Accros au travail : pourquoi les Américains n’ont pas le choix

19 janvier 2016 12:33 Mis à jour: 19 janvier 2016 09:42

Du New York Times à CNBC, en passant par le New York Post, un sujet fait désormais les Unes de la presse américaine. Pourquoi les Américains ont-ils autant besoin de travailler ?, titre The Atlantic. Puis, il y a les candidats à l’élection présidentielle, qui à une dizaine de mois de l’échéance, reprennent le thème, chacun à leur façon. « Le rêve américain est mort ! », martèle d’un accent vociférateur Donald Trump à bon nombre de ses meetings. Hillary Clinton, pour sa part, préfère les longs spots façon « proche des gens » ; mais le son de cloche est sensiblement le même.

Leur cible : la classe moyenne américaine, qui s’inquiète aujourd’hui de ne pas voir s’améliorer sa situation depuis une dizaine d’année. Le diagnostic des économistes est lui aussi sans appel : le déclin du niveau de vie d’une grande partie des Américains n’est pas seulement une affaire de circonstances ou de faible croissance, celui-ci s’installe dans la durée. Plusieurs hypothèses sont retenues pour expliquer cette situation, mais une seule semble se démarquer et faire consensus : l’inégale répartition des richesses.

Le progrès social s’est-il arrêté en 1970 ?

Dans les années 1930, les ouvriers moyens américains travaillaient jusqu’à une cinquantaine d’heures par semaines. Ainsi, à l’heure où les Français se limitaient à 40 heures suite à un débat public houleux – après la loi votée en 1936 –, de son côté, l’Amérique voyait l’avenir avec un certain optimisme. Après la difficile dévaluation, les policy makers entrevoyaient une sortie de crise avec de nouvelles théories économiques. Un homme, John Mayard Keynes, brossait un portrait des plus engageants pour le futur.

L’économiste a émis l’idée que la productivité augmenterait considérablement avec les nouvelles technologies et les innovations du XXe siècle. Une de ses théories était que d’ici une centaine d’années, la productivité se développerait jusqu’à se multiplier de 4 à 8 fois par rapport à 1929.

Keynes eut aussi la vision de ce que les économistes nomment aujourd’hui « le chômage technologique », selon laquelle les machines en viendraient à remplacer progressivement l’homme. Ce dernier n’aurait plus qu’à travailler une quinzaine d’heures par semaine, et disposerait d’un temps de loisirs bien plus important.

Les Américains cherchent parfois désespérément un travail à bas salaire. – Benjamin Friedman, professeur d’économie politique de l’université d’Harvard

D’après Benjamin Friedman, professeur d’économie politique de l’université d’Harvard, les prédictions de Keynes sur l’augmentation de la productivité étaient visionnaires : d’après des estimations récentes, en 2029, la productivité américaine sera 3,5 fois celle qu’elle était en 1929. Légèrement en dessous des prédictions de l’économiste, donc. Mais pour ce qui est de la baisse du temps de travail et du confort de vie présumé, il semble que Keynes ait été bien trop optimiste.

En effet, aux États-Unis, l’horloge du progrès social semble s’être arrêtée en 1970. Le temps de travail hebdomadaire était alors de 39 heures, soit 16 heures de moins qu’en 1947. « Les prédictions de Keynes étaient correctes dans une certaine mesure. En 1970, le salaire horaire d’un employé moyen a presque doublé, passant de 12,27 dollars à 21,23 dollars. Mais en 2013, ce chiffre était de 20,13 dollars, soit 5% de moins qu’en 1973 », observe le professeur.

La situation s’est donc inversée depuis cette époque. Edward C.Prescott, consultant à la Banque de Réserve Fédérale de Minneapolis et directeur des Études économiques de l’université d’État d’Arizona, a analysé les statistiques de l’OCDE, et relève qu’aujourd’hui, les « Américains travaillent 50% de plus que les Allemands, Français et italiens ». Or, au début des années 1970, la situation était inversée, remarque-t-il.

