ISTANBUL – Sur la place centrale d’Aksaray, quartier d’Istanbul qui compte une importante population de réfugiés, Haroun Yamani tente de rassurer les potentiels clients qui aspirent à un avenir meilleur en Europe, mais s’inquiètent du dangereux trajet en bateau qui les y mènera.
Enchaînant les cigarettes, cet homme mince affirme que, contrairement à d’autres passeurs connus pour s’être enfuis avec l’argent de réfugiés, il est « un homme bon » et que s’il demande un prix aussi élevé que 1300 dollars par personne, c’est parce qu’il y a « des voies dangereuses et d’autres plus sûres, qui coûtent donc plus cher ».
En réalité, les aspirants au passage, originaires de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan et d’autres pays déchirés par des conflits et économiquement défavorisés, pourraient bien payer pour leur propre mort. Le 8 février, alors que la chancelière allemande Angela Merkel, en visite en Turquie, appelait de ses vœux que la répression des passeurs donne des « résultats rapides » et tandis que le premier ministre turc Ahmet Davutoglu demandait une plus grande implication de l’OTAN, les vents hivernaux ont balayé la mer Égée et retourné deux embarcations, faisant au moins 33 morts.
À la suite de son récent et controversé accord avec l’Union européenne (UE), la Turquie a intensifié sa campagne de lutte contre le trafic de migrants. Le réseau de M. Yamani est confronté à une présence policière renforcée le long de la route d’Istanbul et de la côte. Il assure cependant à ses clients avoir des contacts infiltrés qui les informent du besoin éventuel de contourner un poste de contrôle ou de soudoyer des agents.
Quelque 2,5 millions de réfugiés syriens ont immigré en Turquie depuis le début de la guerre en Syrie. La Turquie est donc le pays qui accueille le plus de Syriens au monde.
Selon M. Yamani, le prix du passage est environ deux fois moins élevé qu’en été, quand les eaux sont plus calmes et que les risques de naufrage et d’hypothermie sont réduits. Il ajoute cependant que les trajets en hiver sont « confortables, pas dangereux, si Dieu le veut ».
Peut-être le sait-il – mais il se garde bien de mentionner – que depuis le début de l’année 2016, plus de 360 personnes sont mortes ou ont disparu en tentant de traverser la mer Égée, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). On comptait 82 morts pendant la même période l’année dernière.
L’accord européen introduit de nouvelles mesures
Quelque 2,5 millions de réfugiés syriens ont immigré en Turquie depuis le début de la guerre en Syrie. La Turquie est donc le pays qui accueille le plus de Syriens au monde. L’Union européenne fait de plus en plus pression pour que l’État jugule le flux de réfugiés et de migrants qui quittent ses côtes par centaines de milliers pour se rendre sur les îles grecques telles que Lesbos.
Déterminée à remplir sa part de l’accord signé avec l’UE en novembre dernier, qui lui promet une aide de 3,2 milliards de dollars, la Turquie s’est efforcée d’augmenter les contrôles aux frontières, de sévir contre les réseaux de passeurs et d’améliorer les conditions de vie des réfugiés syriens, notamment en délivrant des permis de travail à ceux qui résident dans le pays depuis au moins six mois.
Le 1er février, Numan Kurtulmus, porte-parole du gouvernement, a dit lors d’un conseil des ministres que la Turquie avait « décidé de classer le trafic illicite de migrants dans la catégorie des crimes terroristes et des crimes organisés et de modifier la loi en conséquence, permettant notamment ainsi de saisir les biens utilisés par les passeurs ».
M. Kurtulmus a ajouté qu’une force spéciale de police pour la prévention du trafic de migrants était en gestation et qu’un décret avait été signé dans le but de renforcer la coordination entre la police, les gardes-côtes, les autorités locales et d’autres instances concernées.
Ces mesures ont fait la une des journaux en Turquie, comme le 6 février, lorsque la police turque a fait une descente dans trois usines fabriquant sans permis des bateaux pneumatiques qui ne respectaient pas les normes et qui étaient destinés au passage de migrants vers la Grèce. Ces dernières semaines, la Turquie a par ailleurs déployé des troupes de gendarmes supplémentaires le long du littoral de la mer Égée.
Les passeurs s’adaptent vite
Le balayage des côtes proches des villes du littoral ne suffit cependant pas à intercepter tous les groupes. Les passeurs se sont adaptés en opérant plus furtivement. Ils font constamment changer les migrants d’hôtel ou de campement dans les bois en attendant leur départ et attendant que la voie soit libre — souvent tôt le matin — pour laisser les migrants embarquer.
Depuis le début des années 2000, le gouvernement turc s’est révélé incapable d’éviter que le trafic de migrants s’envole pour devenir l’industrie de plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaires que l’on connaît aujourd’hui.
Selon Fulya Memisoglu, une chargée d’enseignement à l’université de Cukurova qui étudie les réseaux de passeurs et de trafiquants en Turquie, la nature transnationale de cette activité présente un important obstacle à son élimination. Le trafic d’êtres humains implique « différents pays et des acteurs qui s’adaptent très facilement à l’évolution des flux migratoires », a-t-elle dit à IRIN.
Les barons restent extrêmement discrets
D’après les réfugiés, les intermédiaires sont souvent d’origine syrienne et montrent une apparence « propre et nette » qui donne confiance, a expliqué Mme Memisoglu. Mais ils ne sont que la face présentable d’un réseau plus large dont les chefs restent cachés, sont difficiles à identifier et sont assez futés pour changer constamment de sous-fifres.
