Environ 12 000 rennes, 3500 ours polaires et 2700 personnes habitent sur les îles reculées de Svalbard, situées entre la Norvège et le pôle Nord. Un vif sentiment d’excitation accompagne toujours Marie Haga lorsqu’elle arrive ici, sur l’île de Spitsbergen. Au cœur de l’île se trouvent une montagne enneigée et une porte saillante qui marquent sa destination : la Réserve mondiale de semences du Svalbard, aussi appelée la « voûte de l’apocalypse ».
En arrivant à la voûte, elle ouvre une lourde porte en acier et marche dans un long tunnel en béton, construit dans la montagne. Il faut 130 mètres avant d’arriver à la voûte de semences, située dans le pergélisol, où la température se maintient à -20 degrés Celsius, un inconvénient nécessaire pour garantir la préservation des trésors cachés dans des enveloppes et des boîtes, alignées sur des centaines d’étagères.
« Certains l’appellent la “voûte de l’apocalypse”. Pour moi, ce lieu est une cathédrale », explique Mme Haga. « Dans ce coffre-fort, nous engrangeons [des milliers] d’années du dur labeur des cultivateurs et l’avenir de l’agriculture. »
Marie Haga est la directrice générale du Global Crop Diversity Trust, l’organisme sans but lucratif qui a fondé la voûte avec le soutien du gouvernement norvégien en 2008. Aujourd’hui, la voûte contient au moins 930 821 semences d’espèces et variétés venant d’à peu près tous les pays du monde. Le Crop Trust vise à atteindre la plus grande diversité possible, afin d’assurer la sécurité alimentaire dans l’éventualité d’une pénurie mondiale catastrophique.
Les organisations internationales et les gouvernements du monde comprennent maintenant, quoique sur le tard, que nous perdons la diversité naturelle de nos semences, et ainsi les sources de nourriture pour l’avenir. Les raisons sont bien connues : le réchauffement climatique, la désertification, la pollution, l’évaporation et la perte de sources d’eau, l’érosion du sol, les maladies, le dommage causé par les insectes et l’agriculture industrielle. Les États-Unis, par exemple, ont perdu dans le dernier siècle environ 90 % de leurs espèces de fruits et légumes. La Chine a perdu environ 90 % de ses variétés de riz depuis les années 1950.
Plusieurs pays dans le monde détiennent une « banque de gènes de plantes », dans laquelle sont conservés les échantillons génétiques de différentes plantes et semences. Aujourd’hui, il y a 1750 banques du genre, certaines étant internationales, nationales ou privées, appartenant à des universités ou des instituts scientifiques. La plupart ont vu le jour au cours des 40 dernières années.
La « voûte de l’apocalypse » sert de réserve à ces banques. Elle emmagasine des répliques de leurs semences pour compenser l’instabilité des banques normales, qui peuvent être affectées par la perte de financement ou la fermeture, ou des problèmes d’équipement comme un système de refroidissement défectueux qui endommage les stocks. Certaines banques de gènes ont récemment été prises dans des situations de guerre et de terreur, comme celles d’Irak et d’Afghanistan, ce qui a causé la perte irrécupérable de semences très anciennes. L’ICARDA, une banque pour les semences adaptées aux environnements arides, a presque perdu sa collection lorsque la guerre civile a éclaté en Syrie. Heureusement, les semences avaient déjà été transférées à Svalbard, qui a été en mesure de les retourner.
« Nous conservons des semences de chaque type dans la voûte, indique Mme Haga, parce que l’une d’entre elles pourrait avoir le trait qui nous permet de reproduire la récolte à un endroit où elle est disparue en raison des ennemis des cultures ou des maladies. »
Ces dernières années, plusieurs pays ont acheté des terres agricoles dans des pays étrangers pour des questions d’intérêts commerciaux et de sécurité alimentaire. En 2012, des chercheurs de l’Université de Lund en Suède ont découvert qu’une majorité de pays, soit 126 sur 196, avaient acheté ou vendu des terres agricoles à un autre. Le commerce de terre international était toutefois dominé par trois pays : la Chine, qui en 2012 avait acheté dans 33 pays, suivie par le Royaume-Uni (30 pays) et les États-Unis (28 pays). Des pays comme le Brésil, les Philippines, la Russie et l’Éthiopie font partie des pays qui vendent des portions de leurs vastes territoires.
