ENTRETIEN – La colère du monde agricole résonne une fois de plus à travers la France, alors qu’Emmanuel Macron se trouve à Rio de Janeiro, engagé dans les discussions du G20, avec à l’ordre du jour des négociations sur le traité de libre-échange avec le Mercosur. Sceptique sur l’opposition affichée par le chef de l’État à cet accord, la présidente de la Coordination rurale Véronique Le Floc’h entend porter les revendications des agriculteurs haut et fort.
Epoch Times : En cas de « blocage durable » des routes, Bruno Retailleau a prévenu dimanche les agriculteurs qu’il y aurait une « tolérance zéro ». Comment avez-vous perçu ce discours du ministère de l’Intérieur ?
Véronique Le Floc’h : Les propos de M. Retailleau sont malvenus et mal fondés. En tant que présidente de la Coordination Rurale, mon objectif est clair et non négociable : atteindre zéro perte d’exploitation. Voilà notre seuil de tolérance.
Pour protéger nos agriculteurs, leur dignité, et leur survie, nous devons nous défendre et refuser de céder face à une logique froide qui consisterait à accepter deux suicides par jour comme une fatalité ou un dommage collatéral de la compétitivité économique. Non, ce n’est pas notre vision du monde, et cela ne le sera jamais. Si c’est celle de M. Retailleau, qu’il assume, mais nous, nous nous y opposerons fermement.
Vous avez promis de bloquer le fret alimentaire à partir de mercredi si les revendications du secteur agricole n’étaient pas satisfaites. Quelles sont-elles ?
La Coordination Rurale a toujours défendu un principe simple : des prix justes, pas des primes. Les agriculteurs aspirent seulement à vivre du revenu de leur labeur.
Toutefois, lorsqu’une catastrophe climatique détruit toutes vos récoltes, il ne reste plus d’autre choix que de se tourner vers l’État. Aussi, il nous faut des mesures d’accompagnement, domaine dans lequel on nous a fait beaucoup de promesses, notamment à travers des plans d’aide similaires à ceux proposés lors de la crise Covid.
Pourtant, alors que la plupart des entreprises peuvent bénéficier d’un montant pouvant aller jusqu’à 300 000 € sur trois ans, pour nous, agriculteurs, cette enveloppe est limitée à 20 000 € sur la même durée. Au titre du fond d’urgence, l’État s’est félicité d’avoir débloqué 270 millions d’euros d’aide pour environ 30 000 exploitations. En vérité, cela représente à peine 9 000 € par ferme : c’est loin de suffire, d’autant que ces 30 000 exploitations représentent seulement une fraction des 150 000 fermes en détresse financière, selon les chiffres mêmes du ministère de l’Agriculture.
Des démarches ont été engagées auprès de l’Europe pour compléter ces aides, et les autorisations nécessaires ont été obtenues. Cependant, les dossiers restent en attente, alors que cela fait déjà plusieurs mois que nous réclamons une étude rapide de ces situations urgentes…
Et que nous propose-t-on aujourd’hui ? De nouveaux prêts : des montants allant jusqu’à 50 000 € sur deux ou trois ans, ou jusqu’à 200 000 € sur douze ans. Mais soyons réalistes : quels agriculteurs, à part ceux déjà relativement solides, obtiendront ces crédits ? Où est l’aide pour ceux qui sont au bord du gouffre, pour nos jeunes agriculteurs qui essaient de bâtir leur avenir dans ce secteur ?
Le vrai débat est là. Et tant que le ministère de l’Agriculture et Matignon restent sourds à ces réalités, cela ne peut signifier qu’une chose : ils n’en ont rien à faire.
La mobilisation agricole qui a démarré dépasse bien le seul cadre de l’opposition au Mercosur.
Le dossier du Mercosur s’est invité dans le débat sur la défense de l’agriculture française, et il arrive, disons-le, à point nommé. Pourquoi ? Parce qu’il précède l’adoption de la loi d’orientation agricole. Si demain le Mercosur est ratifié, que la France cesse de s’y opposer et qu’une partie des contingents d’importation lui est attribuée, alors, soyons clairs : l’élevage français est condamné.
Avec lui disparaîtra tout le secteur para-agricole : abattoirs, transformation, emplois locaux… Et à partir de là, pourquoi continuerait-on à soutenir l’installation des jeunes agriculteurs ? On n’aura tout simplement plus besoin de cette loi, puisqu’il n’y aura plus rien à transmettre.
Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles cette loi a été repoussée, même si l’on invoque la dissolution de l’Assemblée en juin dernier. Il est néanmoins légitime de s’interroger : quelle est la réelle vision de nos responsables politiques en matière de souveraineté alimentaire ? Car cette souveraineté, ce n’est pas juste une question de se procurer suffisamment de quoi se nourrir. C’est aussi garantir une qualité alimentaire et préserver un modèle agricole que nous cautionnons, en tant que citoyens et consommateurs.
Et là, il faut poser la question : combien de Français cautionnent le modèle de production sud-américain ? Un modèle qui autorise les hormones de croissance, l’utilisation d’acide peracétique et toute une gamme de produits strictement interdits en Europe ? La réponse est évidente.
Emmanuel Macron a de nouveau réitéré dimanche à Buenos Aires sa position : la France ne « signerait pas en l’état » ce traité de libre-échange et « continuera » de s’y opposer. Croyez-vous à cette promesse ?
Je n’y crois pas une seconde. Je pense qu’Emmanuel Macron connaît mieux que moi, et mieux que quiconque, ce que la France et l’Europe exportent vers les pays d’Amérique du Sud : des véhicules agricoles, des véhicules industriels, ou encore des produits chimiques, ce qui correspond à 2% des exportations européennes vers le Mercosur.
Soyons honnêtes : ce que l’Europe veut réellement, ce sont des matières premières comme le nickel, le graphite et le lithium. Alors pourquoi ne pas se contenter d’échanges qui se limiteraient à ces produits ? Mais qu’on laisse l’alimentaire en dehors de ces négociations ! L’alimentaire, c’est bien plus qu’une simple marchandise. Cela devrait relever d’une exception agri-culturelle, comme l’avait évoqué Gabriel Attal l’hiver dernier.
C’est précisément ce que nous défendons : sortir l’agriculture des accords de l’OMC et des traités de libre-échange. Chaque pays devrait d’abord nourrir sa population avec ce qu’il est capable de produire sur son propre sol. Ce n’est que lorsque des excédents existent qu’ils peuvent être exportés. Rien de plus, rien de moins.
Pourquoi les mesures annoncées par le gouvernement après la vague de colère agricole de début d’année n’ont-elles pas suffi à répondre aux inquiétudes et aux besoins du monde paysan ?
Quand je regarde ces fameuses 70 mesures du gouvernement pour répondre aux préoccupations des agriculteurs, la moitié n’en sont tout simplement pas. Par exemple, programmer une réunion pour discuter du plan Loup avant l’adoption d’un nouveau plan Loup, ce n’est pas une mesure… Ou encore, dire que nous allons désormais « affirmer que la viande de synthèse n’est pas notre modèle d’alimentation » ne constitue pas non plus une solution tangible améliorant dès à présent et concrètement le quotidien des agriculteurs.
Nous, ce que nous demandons, c’est d’aller beaucoup plus loin. Il est urgent de construire un modèle agricole viable, qui mette fin à la dépendance de l’Union européenne et des industriels. Et cela nécessite un véritable accompagnement de l’État. Il est temps que ces industriels – qu’ils soient privés ou coopératifs – payent nos productions au juste prix.
Car soyons clairs : c’est cette politique agricole des 30 dernières années qui leur a permis d’avoir accès à une matière première bon marché, au prix mondial. Et que s’est-il passé ? Ces mêmes industriels sont partis se développer à l’étranger, pendant que nos exploitations s’asphyxiaient. Prenons l’exemple de la coopérative française Tereos : elle possède aujourd’hui sept usines au Brésil. Si demain le Mercosur est signé, nos exploitations sucrières ici dans l’Hexagone pourraient fermer, mais vous continuerez à trouver du sucre estampillé d’une marque française dans vos rayons, mais produit à des milliers de kilomètres.
Et ce schéma peut se répéter : demain, ce sera Lactalis au Brésil, ou encore le groupe Avril, dirigé par Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA qui vient d’acquérir Oléon pour produire de l’huile de ricin… à l’étranger. On finira donc avec des produits portant des noms bien français, mais dont la production sera totalement délocalisée, tandis que l’agriculture française sera, pour une large part, rayée de la carte.
Sur fond de campagne pour les élections professionnelles, la FNSEA est sur le pont. Quel regard portez-vous sur son action dans la dynamique de cette nouvelle mobilisation agricole ?
La mobilisation orchestrée par la FNSEA n’est qu’un énième exercice de façade, destiné à se donner bonne conscience et à se présenter comme les défenseurs de l’agriculture. Mais soyons honnêtes : le bilan désastreux que nous connaissons aujourd’hui est directement le fruit de leur politique menée depuis plus de 30 ans. Trente ans de compromissions, de soumission à Bruxelles et aux industriels, qui ont conduit à la décadence de notre agriculture.
