Clara Dragnev est chercheuse doctorante au Centre Thucydide de l’université Paris 2 Panthéon-Assas. Elle y prépare depuis janvier 2022 une thèse sur la Route de la soie numérique initiée par le Parti communiste chinois. Elle a publié sur le Rubicon le 14 juin dernier une analyse en deux parties de la monnaie numérique chinoise, baptisée e-yuan ou encore renminbi numérique.
Comme l’indique sa conclusion, l’analyse révèle que derrière l’e-yuan se cache « un projet très long terme et ambitieux : faire de la Chine [communiste] la première puissance à l’horizon 2049, notamment sur le plan numérique via ses initiatives des Routes de la soie. Ce volet numérique de la ‘‘Belt & Road Initiative’’ [BRI], encore méconnu, constitue une menace pour les souverainetés numériques dont il convient aujourd’hui de saisir la dimension et la portée. »
E-yuan, le nouveau cheval de Troie du régime communiste chinois
Pour arriver à une telle conclusion, Clara Dragnev a mené des analyses en citant tout d’abord Sir Jeremy Fleming, chef de l’agence britannique de renseignement d’origine électromagnétique GCHQ. Ce dernier a averti sur Financial Times en décembre 2021 que le renminbi numérique chinois menaçait de devenir un dispositif destiné à surveiller les utilisateurs, et à exercer un contrôle sur les transactions monétaires mondiales.
Le Parti communiste chinois (PCC) a développé son e-yuan depuis des années. Selon la chercheuse du Centre Thucydide, « cette monnaie numérique constitue la forme la plus achevée de MNBC [monnaie numérique de banque centrale] à ce jour parmi les différents projets portés au niveau étatique ».
« Il ne s’agit pas d’une simple application de paiement numérique. [Mais] c’est [aussi] une application qui permet de savoir où vous êtes, quel est votre nom, quel est votre numéro de sécurité sociale, [et] de connaître toutes les informations qui permettent de vous identifier. Elle a la capacité de vous géolocaliser », d’après Kyle Bass, le fondateur et directeur des investissements de Hayman Capital Management.
L’essor du renminbi numérique à l’échelle nationale est vertigineux : à l’automne 2021, 140 millions de personnes utilisaient la MNBC chinoise, pour un montant total d’environ 8,5 milliards d’euros. Mais un an plus tard, tandis que l’on comptabilisait près de 261 millions d’utilisateurs du e-yuan dans le pays, la banque centrale du PCC a annoncé fin août 2022 que les transactions réalisées en e-yuan avaient dépassé le montant cumulé de 14 milliards d’euros pour 360 millions de transactions.
« Cette monnaie numérique souffre toutefois de nombreuses limites et ne semble pas susceptible de concurrencer véritablement le dollar », selon Clara Dragnev. D’après elle, la réelle menace réside dans « d’autres technologies liées à l’e-yuan, telles que la Blockchain-based Services Network [BSN] et l’Universal Digital Payment Network [UDPN], plateformes chinoises d’interopérabilité des MNBC ».
La BSN (Blockchain-based Services Network) développée par le PCC, un piège tendu aux monnaies numériques
Un rapport, publié le 28 juin par le groupe de réflexion Atlantic Council basé à Washington, révèle qu’un total de 130 pays – représentant 98 % de l’économie mondiale – prennent des mesures pour convertir la monnaie de leur banque centrale en monnaie numérique. Il s’agit d’une augmentation spectaculaire par rapport à 2021, seulement 35 pays envisageaient alors de créer une MNBC.
Cependant, la technologie blockchain qui sous-tend les MNBC « se heurte aujourd’hui à une difficulté majeure : comment articuler les différents réseaux blockchains entre eux ? [Par exemple] comment interopérer une technologie blockchain d’e-euro avec celle d’un e-yuan ou d’un e-dollar ? Convertir et compenser les opérations ? » constate Clara Dragnev. Et de souligner que « l’interopérabilité des blockchains nécessiterait une plateforme unifiée, au langage unique. La Chine a parfaitement compris ce besoin et créé la BSN ».
Au lieu des protocoles TCP/IP classiques, la BSN chinoise est « un réseau de type cloud, interconnecté par une grappe de nœuds (les Public City Nodes), répartis dans des centres virtuels géographiquement dispersés à l’international et contrôlés par des opérateurs locaux du cloud et des centres de données ».
Elle intègre en effet un sous-projet baptisé Universal Digital Payment Network (UDPN), qui est une méthode standardisée de paiement basé sur des blockchains permettant d’interconnecter les MNBC entre elles via une interface technique de programmation d’application (API). Ce sous-projet UDPN vise à bâtir « en cinq ans une interopérabilité des MNBC au niveau mondial ».
