En janvier dernier, l’ENS organisait une semaine de l’histoire consacrée aux mondialisations. Partenaire de cet événement, The Conversation publie différentes contributions des étudiants du CFJ, qui y ont assisté. Cet article a été écrit par Louis Jeudi, sous la direction de Cédric Rouquette.
Le 11 janvier dernier, l’historien Patrick Verley proposait une plongée dans l’ADN de la grande firme multinationale, dans le cadre de la semaine de l’histoire organisée par l’ENS. Il a ainsi expliqué comment les compagnies de commerce maritime nées au XVIIᵉ siècle ont, par leur volonté de mettre au point des stratégies commerciales à long terme, donné naissance au modèle de la firme multinationale.
Ses caractéristiques sont pour la première fois décrites par l’historien de l’économie américain Alfred Chandler, au XIXᵉ siècle. Dans ses travaux, il met en évidence les innovations qui, en termes d’organisation et de stratégie, ont donné naissance à cette entreprise d’un nouveau genre, où plus rien n’est laissé au hasard.
Dans l’histoire économique, la société pétrolière Standard Oil, fondée en 1870 à Cleveland (Ohio), est souvent considérée comme la première entreprise multinationale. Or, dans l’organisation de certaines compagnies des Indes – ces flottes qui commerçaient entre les métropoles européennes et leurs colonies – on peut observer, selon Patrick Verley, des phénomènes de rationalisation semblables aux constatations faites par Chandler au XIXᵉ siècle sur les grandes entreprises de son temps. La firme multinationale serait en fait née au milieu du XVIIᵉ siècle, entre l’Europe et l’Asie : telle est, en tous cas, la thèse de l’historien Suisse.
Est-ce un anachronisme ? Patrick Verley assume cette prise de risque. Le raisonnement de l’auteur de La première révolution industrielle (1997) repose sur l’organisation déjà très rationnelle des compagnies au XVIᵉ siècle. Une organisation qui va permettre d’améliorer à la fois la conception des produits et les processus de collaboration commerciale. Pour l’historien, cela ne fait aucun doute : « Les compagnies sont déjà des firmes multinationales, multirégionales, multiproduits. »
Fin du court-termisme
Au début du XVIIᵉ siècle, les compagnies maritimes ne vendent pas assez de produits européens pour faire face à l’afflux des produits venus d’Asie. En résulte un déficit commercial qui sera comblé grâce aux métaux précieux. Mais cette solution est de moins en moins rentable au fil du temps. Cela pousse les compagnies à adopter une vision à long terme de leurs activités.
Avant ce grand virage stratégique, les compagnies se contentent de faire un voyage vers l’Asie sans anticiper le prochain. Elle achètent un navire, une cargaison, puis partagent les profits avant de se dissoudre. « Des stratégies commerciales et organisationnelles ont été mises en place de manière tout à fait consciente », insiste l’historien. « C’était un plan à long terme des compagnies. »
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales, connue sous l’acronyme « VOC », est fondée en 1602 à Amsterdam. Elle a grandement contribué, par son activité commerciale, à la constitution de l’empire colonial des Pays-Bas. La VOC se démarque des autres compagnies maritimes en repensant en profondeur son organisation avant ses concurrentes. « L’organigramme favorisait une prise de décision rationnelle », explique Patrick Verley, insistant sur son administration très tatillonne. « L’activité de la compagnie était marquée par un grand besoin de certitude et d’uniformisation des prix. »
La VOC, face à l’incertitude des lointains marchés asiatiques, planifie tout : nombre de bateaux à mobiliser, prix pratiqués en Asie, conditions des ventes aux enchères une fois la cargaison acheminée en Europe. Ainsi, à la fin du XVIIᵉ siècle, la compagnie compte 8 000 marins. En 1735, selon l’estimation de l’historien Fernand Braudel, 80 000 personnes travaillent pour la VOC. Ce gigantisme sera en partie à l’origine de la chute de la compagnie, minée par la corruption.
Nouvelles stratégies sur le terrain
Outre de profonds changements dans son organisation interne, la VOC initie trois grandes stratégies qui feront la fortune des compagnies des Indes. Tout d’abord, elle s’insère dans le marché asiatique en installant son siège à Batavia – actuelle Jakarta – en Indonésie. Une fois sur place, la VOC s’efforce de contrôler les produits majeurs des trafics en obtenant l’exclusivité auprès des industries locales. Enfin, pour limiter les exportations de métaux précieux, elle arbitre entre les métaux. Pour obtenir une plus-value, elle joue, par exemple, sur le cours du cuivre indonésien mieux coté à Batavia qu’à Amsterdam. En ce sens, la VOC contribue grandement à structurer la bourse des valeurs.
Facteurs de mondialisation
Avant le XVIIᵉ siècle et l’émergence des compagnies des Indes, il existe déjà une certaine interdépendance entre les continents. Les échanges influencent la vie quotidienne des Asiatiques, des Européens et des Sud-Américains. Avec la naissance des compagnies telles que la VOC, un palier supplémentaire est franchi. « L’organisation de l’exportation des métaux précieux a donné naissance à des stratégies de long terme, qui expliquent la mondialisation », note Patrick Verley. Cette mondialisation est passée par une progressive « déseuropéanisaition » du commerce vers l’Asie au XVIIIᵉ siècle, et la mise en place d’un système international. Au XIXᵉ, Patrick Verley constate un recentrage sur l’Europe. La mondialisation change alors de nature pour devenir essentiellement financière.
Cédric Rouquette, Directeur des études, Centre de Formation des Journalistes – CFJ
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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