Dans un premier article, nous avons vu comment les conflits d’intérêts pouvaient perturber les deux premières étapes de la gestion des risques sanitaires et environnementaux, à savoir l’alerte et la recherche. Concentrons-nous sur la troisième étape, celle de l’expertise. Elle peut être faussée en jouant sur la composition du groupe d’experts consulté : prenons un exemple vieux de deux siècles, celui de la protection des ouvriers du plomb, pour l’illustrer.
À la fin du XVIIIe siècle, malgré les publications de médecins français reconnaissant la nocivité du blanc de céruse, pigment à base de carbonate de plomb, ce produit est largement utilisé comme peinture, notamment dans les hôpitaux. Laurence Lestel a retracé l’histoire de l’industrie de la fabrication de la céruse. Au début du XIXe siècle, une grande partie des ouvriers impliqués dans sa fabrication à l’usine de Clichy près de Paris souffrent de problèmes de santé, du fait du saturnisme induit par l’exposition aux poussières toxiques émises lors du broyage de la céruse.
En 1820, le ministère de l’Intérieur saisit le Comité Consultatif des Arts et Manufactures de la question. Or le groupe d’experts consulté inclut des chimistes très liés à l’usine, dont l’inventeur du procédé industriel de fabrication du blanc de céruse, le chimiste Gay-Lussac, qui était son ami, et… le directeur de l’usine. Ce groupe n’identifie pas de problème dans l’usine de Clichy et conclut que c’est le procédé industriel utilisé par les concurrents hollandais, et les producteurs de céruse de Lille (où le taux de maladies professionnelles était pourtant bien plus faible qu’à Clichy) qui est nocif et doit être interdit.
Du scandale de la céruse à celui du Médiator
Cet avis entraîne la promulgation d’une loi aux effets désastreux, et qui sera vite abolie. La connaissance de la composition du groupe d’experts aurait pu suffire à prédire les grandes lignes de leurs conclusions.
Le fonctionnement de l’agence française du médicament avant qu’elle ne soit réformée dans les suites du drame du Médiator constitue un autre exemple plus récent de la problématique des conflits d’intérêts dans les groupes d’experts. On peut aussi citer celui d’agences européennes, dont les politiques de gestion des conflits d’intérêts ont été remises en cause au point que le Parlement européen ait refusé de voter leur budget, avant que certaines mesures ne soit prises.
Au cours du XXe siècle, ce sont des situations similaires où juges (les experts) et parties se mélangent, bien que ce ne soit pas toujours aussi visible, qui expliquent la lenteur et les errements des décideurs pour interdire l’amiante (aux effets néfastes suspectés dès 1906 par un inspecteur du travail français dans un rapport circonstancié, et qui n’a été interdite en France qu’en 1997), la présence de plomb dans l’essence, la prescription de Distilbène aux femmes enceintes (interdite aux USA en 1971 après la publication d’une étude scientifique, et seulement en 1977 en France), freiner la consommation de tabac, ou encore limiter la pollution de l’air (qui coûte encore 100 milliards d’euros par an à la France, comme l’a indiqué la Commission d’enquête du Sénat mentionnée dans l’article précédent… Le coût de ces retards et erreurs est énorme pour le pays.
Quand la loi définit le conflit d’intérêts
La réaction de la société et des décideurs face à ces situations a été, d’une part, la mise en œuvre du principe de précaution – qui incite à agir devant un danger potentiellement très grand pour l’environnement, même s’il reste une incertitude scientifique (réelle ou délibérément créée) – d’autre part, le développement de mesures pour limiter les conflits d’intérêts dans la recherche et l’expertise scientifiques, et enfin des mesures pour protéger les lanceurs d’alerte. La loi française sur la transparence de la vie publique définit le conflit d’intérêts comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».
On voit bien, avec cette définition, qu’on peut rester « objectif » (ou le croire) et se trouver en situation de conflit d’intérêts : l’apparence de l’absence d’indépendance suffit. Celui qui a des intérêts et clame son indépendance est comme le conducteur contrôlé avec une alcoolémie sanguine supérieure à celle autorisée. Il a beau protester de la qualité de ses réflexes, il est en infraction.