La FNSEA n’est plus un syndicat au service des agriculteurs, mais un relais des intérêts de l’industrie agroalimentaire. Il suffit de regarder les figures qui la dirigent pour comprendre où résident leurs priorités. Prenons Arnaud Rousseau, président de la FNSEA et en même temps figure clé du groupe Avril, acteur majeur de l’agro-industrie. Regardons avant lui Christiane Lambert, ex-patronne de la FNSEA désormais à la tête du lobby des entreprises productrices de charcuterie.
Peut-on réellement croire que ces personnes défendent l’agriculture ? Non, elles défendent avant tout les intérêts de l’agroalimentaire, un secteur qui, trop souvent, prospère sur le dos de nos agriculteurs.
C’est là tout le problème : ce syndicat, qui prétend représenter le monde agricole, est en réalité un porte-voix des industriels. Et ce sont ces intérêts qu’ils protègent, bien loin des préoccupations des agriculteurs de terrain.
L’agriculture française est-elle pour vous la victime collatérale de la « construction européenne » ?
Cela saute aux yeux : il ne s’agit pas seulement de sacrifier l’agriculture française, mais bien celle de toute l’Europe de l’Ouest. Les Pays-Bas, l’Irlande, l’Allemagne… aucun pays n’échappe à cette logique destructrice.
Les lois qui se succèdent, comme celle sur la restauration de la nature, semblent avoir un objectif clair : réduire drastiquement notre élevage. Et qu’observons-nous en parallèle ? Une tendance à transférer la responsabilité de l’alimentation européenne à l’Ukraine. Ce qui se dessine, c’est une condamnation pure et simple de l’agriculture de l’Europe de l’Ouest.
Nous sommes en train de basculer d’un modèle agricole équilibré vers un système où l’Ouest se dépossède de sa souveraineté agricole au profit de régions où les standards environnementaux, sociaux et de qualité sont bien souvent moins exigeants. Ce n’est pas seulement une menace pour nos exploitations, mais pour toute la sécurité alimentaire européenne.
Dans quelle mesure la surtransposition des normes européennes et la complexité administrative en France contribuent-elles au mécontentement des agriculteurs français ?
Malgré les discours sur la simplification, loin de s’alléger, le système continue de nous enfermer dans un maquis réglementaire qui nuit à notre compétitivité et à nos capacités de production. Comment peut-on espérer avancer avec un tel fardeau ? Plus de 200 000 normes à respecter, c’est comme courir une course avec un handicap colossal.
Nous, agriculteurs français, sommes confrontés à un véritable paradoxe : on nous impose des contraintes réglementaires à n’en plus finir, alors que nous sommes en compétition avec des producteurs étrangers qui, eux, n’ont pas à se soumettre à ces mêmes exigences. Qu’il s’agisse des transcriptions administratives, des réglementations environnementales ou autres, nous sommes constamment plombés par une bureaucratie écrasante.
D’après un sondage ELABE pour BFMTV, 82% des Français ont une image favorable de cette nouvelle protestation agricole. Cette sympathie demeure à un niveau quasiment intact par rapport aux actions du début d’année. Ce soutien va-t-il selon vous perdurer au fil de la mobilisation ?
Je suis convaincue que le soutien des Français restera aussi fort, voire plus, que l’hiver dernier. Parce que les Français, conscients des dangers d’une alimentation de mauvaise qualité, veulent vivre sainement et savent parfaitement qu’un produit venant de l’autre bout du monde ne leur coûtera pas moins cher.
Ils comprennent également l’hypocrisie des discours officiels. Comment peut-on, d’un côté, nous sermonner sur les bilans carbone et l’écologie, et de l’autre, encourager des pratiques qui poussent à importer massivement des denrées produites à des milliers de kilomètres ? Cette contradiction flagrante ne leur échappe pas, et ils savent que cela va à l’encontre de toute logique environnementale et sanitaire.
D’ailleurs, une étude de l’Institut Montaigne a récemment révélé que les surcoûts liés aux maladies provoquées par une mauvaise nutrition s’élèvent à 125 milliards d’euros par an. Oui, 125 milliards : cela inclut les arrêts maladie, les aménagements de poste, les traitements médicaux… Tout cela a des conséquences lourdes, qui devraient inciter à la réflexion.
Alors, soyons sérieux : il est essentiel d’assurer notre propre souveraineté alimentaire, et ce, de manière durable. Sinon, nous risquons de devenir complètement dépendants des importations et, en outre, le jour où une catastrophe viendra perturber la chaîne d’approvisionnement – qu’elle soit économique, climatique ou géopolitique – que ferons-nous ?
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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