L’affaire Miriam Cahn poursuivait son cheminement juridique ce vendredi 7 avril, cette fois-ci devant le Conseil d’État dans le cadre d’un référé-liberté déposé par quatre associations de protections de l’enfance, après le rejet de leur requête par la juge des référés le 28 mars. Présent à l’audience, The Epoch Times a assisté aux débats animés et mouvementés autour de l’interdiction ou du maintien du sulfureux tableau de Miriam Cahn « Fuck abstraction », exposé au Palais de Tokyo. Accusé de dépeindre le viol d’un enfant, cette toile pose la question de l’interprétation de la représentation pornographique d’un mineur et confronte la liberté artistique à celle de l’intérêt supérieur de l’enfant, autre liberté fondamentale. À l’issue des délibérés, nous avons pu interviewer Aude Mirkovic, porte-parole de l’association Juristes pour l’enfance, dont l’interview est disponible ici. Rendu de décision le jeudi 13 avril.
En cette veille de weekend de Pâques, l’ambiance était électrique dans l’enceinte du Conseil d’État. Pendant deux heures trente, devant le juge des référés de la plus haute juridiction administrative, Thomas Andrieu, les six avocats des quatre associations de protection de l’enfance (Juristes pour l’Enfance, Innocence en Danger, Face à l’inceste et Pornostop) ont échangé leurs arguments avec les deux avocats du Palais de Tokyo, son directeur Guillaume Désanges, et une témoin sollicitée par la défense, Maître Agnès Tricoire, représentante de la Ligue des droits de l’homme.
« Peut-on raisonnablement voir un enfant dans le tableau de Miriam Cahn ? »
Telle est question brûlante posée par le juge au début de l’audience : ici se joue l’interprétation de l’article 227-23 du Code pénal qui punit la représentation pornographique d’un mineur.
Selon la défense, « on ne peut pas dire qu’il y a un caractère pédopornographique » dans ce tableau, particulièrement dès lors que « des mesures ont été prises » pour indiquer le contraire, faisant ici référence au dispositif de médiation et au panneau d’avertissement doublé d’un cartel explicatif.
En outre, il convient de prendre l’image dans son contexte, celui de la dénonciation de crimes de guerre, et l’artiste a réfuté l’idée selon laquelle son intention était de dépeindre le viol d’un enfant, fait-on valoir : on y voit une personne frêle qui peut être aussi bien un homme qu’une femme. « Ceux qui veulent voir un mineur verront un mineur et ces associations verront toujours un mineur ». « La seule chose qui est indéniable, c’est que ce n’est pas un vrai enfant, mais une métaphore du fort contre le faible : dans l’art, on voit tous quelque chose de différent », assène ainsi Richard Malka. Et d’ajouter qu’à supposer qu’il soit raisonnable d’y voir un enfant, « nous sommes face à la liberté de création et d’expression sur un sujet d’intérêt général : la dénonciation de crimes de guerre ». La vue d’un enfant dans cette toile n’étant le fait subjectif que d’une minorité, il ne peut y avoir de mise en place de restrictions : « La liberté d’expression n’a pas à être prise en otage par une minorité », plaide-t-il auprès du juge Andrieu.
Côté requérants, on explique qu’« il est raisonnable d’y voir un enfant et même évident, mais l’évidence est débattue » : « La personne de bon sens voit naturellement un enfant ». Cette représentation tombe donc sous le coup de la loi, car elle porte atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant, une liberté fondamentale qu’il convient de sauvegarder. Quand bien même certains ne verraient pas dans ce tableau la représentation d’un mineur, dès lors que « le plus grand nombre peut y voir un enfant, il faut se pencher sur la question » : il en va de la protection de l’enfance, explique Me Le Gouvello. Par ailleurs, face à l’image visuelle, un dispositif explicatif n’est pas suffisant pour soutenir que l’œil ne voit pas ce qu’il voit : « S’il n’y a pas de problèmes, pourquoi le Palais de Tokyo prend-il autant de précautions ? », s’interroge Bertrand Périer. Rappelant que les mineurs peuvent avoir accès à cette toile, son confrère souligne que le débat visant à déterminer s’il s’agit ou non d’un enfant est un « débat d’adultes » : « La question est de savoir comment un enfant voit ce tableau ? »
En outre, devant l’opposition qui invoque le droit à l’interprétation et dénonce la déformation de l’intention de l’artiste, les avocats rappellent que Miriam Cahn revendique elle-même une « interprétation très littérale » de son œuvre, rejetant toute idée d’allégorie, comme elle l’expliquait dans une interview en 2021 : « Une fleur n’est pas un symbole d’humanité, mais une fleur. » Que celle-ci revendique maintenant le caractère allégorique de sa peinture « à tout le moins surprend », fait-on remarquer.
Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’attaquer un artiste ou son œuvre, ou bien encore de « censurer l’art », mais bien de déterminer si une œuvre en particulier exposée dans un musée comporte une atteinte grave à l’intérêt supérieur de l’enfant, rappellent les requérants.
L’œuvre est-elle accessible aux mineurs ?