Mais l’achat de terres agricoles n’est pas suffisant pour garantir la sécurité alimentaire. Qu’adviendrait-il si, par exemple, la Chine n’était plus en mesure de cultiver ses terres dans la République démocratique du Congo en raison de changements climatiques ou des ennemis des cultures ? Qu’arriverait-il si seulement une variété de blé ou de riz pouvait survivre dans les nouvelles conditions, par exemple une variété qui peut seulement se trouver dans un coin reculé des Amériques ?
C’est là que la voûte prend son importance. Un exemple de succès est la restauration du manioc, une culture vivrière qui vient probablement de Colombie. De nos jours, il pousse en Afrique et en Asie, dans des pays comme la Thaïlande. Une maladie est apparue en Thaïlande, menaçant de détruire tous les plans de manioc dans la région. Une variété de manioc trouvée dans une banque de gènes de Cali, en Colombie, a fourni la solution. « Ce qui est incroyable, c’est que ce type particulier a été cueilli au hasard dans un champ en 1967 et a été ensuite entreposé dans la banque », raconte Mme Haga.
Toutefois, le Crop Trust a fait l’objet de controverse, particulièrement en ce qui a trait à la question du financement. En l’absence de financement gouvernemental, le Crop Trust a commencé à approcher les entreprises privées et il compte maintenant parmi ses commanditaires certains joueurs internationaux importants, comme la Bill & Melinda Gates Foundation, la Rockefeller Foundation, Monsanto, Syngenta, l’unité Pioneer de Dupont et la compagnie de semences allemande KWS. Les détracteurs remettent en question les motifs des multinationales comme le géant des biotechnologies Monsanto et le géant des produits chimiques Dupont dans leur soutien à une banque pour la diversité naturelle des plantes. Dans l’éventualité d’une catastrophe, qui détiendrait la clé pour ouvrir la voûte si nous en avons vraiment besoin ?
Epoch Times s’est entretenu avec Mme Haga afin d’en apprendre davantage sur le Crop Trust, ses commanditaires, l’ingénierie génétique et les efforts internationaux pour préserver les semences.
Epoch Times (E.T.) : Combien de banques de gènes le Crop Trust gère-t-il dans le monde ?
Marie Haga (M.H.) : Nous gérons toutes celles à caractère international et travaillons avec 130 banques nationales qui entreposent du matériel unique. Nous leur fournissons des sources pour des fonds et différents types d’aide.
E.T. : Comment travaillez-vous avec différentes banques de gènes ? Est-ce qu’elles vous permettent simplement de dupliquer leur matériel ?
M.H. : Toutes les banques de gènes qui travaillent avec nous doivent signer un accord international qui les oblige légalement à partager leur matériel de plantes avec d’autres. Nous travaillons seulement avec les banques qui sont prêtes à partager leur matériel ouvertement avec d’autres pays, agriculteurs, scientifiques, etc.
E.T. : Il y a toutefois des pays qui n’ont pas signé l’accord, le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, dont plusieurs en Afrique.
M.H. : C’est exact. La Chine en est un autre.
E.T. : Pourquoi pensez-vous qu’ils hésitent à participer ? Est-ce que c’est en raison de préoccupations quant à la perte de biens uniques, et donc la perte d’un avantage stratégique sur d’autres pays ?
M.H. : Oui, c’est la raison la plus probable. C’est, évidemment, une grave erreur, parce qu’aujourd’hui nous sommes interdépendants les uns des autres. Prenons par exemple le Canada, qui avait de la difficulté à faire pousser du blé. Les scientifiques ont créé un nouveau type de blé par la pollinisation naturelle en utilisant des variétés de différents pays. Sans une telle coopération, ça n’aurait jamais porté fruit.
Il n’y a aucun pays au monde qui possède toutes les semences. Si certains pays choisissent de protéger leur matériel, nous allons tous en souffrir, y compris ces pays.
E.T. : Dans ce contexte, cette question surgit : pourquoi les grandes entreprises, comme Dupont Pioneer et Syngenta, qui passent leur temps à développer des souches génétiquement modifiées, ont-elles choisi d’investir des millions de dollars dans un projet visant à préserver la variété naturelle ?
M.H. : Nous pensons qu’il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi nous recevons des fonds du secteur privé. Nous savons aussi que, dans un avenir proche, il sera difficile pour les gouvernements de nous financer. C’est pourquoi nous créons des relations coopératives avec les entreprises privées, comme World Coffee Research. Alors oui, l’organisation est financée par les grandes entreprises de café, mais nous travaillons avec elles pour développer un plan visant à la conservation de tous les différents types de café dans le monde.
E.T. : Est-ce que le café est en voie d’extinction ?
