ENTRETIENS EPOCH TIMES

Thierry Lentz : « J’ai été déçu par le Napoléon de Ridley Scott »

novembre 24, 2023 15:38, Last Updated: novembre 24, 2023 15:53
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ENTRETIEN — Le nouveau film de Ridley Scott Napoléon est désormais disponible dans toutes les salles obscures de France. Ce long-métrage retrace le parcours de Napoléon Bonaparte, de la Terreur à son exil à Sainte-Hélène. Pour l’historien et directeur général de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz, l’histoire racontée par le réalisateur britannique est décevante.

Epoch Times : Monsieur Lentz, ce mercredi 22 novembre est sorti en France le film Napoléon réalisé par le britannique Ridley Scott. Dans ce long-métrage d’une durée de 2h38 minutes, l’Empereur est incarné par un acteur de renommée mondiale, Joaquin Phoenix. Ce biopic a suscité beaucoup de critiques négatives de la part de la presse française. En tant qu’historien et directeur général de la Fondation Napoléon, qu’avez-vous pensé du film ? Respecte-t-il le déroulé de la vie de Napoléon ? Comment jugeriez-vous la prestation de Joaquin Phoenix ?

Thierry Lentz : Je suis allé voir ce film avec toutes les promesses qui m’avaient été faites à son sujet. On m’avait parlé d’un budget de 100, 130, 200 millions de dollars en fonction des versions, d’un grand réalisateur aux manettes, le britannique Ridley Scott, par ailleurs à l’origine de Gladiator et Les Duellistes. On m’avait également dit que Napoléon serait interprété par l’immense Joaquin Phoenix, et l’impératrice Joséphine par la révélation de la série The Crown, Vanessa Kirby. Puis, j’étais prêt à faire fi des erreurs historiques, des raccourcis, etc. Tout cela fait partie du droit du créateur, à partir du moment où il nous donne un beau spectacle, cohérent et qui corresponde à peu près à la réalité historique. Je m’attendais donc à quelque chose de grandiose. Mais, pour plusieurs raisons, j’ai été déçu par le Napoléon de Ridley Scott.

D’abord, les erreurs historiques sont légion. Il y a très fréquemment dans le film des scènes qui m’ont fait bondir. Sur ce plan, si j’ose dire, la patience a des limites. D’accord pour quelques erreurs, mais pas une à chaque minute. D’autant que l’angle qui a été choisi par le réalisateur ne m’a pas convaincu. Celui de dire que Napoléon conquiert le monde pour conquérir, reconquérir, garder Joséphine. Ce n’est pas complètement faux, mais beaucoup trop de raccourcis ont été présentés. Donc, sur le plan historique, la déception est immense. Ça n’aurait pas été grave si le film avait été agréable à regarder, s’il m’avait saisi, et si le spectacle présenté avait été aussi grandiose qu’on nous l’avait promis.

Malheureusement, on a dû se contenter d’un film moyennement monté, sans dialogues et sans personnages secondaires. Je dirais que la cerise sur le gâteau est l’interprétation de Joaquin Phoenix qui en fait, interprète Joaquin Phoenix jouant le Napoléon qu’il imagine, c’est-à-dire une composition qui est réduite au strict minimum.

Honnêtement, je dois dire qu’il n’aurait pas été très difficile de savoir quels étaient les grands portraits de Napoléon qui auraient pu inspirer Ridley Scott et surtout Joaquin Phoenix. Par exemple dans les Mémoires de Metternich, il y a un très long portrait de Napoléon qui doit faire une quarantaine de pages et qui dit tout. C’est-à-dire le contraire du jeu de Joaquin Phoenix.

L’un de vos confrères, l’historien Patrice Gueniffey, a récemment critiqué le film, le qualifiant d « anglais et de très antifrançais », dénonçant par ailleurs des partis pris wokistes. Partagez-vous cette analyse ?

En ce qui concerne le côté britannique du film, je suis d’accord avec Patrice Gueniffey. Ce long-métrage reprend un peu les caricatures anglaises de la première moitié du XIXᵉ siècle sur la personnalité de Napoléon. Il est présenté comme une espèce de personnage qui ne pense pas, incapable de travailler, de gouverner et entièrement tourné vers l’amour qu’il a pour Joséphine.

À propos du côté wokiste, je reste plus mesuré. Le wokisme est présent, mais pas de façon très nette. On le repère dans le choix du réalisateur de mettre Joséphine au centre de cet épisode historique. Épisode dans lequel elle a certes joué un rôle, mais pas central. Scott a fait de l’impératrice le personnage dominant du film. Or, elle n’a jamais dominé Napoléon, sauf peut-être au tout début de leur relation. Bonaparte était un homme d’État. Il avait une manière de fonctionner qui n’était pas d’aller demander à sa femme s’il pouvait faire telle ou telle chose en fonction de la séduction qu’il voulait exercer sur elle.

