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Tisser des fils fragiles : quand des musiciens indiens célèbrent la diversité face à l’intolérance

décembre 6, 2017 8:00, Last Updated: décembre 5, 2017 22:39
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A Delicate Weave (Jhini Bini Chadariya, en français, un tissage délicat), film documentaire se déroulant dans l’aride Kutch, au Gujarat, à l’ouest de l’Inde, retrace quatre voyages musicaux. Tous convergent dans la même direction : glorifier la diversité et le syncrétisme, proclamer l’amour de l’autre et de ses différences dans un pays trop souvent déchiré par des politiques démagogiques et l’intolérance religieuse.

Ces musiciens et chanteurs folkloriques sont imprégnés de la poésie mystique du saint itinérant Kabir de Bénarès (environ XVe siècle) et du poète Shah Abdul Latif Bhitai de Sindh (1689–1752), tout comme des styles musicaux propres à la région. Ils sont aujourd’hui les passeurs de traditions orales enseignant la compassion et le partage d’une génération à l’autre.

Naranbhai Siju, tisserand, tapissier et mémoire de la communauté. (K.P. Jayasankar)

Ces arts musicaux prennent différentes formes.

À Bhujodi, un village proche de la petite ville de Bhuj, au Gujarat, un groupe de jeunes hommes se rencontrent chaque nuit, réunis autour de chansons dévotionnelles. Ce sont aussi des tisserands, tout comme l’était Kabir, et le mysticisme les inspire et les rapproche. Leur mentor, Naranbhai Siju, maître tapissier de profession, s’est donné pour tâche d’être la mémoire de cette petite communauté. Formé tout seul à l’archivage, il note et recense sur son temps libre le corpus musical qui se joue dans le village.

À des centaines de kilomètres au nord-ouest, à Lakhpat, un ancien port proche de la frontière indo-pakistanaise, des femmes musiciennes, elles, transgressent les normes de genre. Ce sont les premières à se produire en public dans le Kutch, un événement qui a changé leurs vies.

Groupe de femmes musiciennes à la gurdwara de Lakhpat. (KP Jayasankar)

Noor Mohammad Sodha est quant à lui un maître flûtiste originaire de Bhuj. Depuis plus de vingt-cinq ans, il joue du jodiya pawa, une double flûte, et se produit à travers l’Inde et au-delà. Récemment, il a pris trois jeunes comme disciples en espérant qu’ils perpétuent cette tradition musicale.

Noor Mohammed Sodha, maître flûtiste de Bhuj. (K.P. Jayasankar)

Jiant Khan, 60 ans, vit dans les vastes prairies de la région de Banni. Deux nuits par semaine, il reçoit des chanteurs venus de différents villages. Ensemble ils récitent des vers du poète soufi Shah Bhitai dans le style Waee ou Kafi, une tradition musicale soufie originaire du nord-ouest du sous-continent, se jouant à l’aide d’instruments à cordes.

Il y a cinq ans, il n’existait plus que trois personnes en Inde capable de chanter et de jouer dans cette forme rare et éthérée. Elles sont désormais huit.

Jiant Khan, chanteur Waee et maître, village de Jaloo. (KP Jayasankar)

Ces passionnés ont lentement tissé les fils délicats d’un canevas musical et culturel, avec pour unique but d’« abattre les murs » comme l’explique Naranbhai. Des murs d’intolérance érigés par des décennies de politiques haineuses si prégnantes à notre époque.

Des éleveurs vivant en harmonie

Depuis 2008, notre équipe de l’école des études culturelles et des médias du Tata Institute of Social Sciences à Mumbai a réalisé des films documentant les traditions pastorales des communautés de la région du Kutch, au Gujarat.

Nous avons ainsi produit une trilogie : Do Din Ka Mela (Deux jours de foire), So Heddan So Hoddan (Comme ici, comme là-bas) et A Delicate Weave (Un tissage délicat).

Le Gujarat est depuis longtemps le théâtre de violences ethniques et de pogroms anti-musulmans ; en 2002, plus de 2000 personnes auraient été assassinées.

Mais le Kutch, pourtant situé au Gujarat, a étrangement été épargné.

Nous nous sommes ainsi attachés à comprendre comment et pourquoi le Kutch est resté un îlot de paix dans cette mer d’intolérance, et quels étaient les liens sociaux et culturels qui avaient permis d’y maintenir la paix. Nous avons ainsi recherché et documenté les traditions nomades, soufies, musicales et poétiques qui font partie intégrante des populations d’éleveurs vivant dans la région.

Le Kutch a une longue et riche tradition de pastoralisme nomade. Différentes communautés, dans leurs processus migratoires, ont rejoint le Kutch après avoir traversé le désert de sel avec leurs bétails et chameaux – connu sous le nom du Grand Rann de Kutch – mais aussi le Sindh, une région appartenant désormais au Pakistan, dans l’espoir de trouver des pâturages plus verts.

