Quelques jours avant que Vladimir Poutine annonce des référendums précipités dans les régions occupées d’Ukraine et la mobilisation de 300 000 hommes supplémentaires, la superstar de la pop russe Alla Pougatcheva, 73 ans, avait posté un message dénonçant la guerre sur Instagram, où elle compte 3,5 millions de followers. Début octobre, elle a enfoncé le clou en qualifiant ceux qui lui avaient reproché ces propos de « laquais » et d’« esclaves », ajoutant qu’elle était ravie d’« être haïe par des gens que j’ai toujours haïs ».
Ayant suivi de près la carrière artistique de Pougatcheva et écrit sur les personnages qu’elle a incarnés sur scène et à la ville, je savais que cette déclaration anti-guerre aurait en Russie un impact significatif sur ses compatriotes.
Bien que Pougatcheva ne soit pas très connue en dehors de la Russie, elle est l’une des chanteuses les plus vendues au monde et sans doute la femme la plus célèbre de Russie. Voilà des décennies que les sondages d’opinion la désignent régulièrement comme l’une des personnalités russes les plus populaires : elle apparaît parfois en deuxième position après Poutine.
Ses fans se trouvent dans toutes les couches de la société russe, y compris parmi les millions de Russes ordinaires qui, parce qu’ils comptent sur les médias d’État russes pour s’informer, sont particulièrement sensibles à la puissante machine de propagande du Kremlin.
D’une certaine manière, Pougatcheva représente un pont vers le passé. Appartenant à la même génération que Poutine, son nom évoque la stabilité et la prévisibilité de l’ère soviétique. Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’elle profite de sa notoriété pour remettre en cause le statu quo politique.
Une chanteuse aux multiples facettes
Pougatcheva a fait irruption sur la scène de la culture pop soviétique en 1975 avec « Arlekino », une chanson sur un clown tragicomique. En racontant le drame d’un bouffon, elle alternait entre rires et larmes, chant exubérant et pantomime.
Ce premier succès a eu des effets différents selon les diverses couches de la société soviétique. Le grand public est enthousiasmé par la mélodie entraînante et la présence scénique de la chanteuse. Pendant ce temps, l’intelligentsia dissidente interprète le texte comme un hommage à la détresse des artistes vivant dans un État totalitaire.
Sa polyvalence, et sa capacité à fusionner la haute culture avec la culture populaire, deviendront des caractéristiques de sa production artistique. Bien que son style d’interprétation puisse être clownesque, voire grotesque, elle est devenue l’une des premières chanteuses pop russes à mettre en musique des paroles tirées de textes de poètes classiques tels que William Shakespeare et Boris Pasternak.
Ses chansons, mélange de pop, de rock, de folk et de musique tzigane, défient toute catégorisation, et ses concerts ressemblent à des pièces de théâtre miniatures dans lesquelles Pougatcheva – excellente comédienne – démontre son don pour incarner toute une gamme de personnages au cours d’un seul morceau.
Résistance subtile
Aujourd’hui encore, des millions de Russes écoutent et chantent les chansons d’Alla Pougatcheva.
L’un de ses titres les plus populaires, « Un million de roses écarlates », raconte l’histoire d’un peintre qui tombe amoureux d’une actrice. Il vend toutes ses toiles et ses biens pour acheter des roses afin d’en inonder la place devant sa fenêtre.
« Celui qui est amoureux, et sérieusement/Transformera toute sa vie pour toi en fleurs », chante Pougatcheva à la fin du refrain.
Pourtant, si vous écoutez attentivement certaines de ses chansons, vous entendrez des messages politiques habilement camouflés. Par exemple, son tube « Les rois peuvent tout » a souvent été perçue comme une description ironique du caractère illusoire du pouvoir des dirigeants.
Elle a toujours ignoré le conseil de ne pas interpréter cette chanson lors de concerts donnés devant des représentants du gouvernement, et à plusieurs occasions mémorables, elle a même désigné des ministres importants du gouvernement présents dans le public alors qu’elle chantait le refrain provocateur : « Les rois peuvent tout faire, les rois peuvent tout faire !/Mais quoi qu’on en dise, pas un seul roi ne peut épouser la personne qu’il aime ! »
Son statut d’icône de la culture russe lui a aussi permis de remettre en cause certains stéréotypes patriarcaux largement répandus en Russie. Elle est une mère et une grand-mère aimante, heureuse en ménage avec un homme de 27 ans son cadet, avec lequel elle a eu en 2013 des jumeaux par GPA. En continuant à se produire jusqu’à un âge avancé, elle bouleverse les notions culturelles de féminité et de sexualité, dynamitant l’image traditionnelle de la « babouchka » russe asexuée et dévouée à sa progéniture.
La tsarine de la pop contre le « nouveau tsar »
En tant que « tsarine de la pop russe », Pougatcheva s’est parfois enhardie au point de s’opposer à un dirigeant que certains appellent « Tsar Vladimir ».
En 2012, elle est devenue la porte-parole de l’oligarque Mikhaïl Prokhorov au cours sa campagne présidentielle infructueuse contre Poutine, et dans une interview télévisée, elle a comparé Poutine au « parrain de la mafia d’un pays criminel ».
Bien qu’elle se soit toujours exprimée ouvertement et qu’elle se soit tenue à l’écart de la propagande qui imprégnait la culture populaire soviétique et russe, sa popularité persistante a contraint le Kremlin à l’honorer à plusieurs reprises
Pourtant, lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, en février 2022, Pougatcheva est restée silencieuse.
Son mari, le comédien Maxim Galkine, a cependant été l’une des premières célébrités russes à s’opposer ouvertement à l’invasion russe, et le couple a quitté la Russie avec ses jeunes enfants peu après le début des hostilités. Alors que la guerre s’éternisait, Galkine a continué à la dénoncer et à souligner la corruption du régime de Poutine sur les réseaux sociaux. Le Kremlin a fini par le désigner comme « agent étranger ».
Fin août, Pougatcheva est rentrée de manière inattendue à Moscou avec ses enfants, mais sans son mari. Lorsqu’un journaliste l’a interrogée sur ses projets, elle a répondu malicieusement : « Je vais mettre de l’ordre. Dans ma tête et dans vos têtes. »
Le 18 septembre 2022, elle a publié le post Instagram évoqué au début de cet article. S’adressant au ministère de la Justice de la Fédération de Russie, Pougatcheva lui a demandé de la désigner comme « agent étranger » par solidarité avec son mari. Elle a ajouté que son mari est « un être humain honnête et droit, un véritable et incorruptible patriote de la Russie, qui souhaite à sa patrie une vie florissante et pacifique, la liberté d’expression, et la fin de la mort de nos garçons pour des objectifs illusoires qui font de notre pays un paria et pèsent lourdement sur la vie de nos concitoyens. »
Les réactions sont allées de l’éloge de sa bravoure à des accusations de trahison. Plusieurs agences de presse russes ont annoncé que la déclaration de Pougatcheva discréditait l’armée russe et qu’elle devait faire l’objet d’une enquête approfondie.
Le grand satiriste russe Mikhaïl Jvanetski a déclaré un jour : « Le pays connaît Poutine et Pougatcheva, et ces deux-là lui suffisent. Alla chante d’une façon qui incite tout le monde à l’imiter… et elle vit d’une façon qui incite tout le monde à l’imiter. »
L’avenir dira si le message de Pougatcheva contre la guerre trouvera un écho auprès de ses millions de fans dévoués.
Olga Partan est professeure agrégée d’études russes au College of the Holy Cross.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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