Thierry Lentz.

Ce film biographique vient s’ajouter à la très longue liste des productions cinématographiques faites sur Napoléon depuis près d’un siècle. Lesquels recommanderiez-vous absolument à regarder ?

Il est difficile de réaliser un film sur toute la vie de Napoléon, sauf à disposer de 10 h. Les très bons films sur le personnage sont ceux qui ont été sur une partie limitée de sa vie, avec un angle précis. Un angle qui peut tout simplement être celui de raconter l’histoire, mais qui peut être aussi de montrer un enfermement, comme Monsieur N. d’Antoine de Caunes, sorti en 2003. Finalement, le film de Scott est tellement moyen qu’aujourd’hui encore, sur le plan historique, et même sur le plan du spectacle, la série de France 2 de 2002 avec Christian Clavier sur l’histoire de Napoléon demeure tout à fait regardable. Clavier y est d’ailleurs excellent en Napoléon. Un long-métrage que je pourrais recommander est Guerre et paix (1966) de Sergey Bondarchuk. Film qu’un cinéma parisien a eu la bonne idée de ressortir. C’est du grand spectacle, filmé sans effets spéciaux, les figurants sont extrêmement nombreux. Le roman de Tolstoï est montré dans sa totalité. On est dans du très grand cinéma napoléonien. 

Depuis quelques années, certains analystes et experts pensent qu’il ne faut plus rendre hommage à l’Empereur en raison de certaines de ses actions, notamment le rétablissement de l’esclavage dans les colonies en 1803, ainsi que son rapport aux femmes. Qu’en pensez-vous ? Il semble que vous aviez répondu à ces critiques dans un livre paru en 2021, Pour Napoléon.

Cela a été un grand débat qui a été assez largement épuisé au moment du bicentenaire de la mort de Napoléon en 2021.Un moment où effectivement, toutes ces critiques devaient être accueillies par les historiens. Elles doivent être étudiées, mais en tant qu’historien, on ne peut pas juger une période d’il y a 200 ans avec nos sentiments d’aujourd’hui. Mais il ne viendrait évidemment à l’idée de personne d’essayer d’excuser le rétablissement de l’esclavage. En outre, sur la femme, il y aurait tellement de choses à dire qui se résument à « autre temps, autres mœurs ».  J’ajoute, qu’à l’époque, on faisait déjà mieux que la Révolution qui je le rappelle n’a pas fait avancer le statut de la femme. Le Code civil donne à la femme un statut, qui certes peut être aujourd’hui jugé comme inférieur, mais qui offre malgré tout une contrepartie. Celle notamment de la protection du mari. Puis à la chute de Napoléon, nous ne sommes pas passés immédiatement à l’égalité. Il a fallu attendre les années 1960 pour qu’elle soit effective entre les hommes et les femmes, sur le plan juridique. On pourrait ainsi par exemple reprocher à Jean Jaurès de ne pas l’avoir inscrit dans ses programmes, ou à Léon Blum, qui avait pourtant tous les pouvoirs, au début du Front populaire, de ne pas avoir modifié le Code civil sur ce point. Donc, tout ceci prouve bien qu’en histoire, reprocher quelque chose aux personnages historiques n’a aucun sens.

Malgré tous les débats, les controverses suscitées, les films bons ou moins bons réalisés sur sa vie et son œuvre, Napoléon semble toujours fasciner les Français. De récents sondages montraient que 34 % d’entre eux ont une bonne opinion de l’Empereur et 21 % une mauvaise image. Comment expliquez-vous cette fascination 202 ans après sa mort ?

Comme l’a dit le président Macron le 5 mai 2021 dans son discours à l’Institut de France : « L’Empereur est une part de nous ». Il n’est pas seulement une part de la mémoire nationale avec l’idée de gloire, les batailles, etc. Il incarne aussi la création de la France d’aujourd’hui jusque dans les grandes institutions mais également des choses très intimes, avec notamment le Code civil. Il met en place une vie sociale qui est encore celle d’aujourd’hui, malgré les réformes qui ont été faites. Toute une série de prescriptions du Code font partie aujourd’hui de ce que Napoléon et son entourage appelaient nos « mœurs communes ». En 200 ans de pratique, on a pris des habitudes sociales et presque sociétales dont on ne se départit pas et qui font que Napoléon est une part de nous.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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