La sortie du livre Les Fossoyeurs et son écho médiatique ont jeté une lumière crue sur le fonctionnement des EHPAD privés, sur le « business » de la dépendance. Structurant dans une analyse complète ce que des anciens employés tentaient depuis des années, sans succès, de dénoncer, Victor Castanet désosse un système dans lequel nos anciens sont devenus la matière première d’usines à rentabilité. Dans la mythologie grecque, le dieu Cronos dévorait ses enfants. Dans le monde moderne, ce sont les parents qu’on dévore.
L’indignation est partout, qui à son habitude retombera aussi vite qu’elle est montée. On entendra bien vite que les leçons ont été tirées, que suite à une enquête, un audit, une commission quelconque, ce douloureux phénomène – dont il sera rappelé qu’il était tout à fait marginal – a enfin disparu.
Pour ne pas verser dans le simplisme manichéen, comprenons bien ce qu’a fait ORPEA, et le partage des responsabilités : le groupe a atteint ses objectifs et généré du profit, comme on le lui demandait. Son directeur général et son directeur financier, dans le monde dans lequel ils évoluent, sont de « bons professionnels ». À la tête d’une entreprise cotée en bourse, on ne leur demande pas de produire de la bienveillance mais du profit. Leur valeur professionnelle est mesurée par des tableurs Excel et des courbes. Pour cela, d’un côté ils ont diminué les coûts en embauchant peu de personnel, en limitant les dépenses destinées au bien-être de leurs résidents – rationnement des protections contre l’incontinence, des médicaments, réduction du temps de prise en charge. D’un autre, ils ont optimisé leurs recettes en promettant aux familles que leurs anciens finiraient leur vie dans la douceur d’un bel environnement. La culpabilité de devoir laisser seul un parent aimé délie les portefeuilles. Ils ont optimisé encore leur profitabilité par des subventions publiques, facturé à l’assurance maladie des services non rendus et exploité des systèmes de rétro-commissions imposés à leurs fournisseurs.
Sur le seul premier semestre 2021, ORPEA dégageait grâce cette stratégie près de 500 millions d’euros de marge, représentant un quart de son chiffre d’affaires. Dans son rapport financier, le groupe se félicite avec gourmandise d’un « réservoir de croissance » avec la construction de nouveaux bâtiments, de l’efficacité de ses placements financiers. Ses bases sont, rappelle-t-il, une offre « innovante », qui cible « des enfants et adolescents en santé mentale, en passant par les seniors autonomes en résidences services et à domicile jusqu’aux personnes âgées très dépendantes en maisons de retraite ». Avec sa trésorerie et sa capacité à racheter des structures pour leur apporter son « efficacité » de gestion, le groupe prévoyait toujours plus de croissance et « une nouvelle progression de la marge ». Toujours moins de coûts, toujours plus de revenus.
Les gestionnaires de portefeuille adorent ce type de rapport financier. Orpea est ce que l’on appelle une « vache à lait », un investissement avec une bonne et prédictible rentabilité, des finances saines, une progression régulière. Dans ce monde froid où la valeur est mesurée par la capacité à faire gagner de l’argent sans grand risque d’en perdre, la gestion des personnes âgées est un modèle. En bourse, les EHPAD privés comme Orpea et Korian sont des placements rassurants.
Là est un angle important à considérer dans un moment où la chasse impitoyable des coupables va être faite. La catharsis publique demandera que les coupables soient peu nombreux et bien noirs, que le reste de la population soit innocentée. Pourtant les groupes comme Orpea ne font au final « que » ce qui est demandé à toute entreprise cotée en bourse : rapporter plus à leurs actionnaires, c’est-à-dire à presque tout le monde. La vérité qui nous est montrée est celle d’une société qui dans son ensemble considère que la gestion industrielle des anciens peut être une source de profit. On touche là une des limites du libéralisme : s’il a la capacité de libérer les énergies et la créativité, il peut aussi devenir un monstre avide lorsqu’il perd tout sens moral. Il piétine alors les générations précédentes autant que les suivantes, générant de la croissance, de l’arrogance, mais rien qui puisse rendre véritablement heureux.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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