M.H. : Oui, il est très sensible au changement climatique. Le café arabica réagit très difficilement à tout changement de climat et beaucoup de recherches sont nécessaires afin de trouver un moyen de le protéger. C’est pourquoi nous travaillons avec des entreprises, comme Starbucks, qui investissent dans la préservation de la diversité du café. Où serait Starbucks sans le café ?
Nous développons une stratégie pour protéger le café et nous espérons que les grandes entreprises dans le domaine feront des dons au projet.
E.T. : Est-ce que l’organisation du café vous donne l’argent pour faire ça ?
M.H. : Elle nous a payés pour créer le plan.
E.T. : Mais est-ce qu’à l’avenir elle aurait un droit de veto sur l’utilisation de ces semences, pour décider qui y a accès ?
M.H. : Pas du tout. Selon le plan stratégique, nous devons identifier les banques de gènes contenant les variétés importantes de café et créer un plan pour les financer.
E.T. : Qu’en est-il des entreprises comme Syngenta qui contribuent ? Quel genre d’entente avez-vous avec elles ?
M.H. : C’est une portion relativement petite du financement qui vient des entreprises privées. À ce jour, c’est moins de 5 %. Nous recevons aussi un peu de fonds d’organisations industrielles. Un tel financement venant de ces groupes n’offre pas de droits spéciaux ou avantages.
E.T. : Ils peuvent cependant accéder gratuitement à toutes les banques de gènes dans le monde.
M.H. : C’est vrai, mais toute entité dans un pays qui est signataire du traité a accès à ces semences. En d’autres mots, financer le Crop Trust n’est pas lié à l’accès aux semences.
E.T. : Le projet que vous gérez déclare qu’il va prévenir la famine à l’avenir, mais des gens meurent déjà de faim, en Afrique par exemple. La famine est aussi reliée au fait que des entreprises étrangères achètent ou prennent contrôle de ressources naturelles et empêchent les habitants d’y accéder. Certaines de ces entreprises financent votre projet. Comment réconcilier tout ça ?
M.H. : C’est une grande question. Je pense que le Crop Trust tire sa puissance du fait qu’il demeure apolitique. Nous disons aux gouvernements qu’ils décident à leur guise comment utiliser les semences. Ce qui est important pour nous, c’est que les gouvernements conservent leurs ressources naturelles, autrement ils ne seront pas en mesure de poser certains gestes politiques. Puis, nous leur suggérons de s’assurer que leur matériel génétique soit accessible à tous, afin que les entreprises privées ne soient pas en mesure de l’entreposer dans leurs voûtes privées.
E.T. : Soutenez-vous les décisions, comme celle de Syngenta, de produire des variétés de semences génétiquement modifiées, en accédant à la banque de semences ?
M.H. : Nous ne prenons pas position en ce qui a trait aux souches modifiées génétiquement. Notre travail est de préserver la diversité. C’est aux politiciens de décider s’ils veulent ou non les OGM.
E.T. : Cela veut-il dire que vous pensez que l’ingénierie génétique est inévitable ?
M.H. : En tant que directrice du Trust, je ne prends pas position. Je laisse ça aux politiciens.
E.T. : Mais encore ?
M.H. : Nous avons lancé ce projet parce que nous croyons dans la diversité naturelle des cultures. Cela fournit beaucoup beaucoup d’options, mais jamais essayées. Pour éviter la modification génétique, la meilleure chose est de s’assurer de ne pas perdre une seule variété de culture.
E.T. : Qu’en est-il de la recherche sur l’ADN des plantes ? Comment cela affecte-t-il le projet ?
M.H. : La recherche sur l’ADN est très utile pour nous parce que nous en savons très peu sur les semences. Nous ne connaissons pas leurs propriétés, alors nous réalisons plusieurs expériences pour trouver celles qui sont résistantes. Pour trouver le type de café qui résiste à la sécheresse, nous vérifions des milliers de variétés. Si nous utilisons les outils offerts par la génomique, nous serons probablement en mesure de focaliser.
La banque de gènes d’aujourd’hui ressemble à un supermarché où les produits n’ont pas d’étiquette. Nous avons parlé du blé. Si vous cherchez un blé résistant à la chaleur, mais qu’il y a 125 000 types différents, il faut choisir au hasard. Il y a un blé au Canada qui a été croisé avec 26 différents cultivars et qui a pris 15 ans à développer. Si nous en savions davantage sur différentes variétés, il serait plus facile de trouver des conclusions.
L’entrevue a été modifiée pour fins de brièveté et de clarté.
Version originale : Doomsday Vault’ Protects the World’s Biodiversity
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