fait, le sentiment qu’on a servi un dessein, maîtrisé un processus, accompli le bon geste. Contempler, c’est prendre conscience de l’utilité de ce que l’on a réalisé, modestement, à la bonne place. Ces vingt-cinq [artisans] n’ont pas la prétention de certains startupers du digital : changer le monde ! Ils veulent simplement réaliser une belle moto, produire du papier à l’ancienne ou faire plaisir en vendant du pain de qualité. Cette modestie change plus sûrement le monde. »
Gomez en appelle finalement à un impact concret, visible et modeste du travail de chacun. En évoquant la « belle moto » ou le « pain de qualité », il rejoint la logique d’œuvre développée par la philosophe Hannah Arendt. Grâce à la matérialité de sa production, l’artisan peut avoir un retour direct sur l’efficacité et l’utilité de ce qu’il fait tous les jours. On est en effet très loin des discours grandiloquents de certaines entreprises qui pensent avoir trouvé la solution miracle à nos problèmes.
Esthétique du geste et temporalité
Lorsqu’il parle des nouveaux artisans, Pierre-Yves Gomez évoque aussi la possibilité d’un geste authentique, réalisé dans la plus pure tradition. L’artisan est la figure de celui qui soigne son travail. Il doit donc nécessairement apprendre des règles très strictes d’exécution qui demandent du temps et de la patience. En effet, il faut du savoir-faire et de la ténacité pour réaliser une belle poterie ou sortir du fournil une baguette délicieuse.
En cela, l’artisan lutte contre cette accélération du temps si caractéristique de nos sociétés contemporaines.
L’artisanat est donc une discipline de l’attention qui peut culminer dans un état méditatif proche de ce que certains psychologues appellent l’état de « flow ». Le « flow » correspond à un état mental d’absorption totale de l’individu dans une tâche qui se caractérise par un engagement de toute la personne, une concentration très intense avec la perte de la notion du temps et une sensation de fluidité dans les gestes. En état de « flow », l’artisan s’implique complètement sans percevoir l’effort.
Dans ces conditions, l’artisan entretient un triple rapport au temps. Tout d’abord, le geste artisanal s’élabore dans la durée pour être exécuté correctement et ce temps nécessaire ne peut faire l’objet d’une réduction. L’artisan s’inscrit également dans les gestes de ceux qui l’ont précédé. Quand il réalise une rénovation, il reprend le travail des autres et vient ajouter ses propres gestes à ceux de ses prédécesseurs. Enfin, sa production s’inscrit dans le temps long des choses vouées à perdurer et non dans l’obsolescence des productions sérielles destinées à être détruites aussitôt sorties d’usine.
En somme, le programme artisanal est à rebours d’une société de la fluidité, de la célérité voire de la futilité. Dans son atelier, l’artisan fait au contraire l’éloge du beau geste, de la lenteur et de la modestie : trois vertus cardinales qui donnent un sens à son existence.
*Le prénom a été anonymisé.
Article écrit par Thomas Simon, Assistant Professor, Montpellier Business School.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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