L’actualité de la crise au Sahel est dominée par les attaques récurrentes de l’organisation terroriste État islamique au Sahel (EIS) dans la région du Liptako-Gourma, principalement au Burkina Faso et au Mali. Cette situation pousse les populations civiles de cette région à fuir les combats. Ces conflits sont la continuité de la lutte fratricide, qui oppose la Katibat Macina (affiliée au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), ce dernier aussi étant relié Al-Qaïda); et l’EIS (affilié à l‘organisation terroriste État islamique).
Aujourd’hui, cette lutte entre la Katibat Macina et l’EIS dans le Delta intérieur du Niger semble être reléguée au second plan. Et pourtant, elle est pleine d’enseignements, quant au caractère radical, idéologique ou sur les types de négociations que ces groupes instaurent ou/pas avec les populations locales.
Dans cet article, nous ambitionnons d’expliquer pourquoi ces deux organisations se sont engagées dans une guerre fratricide, singulièrement dans le Delta intérieur du Niger, quand une partie des combattants de la Katibat Macina a fait défection au profit de l’EIS.
Pourquoi analyser ces deux organisations ?
Premièrement, ces organisations proviennent toutes les deux du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO).
Deuxièmement, elles puisent dans le même vivier, c’est-à-dire qu’elles sont majoritairement composées de Peulhs nomades, qui pour leur grande majorité, n’appartiennent pas à l’élite peulhe (Jowros), qui réglemente l’accès aux bourgoutières (pâturages).
Troisièmement, une partie de l’EIS est issue de la défection de la Katibat Macina. Ces deux organisations sont restées longtemps sans se faire la guerre. De l’Afghanistan à la Libye, en passant par l’Irak, partout où ces deux organisations (Al-Qaida et l’organisation terroriste État islamique) étaient présentes, elles se combattaient. Or, au Mali, et plus généralement dans le Sahel, l’EIS est resté un bon moment sans afronter la Katibat Macina. À l’exception du violent affrontement d’avril 2020, dans la commune de Dialloubé, dans le centre du pays, les deux organisations semblaient être rentrées dans une phase de paix, fut-elle précaire. Ce qui avait été qualifié d’“exception sahélienne”.
Les deux groupes opéraient ensemble, parce qu’ils avaient un intérêt commun à combattre les forces de sécurité et de défense (FDS), dans le Liptako-Gourma et dans le Macina.
Évolution de la Katibat Macina et de l’EIS
La Katibat de Macina apparaît le 25 janvier 2015 à travers l’attaque de Nampala, dans la région de Ségou, dirigée par Hamadoun Kouffa. Ce dernier est né en 1961 à Saraféré/Nianfunké dans la région Tombouctou, dans le village de Kouffa. Il est le fils d’un imam modeste, et ne revendique pas d’ascendance maraboutique. Formé à Bankass (région de Mopti, centre du Mali), il aurait poursuivi ses études en Mauritanie.
L’histoire de Kouffa est celle d’un jeune élève surdoué, adoré pour sa maîtrise du Coran, qui va passer de la poésie aux prêches enflammés contre l’injustice du monde peulh, l’élite politique et sociale peulhe établie (Jowros, familles des marabouts, chefferies coutumières), pour finir par embrasser la voie du djihadisme importé par la Dawa Tabligh – courant rigoriste de l’islam introduit au Mali par des prédicateurs pakistanais – bien implantée déjà au Mali à partir des années 1990. Ses cibles principales sont les autorités étatiques (administrateurs, forces de sécurité) qu’il accuse de corruption, les élites traditionnelles peulhes qui ont des pratiques féodales, dont il conteste l’autorité, et surtout, leurs accointances avec l’État.
La stratégie de Kouffa est de puiser dans les contours du salafisme-djihadisme qui représente, à ses yeux, le prolongement de l’islam originel. Cet islam rejette tout pouvoir découlant du sang (monarchie, chefferie, élite peulhe) et du vote démocratique (Assemblée nationale), au profit du pouvoir divin prônant une application rigoureuse de la Charia, la loi islamique.
Deux dates importantes marquent sa phase de radicalisation. D’abord, sa rencontre avec la secte Dawa mouvement Tabligh, d’où il sortira avec pour ambition de propager l’islam dans le Delta du intérieur du Niger (période pendant laquelle il aurait rencontré Iyad Ag Ghali). Ensuite, le code des personnes et de la famille voté le 3 août 2009, mais dont la promulgation a été retardée sous la pression des organisations islamiques, et qui ne sera voté qu’en 2011, expurgé de toutes les avancées sociales.
Kouffa aurait rejoint Iyad Ag Ghali en 2012 et reçu une formation militaire. Il aurait participé à l’attaque de Konna. Donné pour mort en 2018, suite à une frappe de l’opération militaire française Barkhane, il réapparait en 2019 sur la chaîne France 24.
Le MUJAO, qui servit de socle pour la Katibat Macina, le fut aussi pour l’EIS. Pour sa part, Abou Walid Al Sarhaoui, leader de l’EIS, fait son apparition en 2015. On sait peu de choses sur sa trajectoire, contrairement à Kouffa, certainement en raison du fait qu’il est étranger et originaire du Sahara occidental. Il rejoint le MUJAO en 2012, et en devient le porte-parole. Il adhère ensuite à Al-mourabitoune, issu de la fusion entre le MUJAO et la brigade Mulathamenn, dirigée à l’époque par l’Algérien Mokhtar Belmohktar. Il a été tué par Barkhane le 17 août 2021, au Mali.