Travailler plus pour gagner autant

De plus, les chiffres semblent pointer une nette addiction au travail outre-Atlantique. D’après une étude du Business Insider menée en 2011, la majorité des Américains estiment que travailler 40 heures par semaine, c’est faire du temps partiel. Les Américains travaillent en moyenne 11 heures de plus qu’en 1979, et 90% des hommes ayant une famille témoignent avoir des difficultés à concilier vie professionnelle et vie privée. Nous sommes donc bien loin des prévisions de Keynes ; malgré l’avancée technologique, la dernière décennie a été marquée par une forte augmentation du volume horaire.

Pour expliquer cette tendance, le professeur Friedman a émis plusieurs hypothèses. D’abord, le fait que les Américains travaillent plus parce qu’il « veulent toujours plus d’argent » pour leur bien-être personnel. Loin d’être satisfaisante, car peu de données pourrait accréditer cette supposition. Ensuite, le temps passé au travail pourrait compenser le « manque d’opportunité ». Le travail serait une extension sociale. Mais là encore, les tendances depuis 1970 ne permettent pas d’observer ce changement. La troisième et seule hypothèse qu’il retient est l’inégalité de la répartition des richesses. Alors que les inégalités avaient baissé avec la durée de travail hebdomadaire durant l’après guerre, depuis 1970, celles-ci ont augmenté de façon considérable.

Une étude récente de Marketplace confirme cette théorie. L’enquête s’est intéressée aux motivations des salariés américains. Celle-ci pointe que pour la moitié d’entre-eux, leur préoccupation principale n’est pas d’avoir à trop travailler dans leur emploi, mais de travailler trop peu. La raison présumée en est que le manque à gagner pousse une partie de la classe moyenne ou pauvre à plus travailler pour compléter ses revenus ; ainsi, les gens doivent travailler plus pour maintenir un salaire égal. Ce que confirme Benjamin Friedman, « ils cherchent parfois désespérément un travail à bas salaire ». En 2010, le revenu médian par habitant était de 18 700 dollars [13 600 euros environ] par an aux États-Unis.

Fin de la suprématie de la classe moyenne

Jusqu’ici, on pourrait croire que cette course au pouvoir d’achat serait une conséquence attendue de la crise globale des subprimes de 2008. Or, la situation semble plus difficile que prévue. Un article récent du New York Times a analysé le fossé existant entre la classe moyenne américaine et la classe la plus aisée en le comparant avec celui d’autres pays. « Les citoyens d’autres pays développés s’en sortent beaucoup mieux depuis trente ans », écrivent les auteurs, qui se sont basés sur des statistiques compilées par Luxembourg Income Study, une ONG a but non lucratif, et un site partenaire, The Upshot.

Par exemple, alors qu’en 2000, les revenus nets de la classe moyenne canadienne étaient largement inférieurs à ceux de la classe moyenne américaine, la situation s’est récemment inversée. De plus, l’article pointe que « dans bien des pays d’Europe, les pauvres gagnent plus que les pauvres américains ». Une idée confirmée par plusieurs experts, dont Lawrence Kartz, économistes à Harvard : « L’idée selon laquelle l’Américain moyen gagne bien plus que la classe moyenne d’autres régions du monde est obsolète », confirme Lawrence Katz, économiste à Harvard. « En 1960, nous étions largement plus riches que tout le monde. […] Dans les années 1990, c’était encore le cas. Cette époque est révolue », remarque-t-elle.

Et pourtant, des indicateurs comme le PIB indiquent que les États-Unis restent le pays le plus riche du monde. Seule conclusion possible, pour les auteurs de l’article : l’inégale répartition des richesses. D’après eux, cette situation est « ce qui attend un pays riche quand il permet à une minorité aisée de se tailler la part du lion dans le revenu national et quand il tolère des salaires de misère ».

 

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