Ainsi, le régime communiste chinois se pose non seulement « en précurseur » quant à l’interopérabilité des MNBC, mais il a également déjà – en parallèle avec développement du volet UDPN – « entamé un processus de partenariat sur l’intégration des MNBC », pointe Clara Dragnev. Et d’en donner des preuves :
« En février 2021, la Banque centrale chinoise lançait ainsi une étude commune avec la Hong Kong Monetary Authority et la Banque centrale thaïlandaise, première collaboration internationale inter-banques centrales montée en vue de faciliter les paiements blockchain transfrontaliers. Les Émirats arabes unis se joignent la même année au projet, qui vise à développer un prototype de système de paiement transfrontaliers en temps réel (…) La Banque des règlements internationaux (BRI) a d’ailleurs annoncé le 27 septembre 2022 la réussite d’un essai pilote de règlement transfrontalier de MNBC. »
Le régime communiste chinois « devient le premier État à avoir développé son infrastructure de grands livres distribués [c’est-à-dire BSN] », fait remarquer Clara Dragnev, avant de s’inquiéter : « Cette technologie, à laquelle l’e-yuan pourrait s’adosser dans les prochaines années, pourrait à moyen terme s’avérer bien plus dangereuse pour les souverainetés éco-numériques que l’e-yuan. » Et ce, d’autant plus que son noyau, l’UDPN devra « également faire l’objet d’une vigilance accrue, en ce qu’elle pourrait instaurer un système international d’interopérabilité transfrontalière de MNBC contrôlé par la Chine, avec une surveillance renforcée des opérations de conversion ».
Les routes de la soie numériques et l’ambition de Xi Jinping à l’horizon 2049
Derrière l’expansion du renminbi numérique, de la BSN et de l’UDPN se cache un projet de plus grande envergure et encore plus ambitieux : celui visant à transformer le régime communiste chinois en la première puissance mondiale à l’horizon 2049, « notamment sur le plan numérique via les Routes de la soie numériques », à en croire Clara Dragnev.
Le Secrétaire général du PCC, Xi Jinping, a en effet annoncé en mai 2017 le lancement des routes de la soie numériques (RSN) comme étant une composante des nouvelles routes de la soie, au même rang que les autres volets terrestre et maritime. Cette branche de l’initiative BRI « intègre toutes les composantes du numérique : l’approvisionnement en terres rares ; la production de matériels (hardware) ; les nanotechnologies ; les infrastructures et réseaux (câbles sous-marins, centres de données (data centers) ; l’informatique en nuages (cloud computing) ; les villes intelligentes ; la 5G ; les solutions logicielles (softwares) comprenant les applications, les technologies financières (fintechs), et les logiciels d’exploitation) ; ainsi que l’économie numérique et l’informatique quantique, » constate Clara Dragnev. Et d’ajouter des exemples marquant fortement les esprits, à savoir :
« Huawei Marine construit un câble à fibre optique de 6000 km (le South Atlantic inter Link), reliant le Cameroun au Brésil. Les opérateurs télécom indien et russe Bharti Airtel et Rostekecom ont été financés à hauteur de 2,5 milliards de dollars et 600 millions de dollars afin d’acquérir des équipements Huawei et ZTE. En juillet 2021, le chinois Xiaomi détrônait Samsung de sa place de leader sur le marché des ventes smartphones en Europe. Le Zimbabwe cédait en 2018 toutes les données biométriques de ses citoyens à la start-up chinoise CloudWalk Technology en échange d’un accès illimité à son système de reconnaissance faciale. Le Cambodge, le Sri Lanka, le Chili et la Pologne (pour ne citer qu’eux) se sont montrés intéressés par le projet d’importation du crédit social chinois. Huawei construit des centres de données au Zimbabwe, en Zambie, au Togo, en Tanzanie, au Mozambique, au Mali et à Madagascar en sus de ceux déjà présents au Kenya, en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Ghana, au Cap-Vert et en Algérie. »
Les exemples ci-dessus mettent en évidence le fait que le régime communiste chinois cherche depuis des années à exporter voire imposer son modèle numérique à l’échelle mondiale. Par ailleurs, au centre de ce modèle numérique du PCC se trouve le New IP, un modèle alternatif d’Internet à l’architecture « descendante » de haut en bas lancé en 2019. Avec le modèle New IP, « le contrôle serait rendu aux États plutôt que laissé aux individus ». De quoi renforcer le pouvoir de Xi Jinping, réélu à unanimité à la tête du PCC pour un troisième mandat consécutif. Le Secrétaire général du PCC « ne dissimule d’ailleurs pas ses ambitions pour le pays, qui aurait selon lui vocation à bâtir une ‘‘communauté de destin dans le cyberespace’’ », selon Clara Dragnev.
Pour la chercheuse, « le projet d’UDPN montre d’ailleurs que la nature de la BSN est en train d’évoluer. De vecteur d’exportation hardwares et softwares, de la construction et l’équipement en infrastructures, la BSN a entamé une mue pour devenir perméable aux technologies étrangères et se poser en amont des solutions technologiques développées à l’international, en hauteur des écosystèmes. Elle montre en outre son aptitude à l’intégration dans un environnement technologique et juridique complexe en faisant le pari d’un futur besoin mondial en matière d’interopérabilité numérique. »
Mais quels que soient les niveaux de développement et d’intégration de l’e-yuan, de l’UDPN et de la BSN dans l’initiative « Routes de la soie » du PCC, « il ne s’agit donc que du versant d’un projet [encore] plus profond, plus structuré et surtout plus long terme : la course à la gouvernance numérique mondiale dans le cadre de l’objectif du Parti communiste chinois de faire de la RPC la première puissance à l’horizon 2049, pour son centenaire », comme le conclut Clara Dragnev.
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