C’est la deuxième question soulevée dans ce dossier sur la base de l’article 227-24 du Code pénal qui interdit d’exposer des mineurs à un contenu pornographique : les associations de protection de l’enfance demandent soit le décrochage de la toile, soit a minima l’interdiction d’accès aux mineurs à la salle où celle-ci est affichée. Le président du Palais de Tokyo, Guillaume Désange, développe alors la « politique de dialogue et d’accompagnement de l’œuvre » : un avertissement dès la billetterie, des panneaux d’avertissement égrenés le long du parcours, un texte explicatif à côté du tableau… et une équipe de médiation pour répondre aux questions des visiteurs.
Là, intervient le nœud gordien de l’affaire. Les mineurs sont-ils dissuadés d’accéder à la salle où se trouve affiché « Fuck Abstraction » ou bien l’accès leur est-il interdit ? Le fin mot : si un mineur non-accompagné veut accéder à la salle, l’agent peut l’en dissuader sans le lui interdire. Un dispositif insuffisant, pointe du doigt les requérants, qui citent un article du Parisien relatant une affaire où un groupe de collégiens ont été incités à voir cette œuvre par leur professeur d’art plastique : l’accès à la salle est « déconseillé, pas interdit », avait fait valoir l’enseignant. « La protection de l’intérêt de l’enfant ne peut s’en tenir à la dissuasion, car le pouvoir de l’image qui imprime sa rétine est indélébile », arguent les représentants des associations.
« Y a-t-il des enfants qui ont attesté d’être traumatisés et sont allés voir le médecin ? C’est de la morale d’adulte. Ce n’est pas un tableau qui les traumatisera. À cet âge, ils ont tous déjà vu un film pornographique », martèle Richard Malka, se basant sur un article du Monde. Les avocats répliquent : les pédopsychiatres affirment unanimement que les enfants ne doivent pas être exposés à des images de scènes sexuelles : « Vous êtes donc prêts à prendre le risque ? », s’insurge l’un d’entre eux. « Un argument d’autorité », réplique la défense, qui demande s’il va falloir interdire L’Origine du monde de Courbet et l’accès à tous les musées qui contiennent des œuvres choquantes. « Aucune d’entre elle ne représente un enfant », lui est-il rétorqué.
Y a-t-il infraction pénale ?
Dernier sujet à trancher : la qualification pénale. Pour les requérants, tous les éléments constitutifs d’une image pornographique sont réunis : intention de l’artiste de dépeindre une scène de viol, sexe « énorme » introduit dans la bouche de l’enfant… La caractérisation de ce qui est pornographique se faisant à l’appréciation souveraine des juges, puisqu’il n’existe pas de définition juridique, les avocats s’appuient sur celle de l’Académie française : « Représentation directe, voire brutale, de scènes, de sujets à caractère sexuel et délibérément obscènes ».
Face à l’argument de Me Tricoire et Me Malka selon lequel « s’il y a représentation d’un enfant dans ce tableau, c’est un enfant fictionnel et pas celui de l’article pénal 227-3 », les avocats rappellent que la Cour de cassation a déjà tranché sur les notions de représentation réelle et fictionnelle : la jurisprudence considère pornographique des dessins ou images d’un mineur imaginaire ayant des relations sexuelles dans des bandes dessinées ou des mangas japonais.
On ne peut écarter le contexte de l’œuvre, argue de son côté la défense : « Une représentation fictive d’un enfant qui serait incitative est conciliable avec une limitation de la liberté d’expression », mais ce tableau n’a pas vocation à promouvoir la pédophilie ou susciter l’excitation sexuelle : il dénonce le viol comme arme de guerre, s’agace Richard Malka. Et de déclamer : « On vous demande de censurer la dénonciation des viols de guerre en Ukraine ! », avant d’accuser à nouveau la défense de favoriser chez le public l’idée selon laquelle cette œuvre répondrait à une autre intention que celle donnée par son auteur : « Dans un musée, avec une contextualisation et des explications, ce n’est pas pornographique, ça le devient quand on balance les images sur les réseaux sociaux ».
Après deux heures trente de débat, Thomas Andrieu estime qu’il est temps de clore la séance. « Vous seriez le premier à prendre cette décision de retirer un tableau d’un musée. Cette mesure serait très grave, elle entraînerait un risque d’autocensure. C’est ce qui est en train de se passer de l’autre côté de l’Atlantique. Attention aux procès de l’art », met en garde Paul Mathonnet, avocat du Palais de Tokyo. Et Richard Malka, se demandant si on va finir par interdire « des sites de presse, des tweets émanant d’autorité publiques, des musées ou des sites gouvernementaux », de renchérir : « Votre décision est attendue au-delà de nos frontières ».
Du côté des requérants, on rappelle que le débat n’est pas centré sur la « censure de l’art », mais d’un tableau en particulier qui constitue un « viol psychologique de l’enfant » et porte ainsi atteinte à son intérêt supérieur. Le maintenir, ce serait donner un blanc-seing à la normalisation de la pédopornographie, auréolée de l’aspect institutionnel et culturel, de la même façon que la littérature a servi, autrefois, de justification à la pédophilie : dénoncer les horreurs de la guerre ne peut légitimer la diffusion d’une représentation pédopornographique.
Le juge Thomas Andrieu rendra son jugement le jeudi 13 avril.
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