Délit par omission
Plusieurs explications à ce choix du législateur peuvent être avancées : d’abord, démontrer qu’on pense et agit en toute indépendance d’une entité dont on est proche (parce qu’elle nous paie par exemple) est très difficile ; ensuite, c’est avoir une foi inébranlable dans le cerveau humain (ou au moins dans le sien) que de se croire indemne de tout biais vis-à-vis d’une personne ou une entité avec qui on entretient des liens privilégiés ; enfin, la conclusion ou la décision d’une institution qui s’appuie sur un expert avec des liens d’intérêts sera très facile à attaquer et déstabiliser, même si elle est correcte. L’expert avec un conflit d’intérêts affaiblit et ses collègues, et l’institution.
Ainsi, la non-déclaration de conflit d’intérêts est un délit par omission. Celui qui s’y adonne est comme un soldat cachant son uniforme. Le terme, avec sa connotation d’affrontement, traduit mal que c’est justement le conflit d’intérêts qui empêche une bataille rangée et franche, le clair affrontement des idées et des connaissances, ou qui du moins le fausse.
Politique des revues et des agences
La plupart des revues scientifiques demandent maintenant aux auteurs d’un article (et a fortiori d’une lettre critiquant un article) de déclarer leurs conflits d’intérêts – même s’il existe des exceptions. Les principales agences sanitaires et environnementales françaises, comme l’ANSES (santé environnementale), l’ANSM (médicament) ou Santé Publique France demandent aujourd’hui à leurs experts de remplir des déclarations de conflit d’intérêts, qui sont mises à jour chaque année, voire à chaque réunion. Cette pratique est variable d’une institution à l’autre, et d’un pays européen à l’autre. Qu’en est-il des hôpitaux ? Un rapport commandité par l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris vient de constater « qu’il n’y a pas de doctrine… », et la situation est similaire dans plusieurs grands organismes de recherche français et universités…
Au niveau international, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a défini des procédures concernant les conflits d’intérêts après les accusations dont elle a fait l’objet dans son traitement de l’épidémie de grippe H5N1 en 2010, et demande désormais à tout expert en relation avec elle, dès que celui-ci est invité à participer à une réunion à l’OMS ou à lui donner son avis, de remplir un formulaire de déclaration d’intérêts de trois pages, de fournir un CV et une note bibliographique, l’ensemble étant mis en ligne avant la réunion. Ceci peut permettre à chacun de s’exprimer sur la pertinence du panel d’experts choisi – tant du point de vue de l’équilibre des compétences et disciplines que des conflits d’intérêts.
A Bruxelles, le poids de l’industrie des pesticides
Des règles similaires sont en vigueur dans les comités d’experts de la Commission européenne. Mais le fonctionnement de Bruxelles en la matière n’est pas toujours parfait. Un exemple : une conférence officielle a été organisée par la Commission européenne à Bruxelles en juin 2015 sur les perturbateurs endocriniens. L’industrie des pesticides a pris la parole, ce qui ne pose pas de problème du point de vue des conflits d’intérêts, car quand quelqu’un annonce pour qui il travaille, chacun peut voir d’où il parle. Plusieurs scientifiques se sont aussi exprimés, avec des opinions pas toujours compatibles, ce qui a amené l’animateur de la session à noter qu’il n’y avait pas de consensus scientifique sur la question – le genre d’argument qui est parfois utilisé pour retarder l’action politique.
Or, personne n’avait demandé à aucun de ces scientifiques de déclarer ses conflits d’intérêts. De l’autre côté de l’Atlantique, aux USA, dans la moindre conférence scientifique « académique » sur des sujets touchant la société, les chercheurs sont habitués à commencer chaque communication par une page listant leurs conflits d’intérêts.
