« Je baisse, j’éteins, je décale » : c’est à partir de ce slogan que le gouvernement entend sensibiliser la population à la sobriété énergétique et promouvoir les éco-gestes. L’explosion des coûts de l’énergie – en partie imputable au conflit russo-ukrainien – apparaît depuis quelques mois comme l’opportunité de réduire ou optimiser nos consommations individuelles et collectives.
Un ensemble de « trucs et astuces » ont été mis en avant par les médias et les agences de l’État pour réduire significativement notre consommation d’énergie, repenser les approvisionnements alimentaires ou bien encore optimiser nos déplacements.
Si personne ne semble opposer de résistance au contenu de ces incitations, leur réception n’est toutefois pas uniforme : quand les mieux dotés ont tendance à y voir un message de bon sens, voire les prémices d’un tournant écologique attendu de longue date, les plus précaires – on parle principalement ici des personnes qui se situent hors emploi – ont eux tendance à se sentir peu concernés par des appels à une sobriété qu’ils ne connaissent déjà que trop bien.
Une étude que nous avons menée en 2020-2021 dans le cadre du Living lab territorial pour la transition sociale et écologique de la Maison des sciences de l’homme de Dijon révèle que les plus précaires possèdent déjà une véritable expertise de l’optimisation énergétique.
Cette étude a consisté en 20 entretiens semi-directifs ayant pour but de sonder les pratiques de débrouillardise développées au quotidien pour parvenir à boucler son budget mensuel. Ces entretiens taisaient volontairement la variable écologique afin de la laisser émerger le cas échéant. Ils ont été complétés par trois entretiens collectifs en lien avec des associations permettant de produire et confronter différents discours de justification de ces pratiques.
Sept besoins fondamentaux à satisfaire
C’est en effet en situation de sobriété contrainte que les individus bricolent les pratiques de débrouillardises à la fois les plus efficaces et les plus adaptées à leur quotidien. Ils déploient et affinent ainsi, au fur et à mesure du temps, de véritables compétences de gestion dédiées à la survie.
Pour parvenir à « boucler les fins de mois », les plus précaires n’ont en effet d’autres choix que d’opérer à des optimisations et arbitrages articulés autour de sept besoins principaux relevant d’une égale importance : se loger et aménager son logement, pour s’y sentir véritablement chez soi ; se nourrir d’une manière jugée convenable ; se déplacer de façon à ne pas se sentir assignée à un territoire restreint ; se vêtir de manière confortable et valorisante ; s’alimenter en énergie et en eau de manière suffisante, mais supportable ; développer des liens de solidarité pour s’entraider dans la difficulté ; prendre soin de soi et des autres, afin de conserver une estime de soi suffisante.
C’est une forme de débrouillardise populaire écologique qui se développe en situation de contrainte économique, prise dans une ambiguïté entre sobriétés subie et quête d’estime sociale d’une expertise citoyenne.
À n’en pas douter, la motivation première de l’investissement dans cette débrouillardise est économique et s’inscrit dans les conséquences des inégalités environnementales liées à l’accès aux ressources et aux services de première nécessité.
Les dépenses sont ainsi prises dans une sorte de matrice mentale qui suppose, avant toute chose, de pourvoir à ses besoins tout en se conformant aux contraintes budgétaires. Le registre de pratiques autour des économies d’énergie et de l’eau est représentatif de cette sobriété sous contrainte impliquant une charge mentale dont beaucoup préféreraient se défaire.
Des îlots de débrouillardise
Parce qu’elle suppose de vivre en sobriété et de s’appuyer sur des solutions durables dès que possible, la précarité incline à développer des pratiques par ailleurs qualifiées d’écologiques.
Le logement est bien souvent à taille restreinte et décoré à partir d’objets récupérés ou achetés en seconde main. La cuisine accueille généralement un congélateur permettant d’accueillir les denrées achetées en quantité lors des promotions. La « chasse aux bonnes affaires » permet en outre d’accéder occasionnellement à des produits de plaisir (fromage à raclette, pâte à tartiner…) pour faire plaisir aux enfants ou se donner le sentiment de consommer « comme tout le monde », comme l’évoque le sociologue Denis Colombi.
Les quantités d’énergies consommées sont réduites au strict minimum. Là non plus, les plus précaires n’ont pas attendu les incitations aux baisses de consommation pour préférer enfiler un pull à des dispositifs de chauffage souvent vétustes et énergivores.