Au départ, si l’EIS n’est pas reconnu par l’État islamique, il le sera finalement par Aboubakr Al Bagdhadi à la suite d’importantes opérations djihadistes menées sur place. Et si au départ, les combattants étaient des Maliens et des Nigériens, aujourd’hui le groupe s’est internationalisé dans la zone dite des trois frontières, – entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso – comme base de l’EIS.
Pourquoi ces deux organisations se combattent-elles ?
En 2012, une alliance entre les groupes indépendantistes et djihadistes conduit au massacre d’Aguelhoc, dont sont victimes des soldats de l’armée malienne. Avec l’occupation des régions Nord du Mali par les forces djihadistes, le MUJAO finira par prendre le dessus avec l’éviction du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) à Gao. L’opération militaire française Serval débute en 2013, le MUJAO sera finalement démantelé. Une composante essentielle de ce groupe va alors rejoindre massivement la Katibat Macina. Or, une partie des combattants du MUJAO – qui comportait aussi des Arabes, des Touaregs, des Sonrhaïs – étaient des bergers peulhs. Ces derniers vont ainsi renforcer les rangs de la Katibat Macina à partir de 2015. Il s’agit alors essentiellement des jeunes peulhs de la frontière Mali-Niger, du pays Dogon, du Hayré, de Mondoro jusque dans le Gourma central dans la région de Mopti.
Une partie de ces Peulhs – en conflit avec les Touaregs dans la zone de Ménaka (nord-est du Mali) – vont finir par rallier l’EIS. Parmi les causes de cet attrait, la radicalité de l’EIS semble être un point important. La Katibat Macina est dans une démarche d’imposition de la Charia, qui est dirigée vers toutes les communautés, fondée sur la croyance selon laquelle la religion transcende les identités communautaires, reprise aujourd’hui par l’EIS. Ce dernier est dans une forme de lutte plus radicale. C’est une organisation violente, de par les exactions qu’elle commet sur les populations civiles. La puissance financière de l’EI – au temps fort de son existence au Moyen-Orient – a peut-être joué également dans l’attraction des jeunes combattants.
Principaux points de désaccords
L’EIS reproche à la Katibat la tenue des élections municipales, notamment à Nampala dans la région de Ségou en 2016. En effet, Kouffa estime que les maires sont des agents de développement. Par conséquent, la Katibat n’a pas à les combattre. L’EIS reproche aussi à la Katibat la non-application de la Charia, c’est-à-dire qu’elle ne pratique pas la lapidation ni les amputations des membres. L’EIS critique aussi la Katibat pour avoir accepté la réouverture des écoles (sous réserve que les enseignants soient issus du Delta, condition posée par Kouffa). La signature par la Katibat de compromis avec les chasseurs Dozos qui sont considérés comme des mécréants a été aussi fustigée par l’EIS. La Katibat refuse le partage des butins de guerre et de la zakat. Ce qui n’est pas du goût de l’EIS.
Mais la principale raison du clash entre les deux organisations djihadistes, demeure la question de l’accès aux bourgoutières. Il s’agit de pâturages qui se développent dans les zones d’inondation temporaires du Delta. Elles sont formées de “bourgous” – plantes aquatiques très prisées par les éleveurs – et de leurs troupeaux en période de décrue. Les Jowros sont les gestionnaires de ces bourgoutières depuis la Dîna, empire théocratique peulh.
Si Kouffa a bâti sa renommée sur les questions d’égalité entre tous, et de non-paiement des redevances bourgoutières – en ce sens que les bourgous sont la propriété de Dieu et n’appartiennent à personne –, il est revenu sur cette question en s’alliant avec les Jowros face à la défection de ses combattants au profit de l’EIS. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, qu’il est moins un idéologue convaincu qu’un entrepreneur politico-identitaire. Ces désaccords impliquant des affrontements pour le contrôle du Delta (fief de la Katibat Macina) participent à accroître l’instabilité dans ces régions.
Pendant longtemps, des négociations ont eu lieu entre les deux organisations pour éviter les affrontements, mais elles ont finalement échoué. L’EIS a alors tenté une percée dans le Delta. Cette organisation prône une application stricte de la Charia, alors que la Katibat Macina opte pour son application contextualisée et pragmatique. La Katibat Macina semble mieux organisée, plus structurée sur le plan institutionnel. En contact régulier avec les populations, elle met en place des instances pour gérer les affaires courantes.
L’EIS, qui privilégiait jusqu’à présent l’extension de son champ d’action plutôt qu’un ancrage durable dans ses zones d’influence, semble s’aligner sur une “gouvernance djihadiste” observable dans les zones sous contrôle du GSIM. C’est la nouvelle situation qui se dessine, notamment dans la région de Ménaka. Les combats fratricides font rage aujourd’hui dans cette région, et plus généralement dans le liptako-Gourma.
Article écrit par Lamine Savané, PhD science politique, ATER, CEPEL (UMR 5112) CNRS, Montpellier, Post doctorant PAPA, Université de Ségou; Fassory Sangare, Enseignant-chercheur en gestion, Université des sciences juridiques et politiques de Bamako et Mahamadou Bassirou Tangara, Enseignant-chercheur en économie du développement, Université des Sciences sociales et de Gestion de Bamako
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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