C’était il y a vingt ans déjà : les apiculteurs français alertaient sur l’utilisation de pesticides comme le Gaucho, responsable selon eux d’une mortalité accrue dans les ruches ; on parle à l’époque de pertes annuelles entre 300 000 et 400 000 abeilles, entraînant une chute de 50 % de la production de miel aux abords de champs de tournesols traités avec ce produit phytosanitaire. Cet épisode a constitué la première prise de conscience du danger auquel sont exposés ces insectes dans nos sociétés industrialisées.
Dix ans plus tard, c’est au tour des apiculteurs américains de tirer la sonnette d’alarme, après avoir observé des milliers de ruches soudainement vidées de leurs occupantes. Sur 2,4 millions de ruches au total, 1,5 million disparaissent en effet en quelques mois dans une petite trentaine d’États. Ce phénomène appelé « syndrome d’effondrement des colonies » a provoqué une nouvelle prise de conscience planétaire. Contrairement à l’épisode du Gaucho, les pertes concernées sont plus importantes et leurs causes bien moins claires.
Une préoccupation mondiale
Depuis, nous avons réalisé que ces pertes ne concernaient pas seulement la France ou les États-Unis : des problèmes similaires ont été observés un peu partout en Europe, en Asie et en Australie. Préoccupation supplémentaire, les abeilles domestiques ne sont pas les seules atteintes : de nombreuses espèces sauvages (comme les abeilles solitaires et les bourdons) sont désormais en danger. Or certaines plantes ne sont pollinisées que par ces espèces, à l’image de certaines Méllitidés qui butinent uniquement les fleurs de lysimaques.
La perte des abeilles peut avoir de graves conséquences pour la biodiversité et l’humanité. Car les abeilles sauvages et domestiques pollinisent environ un tiers des plantes que nous consommons, participant ainsi à un service écologique évalué à 153 milliards d’euros par an à travers le monde (dont 2,9 milliards d’euros en France).
Deux décennies après les premiers signalements d’effondrement des colonies, dans quel état se trouvent les populations d’abeilles dans le monde ?
Les abeilles aujourd’hui
Depuis les premiers symptômes de déclin, nombre de pays ont développé des méthodes de recensement des colonies d’abeilles domestiques et nous avons accès aujourd’hui à un ensemble conséquent de données ; mais ces études demeurent souvent incomplètes et il persiste de réelles disparités entre les méthodes de comptage, rendant délicate la comparaison entre les pays ou les continents.
Au sortir de l’hiver 2016, l’évaluation des pertes pour la France variait par exemple entre 13 et 20 % en fonction des méthodes de comptage.
Aux États-Unis, les chiffres indiquent une situation préoccupante avec 28,1 % de colonies vidées durant l’hiver 2015-2016. On estime en général que les apiculteurs peuvent tolérer jusqu’à 15 % de pertes naturelles en hiver. Au Canada, les pertes atteignent 16,8 %, ce qui est mieux mais ce chiffre dépasse encore le seuil à partir duquel il est difficile de repeupler les cheptels.
Si nous ne disposons que de peu de recul pour l’Europe centrale, les abeilles semblent résister assez bien dans cette zone, avec 11,9 % de pertes en 2015-2016.
Du côté de la Nouvelle-Zélande, les comptages n’ont débuté que l’an dernier, montrant une perte faible de 10,7 %. Il faut souligner que dans nombre de pays, comme l’Australie et la plupart des pays asiatiques, africains ou sud-américains, les comptages nationaux réguliers font toujours défaut.
Pour ce qui est des espèces non domestiques, les données demeurent à ce jour insuffisantes mais celles dont nous disposons sont alarmantes. En Europe, 9,2 % des 1965 espèces d’abeilles sauvages recensées sont en danger d’extinction.
Les causes de l’effondrement
Ces dix dernières années, la recherche s’est intensifiée et a fait d’énormes progrès dans la compréhension de l’effondrement des colonies. Nous savons désormais qu’il s’agit d’un problème complexe et multi-causal… mais pas insoluble.