Par ailleurs, les vêtements de la penderie sont largement issus de trocs ou acquis en seconde main, et les pratiques de soin du corps, qui reposent largement sur la fabrication « maison » des cosmétiques (par ailleurs proche du mouvement « zéro déchets ») et des compétences développées par la pratique (coiffure, esthétisme…) relèvent d’un travail du quotidien.
À l’extérieur, les pratiques de mobilité reposent largement sur la mutualisation des moyens de transport ou le recours à des mobilités certes avantageuses économiquement, mais coûteuses en temps ou en compétences (transports en commun, mobilités dites « douces », mais qui se révèlent parfois dures lorsqu’il s’agit de transporter des affaires et/ou se déplacer sur une longue distance).
En outre, ces pratiques se développent, se peaufinent, se partagent et s’alimentent au travers d’un ensemble de sociabilités développées au sein d’îlots de débrouillardise : brocantes, ressourceries et associations de quartier représentent autant de lieux qui confèrent une précieuse sociabilité et permettent d’enrichir ses compétences.
Une écologie à « nous »
Toutes ces pratiques de sobriété appellent ainsi à une redéfinition par la pratique de ce dont peut relever la sobriété. En leur sein se loge, en effet, une conception populaire de l’écologie qui s’oppose aux discours dominants sur les enjeux environnementaux.
Ainsi, les plus pauvres confrontent volontiers une écologie « à nous » – jugée réaliste, car fondée sur l’expérience pratique du quotidien, et qui se confronte à la faiblesse des ressources économiques ainsi qu’aux restrictions d’accès qu’impliquent la ruralité ou les périphéries urbaines – à une écologie « à eux », celle des élites politiques et médiatiques, vécue comme moralisante, voire punitive, et considérée comme déconnectée des réalités de vie des populations, notamment parce qu’elle se base largement sur un mode de vie davantage urbain et plus aisé.
Cette conception alternative de l’écologie se fonde sur quelques logiques culturelles – primat donné à la famille, importance de l’honneur personnel notamment – que l’on retrouve par ailleurs dans les travaux portant sur les milieux populaires ; on peut citer ceux de Richard Hoggart ou encore ceux d’Olivier Schwartz.
Elle traduit ainsi un attachement aux liens sociaux de proximité, en premier lieu desquels on retrouve la famille. La sphère domestique correspond à un refuge, et les liens qu’elle contient sont à prioriser. Ainsi, les pratiques de frugalité pour soi relèvent ici d’un sacrifice pour ses enfants. La jeune génération représente un double espoir : celui de l’ascension sociale individuelle autant que de la salvation écologique collective.
Des pratiques valorisantes
Cette conception de l’écologie participe également à sauver son honneur et son estime personnelle, en ce qu’elle permet de revaloriser des pratiques développées en situation de pauvreté à l’aune des nouvelles préoccupations écologiques moralement valorisées.
Plus encore, elle permet d’affirmer un mode de vie qui serait « réellement écologique », non seulement sobre, mais qui demande un investissement en temps, en compétences et en travail quotidien, face à des pratiques qui ne remettent pas en cause la société de consommation (mobilité électrique, consommation de produits bios) et empreintes de « distinction verte » voire de greenwashing.
Cette écologie fondée sur la revendication du goût de l’effort permet alors de contrer l’étiquette d’inactif que peuvent subir les personnes sans emploi.
Sans ériger les plus pauvres en héros de la transition écologique, car une part de la débrouillardise est bien subie, il est possible de trouver dans l’expérience de la précarité des savoirs et des compétences à partir desquels redéfinir des objectifs qui soient à la hauteur des enjeux de réduction des consommations.
En d’autres termes, et alors que les mesures politiques d’incitation à la baisse des consommations énergétiques se multiplient, l’attention portée aux modes de vie des plus pauvres rappelle qu’une expertise ordinaire de la sobriété n’a pas attendu la crise pour se développer et se partager. En outre, les appels à la sobriété doivent prendre en considération les injustices environnementales que subissent les plus pauvres, ces derniers ne pouvant guère aller plus loin en la matière.
Article écrit par Gaëtan Mangin, ATER en sociologie, Université d’Artois et Alex Roy, Chercheur associé en sociologie urbaine, ENTPE
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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