Ces mouvements d’hommes et de bêtes existent depuis des siècles : ils ont renforcé les liens affectifs, commerciaux et de parenté entre les communautés hindoues et musulmanes (Maldhari) de chaque côté du désert du Kutch, au Sindh et dans le Tharparkar.

Autrefois, leurs identités religieuses étaient assez floues et importaient peu. Ces groupes nomades avaient leurs propres pratiques et croyances et développaient des liens forts entre les clans et familles qui dépassaient les affiliations religieuses et qui étaient soutenus par une adhésion commune à un récit mythique collectif se fondant dans la mythologie et le folklore.

Infranchissables frontières ?

La Partition de 1947 a complètement bouleversé les vies de ces communautés pastorales, accentuant leurs différences, les divisant artificiellement sur en fonction de leurs religions. Peu à peu, les éleveurs ont dû intégrer un nouvel imaginaire national perpétuant les tensions et divisions mises en scènes par la Partition ; les mouvements frontaliers sont désormais restreints.

À partir de 1965 et le conflit indo-pakistanais, les frontières jusqu’à alors poreuses sont peu à peu devenues infranchissables et le Rann, une zone militarisée.

Cette émergence de frontières physiques et sociales n’a pas seulement menacé les traditions semi-nomadiques des Maldharis. Elle a aussi détruit progressivement leurs modes de vie. L’état du Gujarat a ainsi particulièrement soutenu des politiques agressives pour développer l’industrie et le tourisme au détriment de l’écologie, et de ces communautés, méprisées par un appareil administratif et bureaucratique condescendant.

Fragilité de la vie

Le Sindh et le Kutch partagent néanmoins un héritage commun difficile à détruire, fondé sur le soufisme et d’autres pratiques syncrétiques, ainsi que sur un répertoire extrêmement riche en poésie, folklore, tissage, pratiques architecturales et cultures visuelles.

La poésie de tradition Bhakti (poésie dévotionnelle) du saint Kabir, un mystique du XVᵉ siècle, tisserand et poète, est chantée, récitée à travers les communautés et les religions.

Shah Abdul Latif Bhitai, le poète soufi du Sindh est lui aussi célébré à travers les deux régions. Son mémorable Shah jo Risalo, une anthologie rédigée au XVIIe, continue d’être chantée aujourd’hui.

Ces poèmes traitent de légendaires histoires d’amour qui elles-mêmes narrent la fragilité et la finitude de la vie, l’inévitabilité de la douleur et, enfin, la soumission suprême à l’union de chacun avec l’infini.

Notre travail de documentation a été le résultat d’une riche collaboration avec l’association Kutch Mahila Vikas Sanghatan (KMVS) qui se bat, depuis 1988 afin que la culture, la musique, la langue et les traditions vivantes soient au cœur des politiques de développement.

L’une des initiatives de KMVS a été de mobiliser plusieurs musiciens issus de différentes communautés. Au départ ce fut à travers un projet d’émission radio. Désormais, ces musiciens ont leur propre association et aident à diffuser leur travail notamment auprès des plus jeunes afin de transmettre et maintenant leurs traditions.

Ces dernières années, et plus particulièrement depuis le tremblement de terre meurtrier de 2001 qui fit plus de 12 000 morts, la région a connu de profonds changements sociaux. Le séisme a été l’occasion pour l’état de recevoir de nombreux soutiens extérieurs, étrangers, étatiques et associatifs, réorganisant la vie sociale et économique. Pour relancer l’économie, l’état a aussi fait du Kutch une destination touristique en faisant la promotion d’un Rann Utsav, le festival du désert qui se déroule entre novembre et février chaque année, attirant des milliers de touristes, mais dont les impacts sur l’écosystème et l’environnement sont encore à étudier.

Salt desert, the Rann of Kachchh. (K.P. Jayasankar)

Les conséquences de tous ces changements sont complexes. Certes, le tourisme, le développement de l’artisanat et l’intérêt de marchés extérieurs pour le Kutch ont considérablement aidé les communautés locales. Mais cela affecte aussi les relations entre les communautés et leur coexistence. La politique identitaire des partis de la droite nationaliste hindoue au Gujarat, y compris au Kutch, n’a pas amélioré les choses et menace aujourd’hui la diversité et les traditions syncrétiques qui ont perduré.

Tel est le paysage que nous avons tenté d’explorer à travers Un tissage délicat, afin de comprendre et d’apprendre comment des traditions musicales fragiles ont pu demeurer et formuler une utopie sociale, propre aux traditions soufies et syncrétiques. Ces traditions réaffirment le besoin de diversité, de coexistence pacifique au sein d’un tissu social à la fois si précaire et si résilient.

Anjali Monteiro, Professor at the School of Media and Cultural Studies,, Tata Institute of Social Sciences et Jayasankar K. P., Dean, Professor School of Media Studies, Tata Institute of Social Sciences

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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