Bien qu’il ait été composé entre 700 et 800 apr. J.-C., le poème anglo-saxon « Beowulf » nous interpelle avec une voix émouvante et un esprit d’héroïsme qui s’appliquent aussi bien aujourd’hui qu’à l’époque embrouillée qui l’a vu naître.
Le poème se déroule vers l’an 500 en Scandinavie, à une époque incertaine autour de la chute de l’Empire romain, dans un endroit qui se trouve déjà au-delà des frontières de l’ordre et de la civilisation romaine qui se fissure.
C’est une époque de serments et de querelles sanglantes, d’honneur et de vengeance, de chefs de guerre et de guerriers, et de grands palais en bois – petits refuges de la civilisation et de la culture, retenant les ténèbres.
C’est l’époque des chefs et des tribus qui luttent pour leur survie, affrontant une foule de forces hostiles dans les forêts de pins impénétrables, les landes balayées par le vent et les mers glaciales du Nord. Et c’est l’époque des monstres.
Un grand héros
Mêlant histoire et légende, le poème raconte l’histoire d’un héros goth (Geat, une peuplade au sud de la Suède) nommé Beowulf, qui traverse la mer pour aider Hrothgar, le roi des Danois, parce que Heorot, son grand palais, est en proie à un terrible monstre mangeur d’hommes, s’appelant Grendel. Chaque nuit, ce prédateur furtif s’empare de quelques hommes de Hrothgar et les dévore, et ce, depuis 12 ans. Beowulf se bat avec le monstre, dédaignant les armes, et gagne la lutte à mains nues.
Le roi Hrothgar, fou de joie, récompense le héros qui a redonné vie et culture à son peuple. Mais la joie est de courte durée, car la mère de Grendel (même les monstres ont une mère) vient se venger en tuant d’autres hommes de Hrothgar. Beowulf traque la « mère-troll » jusqu’à son repaire dans un lac hanté, plonge au fond du lac et sectionne la tête de son corps à l’aide d’une épée datant de l’époque des géants. De retour au pays des Goths, Beowulf devient le roi de son propre peuple.
Une rupture soudaine se produit alors dans le récit, qui fait un bond de 50 ans dans le futur. Beowulf, devenu un vieil homme, doit affronter un dernier ennemi lorsqu’un dragon se réveille et commence à terroriser et à ravager le pays.
Comment tout se termine
Dans un essai de 1936, intitulé « Beowulf : Les Monstres et les Critiques », J.R.R. Tolkien explique que les deux moitiés du poème sont censées s’équilibrer l’une l’autre, en opposant la jeunesse et la vieillesse, les débuts et les fins, et en établissant le contexte nécessaire à la bataille finale de Beowulf. En fait, il a soutenu que l’ensemble de « Beowulf » est en réalité un long « dirge », c’est-à-dire un chant funèbre à la mémoire de ceux qui sont tombés au combat, et que le récit des exploits héroïques de Beowulf lorsqu’il était jeune a pour but de rendre plus poignant le sort qui lui est réservé dans sa vieillesse.
Tolkien nous dit que l’intrigue et la structure relativement simples du poème sont destinées à mettre en évidence son thème élevé et universel : la mort et l’échec qui nous frappent tous, même les héros et les puissants.
Bien que le poète anonyme soit chrétien, il se concentre sur le passé païen dont il est issu. Il s’intéresse à la vie sur terre et non à une quelconque vision de gloire ou de rédemption dans l’au-delà. Pour reprendre les termes de Tolkien, il « se préoccupe toujours principalement de l’homme sur terre, reprenant dans une nouvelle perspective un thème ancien : l’homme, chaque homme et tous les hommes, ainsi que toutes leurs œuvres, mourront ».
Dévouement et courage
Jusqu’à présent, j’ai peut-être seulement convaincu les lecteurs que « Beowulf » est un poème déprimant et sans espoir. Mais c’est loin d’être le cas. S’il est vrai qu’une atmosphère mélancolique plane sur l’œuvre, il y a tout de même les prémices de quelque chose de plus, de quelque chose qui, à défaut d’être pleinement porteur d’espoir, est véritablement inspirant. « La force de l’imagination mythologique nordique est d’avoir affronté ce problème [de la mortalité], d’avoir placé les monstres au centre, de leur avoir donné la Victoire, mais pas l’honneur, et d’avoir trouvé une solution puissante, mais terrible dans la volonté et le courage nus », écrit Tolkien.
Ce qui accélère le pouls et émeut le cœur à la lecture de « Beowulf », c’est le remarquable dévouement au devoir et le courage dont fait preuve Beowulf, même face au dragon, qui est devenu la personnification même de l’échec et de la mort. On pourrait appeler cela « l’héroïsme de la cause perdue ». La cause est peut-être perdue, mais elle n’en vaut pas moins la peine d’être défendue.