Pour toutes les abeilles, butiner est une tâche complexe : elles doivent parcourir de longues distances pour récolter pollen et nectar sur des fleurs pas toujours faciles à localiser. Puis il leur faut retourner au nid pour nourrir leur colonie. L’accomplissement de ces tâches nécessite des systèmes sensoriels et d’apprentissage performants pour s’orienter correctement, reconnaître les fleurs et apprendre à les manipuler.
Tout ce qui endommage leurs systèmes cognitifs peut ainsi désorienter les abeilles et les empêcher de trouver des fleurs ou leur nid. Or une abeille dans une telle situation est considérée comme morte pour sa colonie.
Les abeilles sont ainsi très vulnérables aux stress dits « sublétaux », qui ne provoquent pas directement leur disparition mais perturbent leur comportement. Dans un article publié récemment dans Trends in Ecology & Evolution, nous avançons l’idée que l’industrialisation toujours plus grande de nos sociétés est à l’origine de la multiplication des stress sublétaux, qui restent toutefois difficiles à identifier.
La pollution automobile ou les pesticides réduisent par exemple l’efficacité de butinage en perturbant les communications nerveuses dans le cerveau des insectes. L’agriculture intensive et le réchauffement climatique altèrent également la nutrition des abeilles, en réduisant la diversité des plantes disponibles ou leurs périodes de floraison.
Les abeilles domestiques sont d’autre part sujettes à de nombreux parasites, virus ou prédateurs qui se sont répandus au niveau mondial au gré des échanges commerciaux et autres transports humains incessants. Varroa destructor, le plus répandu de ces parasites provoque ainsi chez les abeilles des problèmes de développement cérébral.
Quelles actions pour sauver les abeilles ?
La préservation des populations d’abeilles dépend de la qualité de leur environnement. Et la moindre petite action peut faire la différence ! Fleurir son jardin ou son balcon de variétés riches en nectar permettra de nourrir les abeilles. Réduire, voire éliminer, l’utilisation d’herbicides et de pesticides constitue une autre bonne pratique, de même que passer la tondeuse moins fréquemment pour fournir de nombreuses plantes à fleurs locales aux abeilles sauvages.
S’initier à l’apiculture en rejoignant un club ou construire un hôtel à insectes sur votre balcon ou dans votre jardin sont d’autres initiatives à explorer. Enfin, l’achat de miel de production locale et l’approvisionnement auprès de circuits courts ou d’une agriculture respectueuse de l’environnement pourront contribuer à protéger les colonies.
Sur le plan législatif, la France aura été l’un des premiers pays à prendre position en faveur de l’interdiction des pesticides neonicotinoides, dont de nombreuses recherches ont prouvé l’effet néfaste sur la cognition des abeilles. La loi, entrée en vigueur récemment, prévoit une interdiction de leur utilisation à partir de septembre 2018, avec cependant des dérogations possibles jusqu’en 2020 (un recul par rapport au premier rapport de loi qui témoigne de l’influence des industries pétrochimiques sur les parlementaires).
Au niveau européen, la forte mobilisation citoyenne grâce à une vaste pétition aura sans doute poussé l’Union européenne à statuer prochainement sur l’interdiction de ces insecticides.
De la même manière, il a été montré que le glyphosate, cet herbicide commercialisé par Monsanto sous le nom de Round Up, constituait un agent perturbateur du comportement des pollinisateurs (et tout aussi inquiétant pour la santé humaine). Malgré cela, l’Europe a signé l’autorisation de commercialisation de ce produit. Une initiative citoyenne européenne lancée en février 2017 tente d’infléchir cette position.
Deux décennies après les premières constatations d’un déclin massif des abeilles, nous pouvons affirmer que nous connaissons la nature des problèmes qui affectent les colonies et qu’il est possible de l’enrayer. Il nous incombe à tous de protéger ces précieux pollinisateurs, acteurs clés de notre environnement et de celui des générations futures.
Simon Klein, Doctorant, Université de Toulouse 3 Paul Sabatier et Mathieu Lihoreau, Chercheur CNRS en cognition animale, Université de Toulouse 3 Paul Sabatier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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