Le 20 avril 2023, Agnès Thibault-Lecuivre, cheffe de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), a annoncé sur France Info que son service conduisait actuellement 59 enquêtes judiciaires à propos d’agissements policiers en rapport avec le mouvement de contestation de la réforme des retraites, en très grande majorité à Paris.
Pour qui s’intéresse à l’institution policière, à ses dispositifs de contrôle et au maintien de l’ordre, l’information est intrigante : il y a 20 ans, un nombre bien plus réduit d’enquêtes était mené par l’Inspection générale des services (IGS, l’ancêtre parisienne de l’IGPN) à propos des mêmes types de comportements comme l’ont montré les données traitées dans le cadre de ma thèse.
Pour l’heure, cette déclaration vise à assurer que l’action policière de maintien de l’ordre est sous contrôle, le chiffre inédit de 59 enquêtes étant la preuve concrète que l’institution s’occupe de ses « brebis galeuses » ; la cheffe de l’IGPN a ainsi assuré que l’inspection allait proposer des sanctions à l’encontre des fonctionnaires de la Brav-M enregistrés alors qu’ils tenaient des propos malveillants, menaçants et qu’ils se rendaient manifestement coupables de violences illégitimes, en raison de leur « comportement indigne […] contraire à l’exemplarité attendue ».
Or, en premier lieu, un défi se pose aux enquêteurs : celui d’identifier les policiers mis en cause. Or malgré l’existence de traces écrites et/ou orales de l’organisation et de l’évolution des dispositifs de maintien de l’ordre, il peut être difficile d’établir avec certitude qui intervenait précisément sur telle ou telle charge. Et s’il existe maintenant de nombreuses captations vidéo permettant, en théorie, de faciliter l’identification – le port à géométrie variable du RIO – ou celui désormais récurrent de cagoules ignifuges en diminue l’efficacité. Puis, une fois une correspondance tracée entre des comportements dénoncés et des personnes, le travail d’enquête portant sur des allégations de violence se poursuit : il suppose de distinguer ce qui relève de l’intervention justifiée et proportionnée des usages illégitimes de la force physique.
Un objet de suspicion dans le débat public
Par ailleurs, les recherches de spécialistes de cette institution montrent que les enquêtes ouvertes pour des faits allégués de violence illégitime aboutissent rarement à des sanctions. Rappelons que l’IGPN n’est pas une instance disciplinaire mais un service d’investigation. C’est d’ailleurs à ce titre que l’institution – très majoritairement composée de policiers – est régulièrement soupçonnée de faire preuve de clémence envers les mis en cause, voire d’entretenir avec eux une connivence de mauvais aloi, l’amenant à couvrir nombre d’agissements illégitimes.
Ainsi, c’est sous cet aspect que l’IGPN est devenue un objet récurrent du débat public, en particulier à la suite de ses rapports sur deux affaires particulièrement médiatisées.
D’une part, celle des 151 adolescents de Mantes-la-Jolie interpellés en 2018 en marge d’une mobilisation lycéenne qui, dans l’attente de leur transfert vers des postes de police, avaient été contraints de se tenir à genoux, mains sur la tête ou menottés dans le dos.
D’autre part, celle sur la mort de Steve Maia Caniço, retrouvé noyé dans la Loire à Nantes après qu’une charge policière à 4h du matin le soir de la fête de la musique 2019 et qui a conduit plusieurs personnes à tomber à l’eau.
Certes, il y a des précédents : l’IGS avait en son temps été au cœur de la tourmente lorsqu’il avait été établi qu’elle avait échafaudé en 2007, sur commande politique, un stratagème pour évincer un fonctionnaire de police proche de l’homme politique Daniel Vaillant. D’autres affaires émaillent depuis longtemps la vie des instances de contrôle interne de la police nationale.
Pour autant, jamais l’acronyme du service interne de contrôle, à la visibilité pourtant réduite (l’inspection ne dispose pas de site Internet, seulement d’une page de liaison permettant de soumettre une plainte), n’a été à ce point connu, et son action à ce point contestée. En outre, la comparaison internationale achève souvent d’enfoncer le clou des insuffisances du contrôle interne français, en mettant en avant le rôle des instances externes de contrôle, plus indépendantes et dès lors réputées plus à même de conduire des enquêtes impartiales.