Beowulf sait qu’il va mourir, mais il choisit de combattre le dragon pour le bien de son peuple. Ses actions ne sont pas basées sur la perception du résultat, qui n’a presque aucune importance pour lui. Sa décision repose simplement sur ce qu’il sait devoir faire.
Le roi des vétérans s’assit au sommet de la falaise.
Il souhaita bonne chance aux Geats qui avaient partagé
son foyer et son or. Il avait le cœur triste,
troublé mais prêt, pressentant sa mort.
Son destin était proche, inconnu mais certain. (traduction libre)
Ce destin est incarné par le dragon, l’image primitive du mal. Dans son introduction au poème, Seamus Heaney écrit : « Le dragon égale la ligne d’ombre, la vallée de l’ombre de la mort du psalmiste, l’incarnation d’une connaissance profondément enracinée dans l’espèce qui est la connaissance même du prix à payer pour la survie physique et spirituelle. (…) Dans le dernier mouvement de ‘Beowulf’, il se loge dans l’imaginaire comme (…) plus un destin qu’un ensemble de vertèbres reptiliennes. »
Tout au long du poème, Beowulf a été un homme d’action, affrontant le mal de front, ses exploits frôlant l’impétuosité, bien qu’il reste toujours conscient de la possibilité d’une défaite. À la fin du poème, cette possibilité devient une certitude dans l’esprit de Beowulf, mais son engagement en faveur de l’action juste n’a pas changé. « Ce qui se passe sur le mur / entre nous deux se déroulera comme le décide le destin, / maître des hommes. Je suis résolu. » Beowulf n’est pas un personnage particulièrement complexe. Tolkien écrit : « Il n’a pas de loyautés enchevêtrées ni d’amour malheureux. C’est un homme, et pour lui comme pour beaucoup d’autres, c’est une tragédie suffisante. »
Abandonné par tous ses hommes sauf un, le combat contre le dragon coûte la vie à Beowulf. Et avec la mort de Beowulf, qui était le protecteur de son peuple, le destin des Geats est scellé. Lors des funérailles de Beowulf, une plainte sauvage s’élève de la gorge d’une femme Geat qui prophétise « sa nation envahie (…) l’esclavage et l’avilissement ».
Et pourtant, quelque chose brille encore dans l’ombre, ici. Le combat a également coûté la vie au dragon. Beowulf meurt en regardant le trésor qu’ils ont capturé du ver. Jusqu’à la fin, il pense à son peuple, remerciant Dieu de pouvoir le laisser bien pourvu. Si Beowulf n’avait pas embrassé l’héroïsme de la cause perdue et n’avait pas sacrifié sa propre vie, ce mal, le mal du dragon, aurait-il été détruit ? Personne d’autre n’était à la hauteur de la tâche. Le fait que d’autres maux puissent survenir (invasion, asservissement) ne diminue pas le triomphe de la victoire sur ce mal, le mal qui était à portée de main, ni ne dévalorise la beauté d’un homme remplissant son devoir de roi et de protecteur. Ce n’est pas la faute de Beowulf s’il n’avait qu’une vie à donner.
Les vers anglo-saxons du poème sont lourds, robustes comme les remparts d’un navire et, comme toute grande poésie, ils expriment des vérités universelles qui ne sont pas faciles à formuler. « Il entrevoit le cosmique et évolue avec la pensée de tous les hommes concernant le destin de la vie et des efforts humains », écrit Tolkien.
« À la fin [du poème], nous regardons, comme d’une hauteur visionnaire, la maison de l’homme dans la vallée du monde. Une lumière s’allume (…) et il y a un son de musique ; mais les ténèbres extérieures et leur progéniture hostile attendent toujours que les torches s’éteignent et que les voix cessent. Grendel est exaspéré par le son des harpes. »
Il ne manque pas de Grendels ou de dragons à affronter, qui sont exaspérés par de bonnes choses comme la musique d’une vie humaine florissante. Mais Beowulf nous apprend à ne pas nous préoccuper du succès ou de l’échec final. La fidélité au devoir est en soi une victoire qu’aucune conséquence ultérieure ne peut diminuer. Notre rôle consiste simplement à nous battre – peut-être pour délivrer un seul palais de la vie humaine du mal, et même si ce n’est que pour un petit moment. Cela suffit.
Les paroles de Beowulf à Hrothgar résonnent comme un défi pour nous aussi : « Que celui qui le peut gagne la gloire avant la mort. (…) Endure tes ennuis aujourd’hui. Porte-toi bien et sois l’homme que j’attends de toi. »
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