Juges et parties
Quelle est la conséquence d’un conflit d’intérêts ? En droit, on considère qu’on ne peut pas être juge et partie, et un juge sera dessaisi d’une question concernant quelqu’un de sa famille. La logique est la même dans la recherche et l’expertise : en général, on va faire sortir de la réunion les experts concernés quand un sujet sur lequel ils possèdent un intérêt est discuté. Si l’objet premier du comité est de statuer sur une question en lien avec les intérêts de l’expert, il sera préférable de ne pas le nommer dans le comité. Par exemple un chercheur ayant travaillé avec une compagnie pharmaceutique pour développer un médicament ne pourra faire partie d’un comité chargé de donner l’agrément à ce médicament, ce qui ne l’empêchera pas d’être auditionné ponctuellement par ce comité au besoin ; il en ira de même si c’est son conjoint qui travaille pour cette compagnie, ou s’il détient des actions de la compagnie. On le voit, il s’agit moins d’écarter toutes les parties concernées par un sujet que de les identifier clairement.
Limiter les conflits d’intérêts sans freiner la recherche
En pratique, pour qu’un chercheur actif puisse rester un expert consulté dans un domaine, il vaudra donc mieux que lui-même ni son équipe ne soient pas financés par des partenaires privés intéressés par cette question. Faut-il pour autant que l’on n’ait plus recours qu’aux financements publics pour évaluer l’efficacité des nouveaux médicaments, tester l’innocuité des additifs alimentaires, évaluer les conséquences à long terme de l’exposition aux pesticides ?
Ce ne serait pas réaliste étant donné la charge que cela représenterait pour les finances publiques. Mais il ne faudrait pas non plus que toutes ces études soient réalisées dans le privé, où l’indépendance et la transparence sont encore plus difficiles à garantir, et alors qu’une expertise considérable existe dans ce domaine dans le milieu académique et médical. Et l’État, de même que l’Union européenne, souhaitent développer des partenariats entre public et privé – de plus en plus de financements de l’Agence Nationale de la Recherche ou de la Commission européenne sont conditionnés à l’existence de tels partenariats. Si on ne souhaite pas rendre les chercheurs schizophrènes, plutôt que de faire machine arrière, il faut renforcer et expliciter la politique concernant les conflits d’intérêts tout en fournissant un cadre permettant de travailler en toute indépendance sur des questions intéressant le privé.
Taxe sur les opérateurs
Des modèles existent : l’ANSES attribue chaque année deux millions d’euros pour la recherche sur les effets sanitaires des radiofréquences, autant que ce qu’elle distribue pour l’ensemble des contaminants chimiques, polluants de l’air et expositions professionnelles réunis. Comment est-ce possible ? Grâce à une taxe prélevée sur les opérateurs de téléphonie mobile – taxe qui permet d’évaluer les effets sanitaires de l’usage de cette technologie, donc qui bénéficie aux industriels, et à la population.
Une logique similaire est en train de s’esquisser pour les pesticides, encore timidement. Un des gros financeurs de la recherche sur les effets de la pollution de l’air est le Health Effects Institute aux USA, qui est soutenu par l’industrie automobile sans qu’elle ait son mot à dire sur les projets soutenus. En France, on pourrait imaginer une agence ou une fondation recevant des fonds de l’industrie pharmaceutique pour sélectionner les meilleures équipes publiques capables de réaliser des essais thérapeutiques sur les nouveaux médicaments candidats pour éviter un lien direct.
Il y a donc bien un modèle possible pour une recherche débarrassée des conflits d’intérêts qui ne s’appuierait pas seulement sur les crédits publics, et qui implique la mise en place de taxes, de fondations indépendantes du privé qui établissent un parloir permettant le dialogue sans permettre d’influence.
Ce tableau rapide montre que, même si la situation est encore hétérogène entre les différentes revues scientifiques, les agences et institutions, les pays de l’Europe, des progrès ont été faits pour la gestion des conflits d’intérêts dans la recherche et l’expertise scientifique en santé environnementale. Après des décennies dans le flou, la situation est-elle donc en passe d’être réglée ? C’est ce que nous verrons dans notre prochain et dernier article .
Rémy Slama, Directeur de recherche en épidémiologie environnementale, Inserm, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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