Penser les futurs possibles du journalisme et des médias invite à envisager les recompositions de la chaîne de valeur qui pourraient se dérouler dans les 50 ans à venir, aussi bien pour les producteurs de contenus (dont les journalistes) que pour les usagers des médias. Le but de cet exercice de pensée – se projeter en 2066 – est d’envisager quel serait le design des médias du futur.
Il faut alors nous intéresser conjointement à l’évolution du niveau de maturité des technologies d’information et de communication, aux modifications des pratiques sociales et professionnelles, et aux possibilités d’intégration d’actifs nouvellement stratégiques. Ce faisant, nous proposons d’imaginer ce que seraient les futurs modes de circulation des contenus médiatiques. Pour nourrir cet imaginaire, vous trouverez des liens vers des brevets, des sites de start-up, des billets de prospective ou des articles scientifiques.
Quels seront les modes de production ?
La première moitié du XXIe siècle a été marquée par la transformation digitale des organisations. Pour se maintenir, les médias n’ont pu faire l’économie de ce changement, qui est intervenu dans trois domaines.
De nouvelles formes d’écriture traversent les arts du récit : l’écriture visuelle, le storytelling, l’hypertextualité, la gamification, l’infovisualisation. Le récit se distille dans les multiples espaces d’affichage, l’écriture transfigure la réalité par des surcouches informationnelles, en proposant des modes d’immersion hyperréalistes ou complètement virtuels.
Sur le fond, de nouvelles sources, technologiques ou sociales, viennent enrichir les contenus. Les content factory et autres newsroom sont irriguées par des légions d’API : dédiées aux lanceurs d’alerte, dont certains sont appareillés tels des cyborgs ; connectées aux milliards de drones et capteurs dispersés à travers les territoires ; branchées sur les systèmes d’information d’autant de prestataires de service, dont les calculateurs de véracité et d’impact et les générateurs automatiques de texte ; alimentées par les chenils d’auteurs ou de studios hyperspécialisés dans leur niche informationnelle
Au niveau organisationnel, la plateformisation transfigure les lieux et modes de production. Plusieurs plateaux s’ouvrent : workshops co-élaboratifs et interdisciplinaires, incubateur, j.school. Sous couvert d’agilité et de design, certains médias n’ont plus quitté le mode bêta depuis 50 ans, avec un renouvellement permanent de leur maquette, de leur grille, de leurs contenus, voire dans certains cas de leur modèle organisationnel (slow journalism, collectifs adhoc) et de leur modèle économique (newsroom sans but lucratif). Les collaborateurs s’engagent dans un parti pris éditorial et managérial qui fait de l’acte même de travailler une expérience en soi.
Une grande partie du travail d’objectivation (qui fut le mantra du XXe siècle) est désormais délégué aux machines, transformant la subjectivité en champ d’exploration, et en levier de différenciation pour les humains. La valeur naît ainsi de l’expérience vécue et de la manière de la transformer en contenu : les émotions seraient le futur du journalisme.
La pige se perpétue comme modèle dominant de rétribution au sein des médias. Le travail de production de contenus est distribué entre agents-logiciels et humains, dans des tâches parfois microparcellaires et répétitives, relevant du digital labour. Il s’opère au final une programmatique des contenus médiatiques issus des pratiques publicitaires. Les algorithmes puisent dans des fermes de contenus des fragments qu’ils réarrangent pour agencer in fine une édition personnalisée, au format papier ou digital.
Comment vont évoluer les modes de réception ?
La personnalisation a été le courant de fond des dernières décennies, et elle a été littéralement industrialisée.
Alors qu’on fête les cent ans du news magazine en France (nous sommes en 2066), le format a évolué vers du blended content, un mélange de contenus d’horizons différents reflétant les évolutions sociétales. Les rapports entre sphères privées, publiques et professionnelles ont été renégociés depuis l’an 2000 et transparaissent dans la circulation des contenus issus de ces sphères. Quelques plateformes majoritaires agrègent ainsi les flux d’informations associés aux activités de travail, de loisir, de socialisation, de gestion des espaces, de divertissement.