Ce qu’en pensent les policiers eux-mêmes
Il faut enfin ajouter à cette équation l’avis de nombre de policiers sur l’IGPN. La réputation de l’Inspection au sein de la plupart des services actifs n’est pas celle d’un service à la grande magnanimité ou témoignant d’accointances avec les mis en cause mais, à l’inverse, comme nous l’avons constaté au cours de nos enquêtes, celle d’une instance d’enquêteurs tâtillons qui font preuve, par leur travail acharné de débusquement, d’une scandaleuse rupture de solidarité avec le reste de l’institution.
Telles sont les composantes de la construction actuelle du contrôle interne de l’activité policière comme problème public. Une part importante de ce débat est consacrée à l’efficacité du contrôle, opposant celles et ceux qui se réjouissent que le contrôle fonctionne bien (certains estimant tout de même qu’il peut encore être amélioré par petites touches), à d’autres qui font valoir que l’organisation, la composition et les méthodes de travail de l’IGPN empêchent, si ce n’est absolument en tout cas tendanciellement, un véritable contrôle de s’exercer.
Lorsque les enquêtes sont jugées insuffisantes, c’est souvent en raison de l’individualisation des responsabilités à laquelle elles aboutissent, laissant de facto de côté les interrogations sur les déterminations structurelles qui rendent possibles les comportements illégitimes. Seule une nouvelle répartition du travail d’enquêtes entre instances de contrôle semble alors à même d’accroître l’efficacité du contrôle de l’action policière.
Vers une autre piste ?
On voudrait suggérer ici une piste complémentaire sur la base d’une hypothèse : la sanction, ou sa menace, ne suffit pas à réguler un comportement illégal. Ce que l’on sait depuis longtemps concernant les phénomènes de délinquance comme en témoignent les longs débats aux États-Unis autour de la notion de « deterrence » (dissuasion).
Il faut dès lors trouver le moyen de changer les pratiques policières et les normes professionnelles qui les enserrent si on veut aboutir à une réduction drastique des comportements visés par les instances de contrôle.
Pour ce faire, il est impératif d’accroître les connaissances quant au fonctionnement de l’activité policière, de la part à la fois du public et de l’institution elle-même. Certes, nous ne manquons plus de travaux de sciences sociales sur le sujet mais nous savons qu’ils peinent parfois à franchir les portes de l’institution.
La suggestion est alors la suivante : les enquêtes de l’IGPN devraient servir non seulement à établir la culpabilité ou l’innocence de policiers mis en cause, mais pourraient aussi être utilisées comme des plongées investigatrices dans l’activité policière ordinaire.
Elles documenteraient ainsi utilement dans quelles circonstances des coups sont portés sans justification immédiate par les conditions de l’intervention, et porter l’interrogation en amont, à propos de l’organisation du travail et de son encadrement ; elles ouvriraient la discussion autour des réactions (ou de l’absence de réactions) du collectif policier dans lequel se trouve le fonctionnaire fautif ; elles illustreraient les mécanismes qui facilitent, ou à l’inverse, entravent l’exercice d’une violence illégitime ; elles renseigneraient sur les modalités concrètes de montées en tension entre forces de l’ordre et population. Elles pourraient, en somme, être mobilisées comme des vecteurs d’une meilleure auto-compréhension du travail policier, de ses difficultés, de ses défaillances.
Évidemment, une telle perspective supposerait que ces enquêtes en soient effectivement, c’est-à-dire qu’elles ne s’arrêtent pas à la détermination d’une culpabilité ou d’une innocence individuelle, et que leur contenu soit intégralement recueilli par un organe interne à l’institution dont la tâche explicite serait de comprendre ce qui défaille lorsque des comportements illégitimes sont établis, et ce qui motive les plaintes lorsqu’elles sont déposées au sens où elles constituent les indices tangibles d’attentes sociales vis-à-vis de l’institution policière.
L’enjeu n’est pas mince : à un moment historique où l’action policière soulève des inquiétudes massives au sein de la société française, l’institution pourrait trouver dans ce cheminement réflexif une possibilité de prendre la mesure des défis de son temps en s’appuyant sur une matière riche : les enquêtes qu’elle conduit à propos d’elle-même.
Article écrit par Cédric Moreau de Bellaing, Maître de conférences en sociologie du droit et en science politique , École normale supérieure (ENS) – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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