Parfois, les intermédiaires « économisent eux-mêmes de l’argent pour traverser eux aussi par ces réseaux de passeurs et ils peuvent ne plus se trouver en Turquie au bout de quelques semaines ou de quelques mois », a ajouté Mme Memisoglu.
Malgré les eaux glacées et les pressions de l’État, la demande pour passer en Europe n’a fait qu’augmenter depuis l’année dernière et le nombre de personnes arrivant sur les côtes européennes devrait continuer de croître, tout comme le nombre de morts.
Les réseaux sociaux servent de rabatteurs
En 2015, les passeurs rabattaient encore physiquement les réfugiés dans les quartiers populaires. Dernièrement, a expliqué M. Yamani, la plupart quittent maintenant les rues pour se tourner vers les réseaux sociaux en faisant campagne sur un nombre incalculable de groupes sur Facebook, WhatsApp et Viber.
Ils y promeuvent la vente d’embarcations et de faux papiers pouvant faciliter l’enregistrement des réfugiés lorsqu’ils arrivent en Grèce. Les prix varient de 50 dollars pour un certificat de mariage à 1250 dollars pour un passeport.
Selon un porte-parole de Facebook, les groupes de passeurs contreviennent aux normes du site et sont supprimés dès qu’ils sont signalés. Il est cependant impossible de suivre le rythme de ces nouveaux groupes qui changent constamment et utilisent des langues qui sont rarement comprises par les modérateurs des bureaux européens et américains.
« Facebook ferme rapidement les pages qui servent aux passeurs, mais le problème, c’est que nous observons une augmentation du nombre d’agents de voyage douteux, mais bien déguisés, qui exploitent les besoins et le sentiment d’urgence de personnes désespérées qui utilisent évidemment les réseaux sociaux – Facebook, Google hangouts, ou autres », a dit à IRIN Leonard Doyle, porte-parole de l’OIM.
Sur des groupes comme « Smugglers Market » (Le marché des passeurs), « Smugglers to Europe » (Passeurs vers l’Europe), ou « Trips from Turkey to Greece » (Voyages de la Turquie vers la Grèce), qui proposent leurs services aux Syriens en Turquie et ailleurs, les tarifs hivernaux compétitifs n’ont jamais été aussi bas. Les passeurs demandent parfois seulement 500 dollars par trajet.
Ces prix inquiètent les experts, qui craignent que les passeurs prennent encore moins de précautions qu’avant et envoient les réfugiés dans des embarcations de moins bonne qualité, avec des gilets de sauvetage de contrefaçon qui ne flottent pas et qui sont de peu d’utilité pour les nombreux réfugiés qui ne savent pas nager.
Le risque reste bon à prendre
Ismael, réfugié originaire de Homs qui n’a pas souhaité révéler son nom de famille pour des raisons de sécurité, vend du thé à une livre (30 centimes de dollars) 12 heures par jour pour subvenir aux besoins de sa femme et de ses trois enfants. Les revenus de ce genre d’activités informelles sont insuffisants et il pioche dans ses économies pour faire face au coût croissant du loyer et de la nourriture.
Il voit des minibus privés remplis de réfugiés quitter quotidiennement son quartier d’Aksaray, même pendant les tempêtes de neige. Selon lui, ses compatriotes ont vu « tant de guerre et de destruction que [pour eux] cela vaut la peine de prendre un risque de plus pour se rendre dans un endroit meilleur ».
« Au moins, en Europe, j’aurai des droits et j’aurai la chance de gagner un peu d’argent pour l’envoyer à ma famille qui vit toujours en Syrie. » _ Mohamad Moussa
Tandis que les réfugiés risquent leur vie sur la mer Égée pour rejoindre la Grèce et échapper à « l’exploitation » généralisée dont ils souffrent dans les villes turques comme Istanbul, « les passeurs vivent très heureux », a commenté Ismael. « Ils peuvent gagner 20 000 dollars par mois lorsque la demande est élevée. Ils ont tout : une maison, des voitures, toutes les opportunités – alors que le reste d’entre nous n’avons presque rien. »
De jeunes hommes comme Mohamad Moussa, âgé de 29 ans, disent qu’ils ne peuvent plus attendre de commencer leur vie.
« Quand je suis arrivé en Turquie, je n’ai bénéficié de rien en matière de droits de l’homme », a dit M. Moussa, qui a versé 600 dollars à des passeurs pour se rendre en Grèce par bateau le mois dernier. Il poursuit maintenant sa route dans l’espoir d’atteindre l’Allemagne.
M. Moussa a souffert du froid pendant son voyage de la ville côtière turque d’Izmir jusqu’à l’île grecque de Lesbos et il a « senti les vagues », mais il ne pouvait pas attendre l’arrivée du printemps, car le prix de la traversée serait devenu trop élevé.
« En Turquie, dans tous les endroits où j’ai travaillé, dans toutes mes activités, je me sentais perdu », a-t-il dit. « Au moins, en Europe, j’aurai des droits et j’aurai la chance de gagner un peu d’argent pour l’envoyer à ma famille qui vit toujours en Syrie. »
Source : IRIN News
Le point de vue dans cet article est celui de son auteur et ne reflète pas nécessairement celui d’Epoch Times.
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