Depuis l’avènement de la Ve République et l’élection du président de la République au suffrage universel, la vie politique française est façonnée par les élections présidentielles, qui doivent immanquablement marquer un changement, voire une rupture dans les programmes comme dans les pratiques politiques.
En 2007, Nicolas Sarkozy s’est fait élire sur une promesse de « rupture ». En 2012, François Hollande a fait de même en faisant son slogan d’une promesse : « Le changement, c’est maintenant ! » Quant à Emmanuel Macron, en 2017, il annonçait l’avènement d’un « nouveau monde ». Les résultats de la séquence électorale de 2022, marqués par une forte abstention et la progression des forces d’opposition, rendent nécessaire une transformation profonde.
En cette rentrée politique, perdants comme gagnants sont confrontés à cette question : comment se réinventer en politique sans se trahir ?
François Mitterrand : se relancer à la conquête du pouvoir
Cette question, plusieurs personnalités qui ont accédé à la présidence de la République se la sont posée, parfois à plusieurs reprises, au cours de parcours marqués par des évolutions personnelles qui sont autant de jalons vers la conquête puis la préservation du pouvoir. François Mitterrand a ainsi endossé trois rôles successifs.
Entre 1959 et 1965, l’ancien jeune ministre ambitieux de la IVe République parvient à faire oublier ses liens avec le régime de Vichy, volontiers stigmatisé pour apparaître comme le principal opposant à De Gaulle, regroupant derrière lui une grande partie de ceux qui se réclament de la gauche démocratique et sociale. À partir de 1971, il prend le contrôle du Parti socialiste et devient socialiste – sans cacher qu’il s’agit là d’une forte évolution personnelle. En 1969, dans Ma part de vérité, il avait fait cette confidence :
« Je ne suis pas né à gauche, encore moins socialiste. Il faudra beaucoup d’indulgence aux docteurs de la loi marxiste, dont ce n’est pas le pêché mignon, pour me le pardonner. J’aggraverai mon cas en confessant que je n’ai, par la suite, montré aucune précocité. »
Pourtant, tout au long de ces années 1970 qui préparent son accès à l’Élysée, il se fait le chantre éloquent d’un socialisme d’inspiration marxiste, dans la continuité d’un Jaurès et d’un Blum et dans la foulée de sa première déclaration comme premier secrétaire du PS, le 13 juin 1971 :
« Celui qui n’accepte pas la rupture ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. »
Une fois parvenu au pouvoir, Mitterrand doit peu à peu faire accepter et incarner lui-même l’adaptation de ce socialisme à l’économie de marché et à ses contraintes. Il ne s’agit pas d’abjurer le socialisme – lors de la présidentielle de 1988, il continue de se dire « socialiste » –, mais plutôt d’en inventer une version moderne, libérale, européenne. Cette transformation, qui vise à inscrire un gouvernement de gauche dans la durée et à faciliter sa réélection, concerne non seulement le fond, mais aussi la forme du discours du Président.
Le 28 avril 1985, il fait sensation lorsqu’il se présente en président « cablé » (et non plus seulement « branché ») lors d’une interview télévisée avec Yves Mourousi, délibérément placée à la frontière de l’information et du divertissement ; – ce qui était alors une véritable première.
Jacques Chirac, une girouette politique ?
Dans une carrière politique nationale s’étendant sur une cinquantaine d’années, les changements de position de François Mitterrand ne furent pas très nombreux. Ils ont pourtant contribué à remettre en cause la sincérité des engagements d’un homme souvent décrit comme « ambigü » – ou – pour reprendre les termes d’un de ses biographes, Michel Winock – comme une « personnalité ondoyante » et un « maître de l’équivoque ».
Que dire alors de ses deux successeurs ? Jacques Chirac a été comparé à l’acteur italien Leopoldo Frégoli par plusieurs contemporains, notamment le socialiste Jean-Louis Bianco ou encore le journaliste Jean-Marie Colombani, en raison de ses positions successives et contradictoires.
Il a tour à tour défendu un gaullisme conservateur aux côtés de son mentor Georges Pompidou, puis le « travaillisme à la française » pour se démarquer de Valéry Giscard d’Estaing, contre lequel il lance également, en 1979, « l’appel de Cochin » dénonçant la dilution de la nation française au sein de l’Europe. Après 1981, soucieux de rassembler les droites, il s’est converti à la construction européenne et s’est fait le chantre d’un néo-libéralisme inspiré des modèles américain et britannique avant de stigmatiser la « fracture sociale », dans une ultime métamorphose sociale qui lui permet d’être élu en 1995.
Nicolas Sarkozy, théoricien de la rupture
Son successeur, Nicolas Sarkozy, ne cherche pas à relativiser les évolutions de son positionnement et de ses discours.
Au contraire, il les assume et les met en scène – car il a bien pris conscience que les électeurs français de ce début du XXIe siècle recherchent le changement et sanctionnent systématiquement ceux qui s’inscrivent dans une continuité. Lors des présidentielles victorieuses de 2007, il fait campagne sur « la rupture », alors même qu’il a occupé des postes-clefs (ministre de l’Intérieur puis ministre de l’Économie) dans le quinquennat qui s’achève.
Lors du grand discours tenu porte de Versailles en janvier 2007 qui marque le début de sa campagne, il insiste longuement sur le fait qu’il a changé, au plan politique comme au plan personnel.