De nouveaux espaces médiatiques sont à considérer. Déjà, le web était pluricontextuel : d’un onglet à l’autre, il est marchand, conversationnel, informationnel, ludique, professionnel. Dorénavant, le flux d’informations suit les individus comme un animal domestique. Il apparaît sur n’importe quel écran, y compris le mobilier urbain ; il configure le salon, le domicile, et tous les véhicules empruntés ; il s’invite dans les cabines d’essayage ; il s’associe aux guides virtuels des magasins, des stades, des musées ; il nous suit dans nos chambres d’hôtel ; il s’interface avec le système d’exploitation des ordinateurs au travail.
L’adoption de ces dispositifs n’a été possible qu’en raison de la convergence entre les modules de recommandation personnalisée et les algorithmes de reconnaissance des capacités attentionnelles. Ceux-ci permettent de mettre en correspondance l’activité en cours avec la sélection des informations à projeter dans les espaces occupés. Après, le seuil entre pervasif et pertinence n’est qu’une question de budget.
Ce qui explique pourquoi les mass media n’ont pas disparu du paysage : à ceux qui ne peuvent s’offrir les filtres de contenus qualifiés sont proposées des modalités d’engagement telles qu’imaginées depuis les débuts de l’entertainment de masse, de la SocialTV et de l’HbbTV (télé hybride, avec incrustation web).
Ainsi, l’expérience – médiatique – se pense comme une circulation de la subjectivité. Les compétences acquises dans cette proposition de valeur deviennent un actif stratégique pour les organisations. Ce qui n’est pas le cas des acteurs historiques de ces nouveaux espaces à atteindre. Apparaissent alors des partenariats entre constructeurs de véhicules ou de bâtiments et industriels des médias.
Comme souvent dans les industries culturelles, les filières sont dominées par quelques acteurs situés au plus près des usagers, reléguant la fourmilière des producteurs de contenus à des situations de dépendance forte. Cependant l’oligopole issu des mass-media du XXe siècle ne maîtrise plus les situations de réception. Le facteur clé de succès se niche dans l’accès à l’attention et la connaissance des contextes :
les producteurs peuvent proposer d’excellentes expériences médiatiques, mais si elles ne sont pas situées en contexte, elles ne feront que dégrader le caractère expérientiel ;
les acteurs situés au plus près des usagers, et qui détiennent de facto un leadership en termes d’infomédiation sont des entreprises historiques comme Google (qui donne l’illusion d’être omniscient en tant que moteur de recherche et omniprésent par ses partenariats avec les constructeurs) et Facebook (qui arrive à se situer à la croisée des contextes et des producteurs, entre ceux de sa base client et ceux avec lesquels il a passé des partenariats).
Toutefois, ce sont principalement les investissements conduits il y a plusieurs décennies qui ont porté les fruits et sont en passe de devenir le design dominant : les intelligences artificielles ont été nourries au machine learning pendant 50 ans. Ce sont aujourd’hui des IA matures qui manipulent les chatbots et les hologrammes. L’infomédiation est désormais opérée par des agents conversationnels qui fonctionnent comme de véritables personal media shopper.
Quels seront les business models ?
La modélisation de l’intelligence, et de l’apprentissage, a éclairé les relations entre cognition et émotion. En partant de là, il a été possible de refonder le contrat de consommation.
Les biens culturels sont des biens expérientiels : on en apprécie la valeur quand on en fait l’expérience. Cependant le paiement se fait a priori. Ce paradigme, qui s’applique aux producteurs comme aux consommateurs, se retrouve dans le paiement à l’unité de contenu ou dans l’abonnement à des flux ou des prestations. Il conduit à la fidélisation et à l’uniformisation des expériences.
Dès lors que la réponse émotionnelle a pu être mesurée, et par extension de savoir si le contenu nous a réellement affecté, il a non seulement été possible de modifier, presque en temps réel, les contenus, mais surtout d’affecter le prix par l’intensité de l’expérience vécue. Le paiement se fait a posteriori. C’est toute la chaîne de valeur qui peut alors être pensée à rebours.
Cette circulation des affects dans l’espace médiatique marque la convergence des expériences vécues dans les activités de production et de réception. Apparaît alors pour les médias un business model de l’affectivité, qui serait capable d’inspirer d’autres secteurs d’activité.
Julien Pierre, Enseignant-chercheur à Audencia SciencesCom, Audencia Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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