« J’ai changé parce qu’une élection présidentielle est une épreuve de vérité auquel nul ne peut se soustraire […]. J’ai changé parce que les épreuves de la vie m’ont changé. »
Candidat à sa réélection cinq ans plus tard, il tente d’exploiter le même ressort, en affirmant « J’ai appris » et en assurant les électeurs qu’il a tiré les leçons de l’exercice du pouvoir présidentiel et qu’il changera sa manière d’incarner la fonction. Et lorsqu’après son retrait consécutif à son échec en 2012 il effectue un retour sur la scène politique, il cherche une nouvelle à se réinventer, en affirmant qu’avec l’âge il a trouvé la « sagesse » et le « recul » qui lui faisaient naguère défaut.
Se démarquer par des actes forts
Se réinventer en politique, ce n’est pas simplement infléchir son discours. Cela passe aussi par des actes forts, notamment par des ruptures. Ainsi, en août 1976 Jacques Chirac démissionne avec fracas de son poste de premier ministre sous Valéry Giscard d’Estaing pour lancer la famille gaulliste à la conquête du pouvoir, autour d’un nouveau parti (le RPR), d’une nouvelle base militante, d’un nouveau programme.
En novembre 2008 Jean-Luc Mélenchon quitte le Parti socialiste dont il animait l’aile gauche depuis une vingtaine d’années. Mélenchon ne présente pas cette rupture comme une transformation de son positionnement, mais au contraire comme une marque de fidélité à ses engagements, désormais incompatible avec un Parti socialiste en proie à une « dérive libérale ». Mais par cet acte, il contribue à proposer une nouvelle offre politique qui, au cours des quinze années suivantes, joue un rôle croissant au sein de la gauche puis de la vie politique française.
Les ralliements constituent une autre forme de réinvention de la position politique d’une personnalité. En apportant en février 2017 son soutien à Emmanuel Macron, François Bayrou met fin à quinze ans d’isolement de la famille politique centriste et commence à ancrer le futur président vers le centre droit.
En octobre 1974, Michel Rocard, accompagné de nombreux cadres et militants du Parti socialiste unifié (PSU), rejoint le PS à l’occasion des Assises du socialisme. Il quitte alors la position marginale qui était la sienne dans le champ politique, en tant que principal dirigeant d’un parti identifié à l’extrême gauche, pour devenir au sein du PS le porte-drapeau d’une « deuxième gauche », décentralisatrice et modernisatrice, et disputer le leadership de François Mitterrand. Non seulement cet acte politique majeur transforme Michel Rocard en potentiel candidat à la présidence de la République, mais il constitue un jalon essentiel dans l’évolution du socialisme français.
Une démarche collective
Se réinventer en politique n’est pas l’apanage des individus et peut aussi caractériser une démarche collective, qui s’est longtemps exprimée par la création d’un parti politique. Au cours des quarante dernières années toutefois, une seule force politique nouvelle est apparue et s’est cristallisée en parti politique avec la ferme volonté de transformer les pratiques politiques et partisanes et de faire émerger de nouvelles thématiques (l’écologie, la démocratie participative) : il s’agit des écologistes qui, en 1984, créent les Verts qui, au cours de leur histoire et de leurs différentes évolutions stratégiques et partisanes, éprouveront des difficultés à respecter pleinement cette promesse de renouvellement.
Le paysage politique français de la Ve République est donc davantage marqué par l’évolution des forces politiques existantes que par l’émergence de nouvelles organisations. Ces évolutions internes se traduisent souvent par des changements de nom, comme pour manifester ce désir de se réinventer. Ces changements furent particulièrement nombreux entre 2002 et 2015, notamment à droite, comme pour manifester la fin d’une génération marquée par la rivalité entre Chirac et Giscard : l’UMP, LR, le MoDem, l’UDI sont ainsi apparus, sans forcément changer radicalement l’identité de leur famille politique.
2017 et les limites des dynamiques de renouvellement
La seule évolution significative concerne le Front national, devenu Rassemblement national en 2018 : le changement de nom s’inscrit dans la stratégie de « dédiabolisation » adoptée par Marine Le Pen. Celle qui est parvenue à la tête du FN en 2011 cherche avant tout à normaliser et à légitimer une force politique qui a peu changé sur le fond mais qui s’engage dans une logique de conquête de pouvoir, après le cuisant échec du second tour de la présidentielle de 2017.
La présidentielle de 2017 souligne d’ailleurs les limites des dynamiques de renouvellement, qui semblaient bénéficier pourtant d’un contexte favorable : un jeune président qui s’engage à rompre avec « l’ancien monde » et à réformer la société française en brisant les conservatismes ; une majorité parlementaire constituée autour d’une nouvelle organisation et de députés fraîchement élus et souvent issus de la société civile ; une volonté de renouveler la pratique du pouvoir présidentiel et à impliquer davantage les citoyens dans le débat public… Sur ces différents points, le bilan de la première présidence Macron a été mitigé, ce qui explique en grande partie les résultats en demi-teinte du printemps 2022.
Cette incapacité structurelle à réinventer la politique est liée aussi bien au conservatisme des élites dirigeantes qu’aux contraintes liées aux institutions de la Ve République. Il nourrit en grande partie le désenchantement démocratique qui saisit les citoyens français en ce début de XXIe siècle.
Mathias Bernard, Historien, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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