La défense de Taïwan à l’épreuve de la montée en puissance chinoise

Par Hugo Tierny
9 février 2023 12:41 Mis à jour: 9 février 2023 12:41

2023 sera-t-elle l’année d’une grande déflagration dans le détroit de Taïwan ?

En tout cas, l’illusion d’un règlement de la question sino-taïwanaise sur la base de l’interdépendance économique a vécu, sous le triple effet d’un réarmement chinois tourné avant tout contre Taipei, d’une opposition sino-américaine croissante et de la progression du sentiment national taïwanais.

L’actuelle hausse des tensions incite à s’interroger sur les moyens offensifs dont dispose l’armée chinoise, ainsi que sur la capacité de l’île à renforcer sa défense et à se rapprocher de ses alliés.

Le renforcement de l’armée chinoise

Taïwan est la clé de l’endiguement naval de la Chine. Prendre l’île permettrait à Pékin de sécuriser ses côtes, de briser son encerclement maritime et de profiter des avantages géographiques de Taïwan face à ses adversaires américains et japonais. En effet, les côtes de l’île donnent directement sur les eaux profondes du Pacifique ; les sous-marins chinois pourraient y appareiller en toute discrétion.

Forte de sa croissance économique, la Chine continue de préparer l’Armée populaire de Libération (APL) à cette mission. Alors que Taipei a annoncé en août 2022 une forte hausse de son budget de défense, celui de Pékin, le deuxième au monde après celui des États-Unis, demeure vingt fois supérieur.

L’APL a lancé entre 2015 et 2019 l’équivalent de 600 000 tonnes en navires de guerre, soit 50 % de plus que Washington sur la même période. Pékin ambitionne, au cours de la décennie 2020, de mettre en service plusieurs groupes aéronavals, alors que l’US Navy prévoit de mettre à la retraite un certain nombre d’unités.

La Chine construit également des bâtiments d’assaut amphibies, adapte ses ferries au transport de blindés et aux missions de débarquement, et agrandit sa flotte de transport aérien ainsi que ses bases au Fujian (la province côtière située en face de Taïwan).

Taïwan est une forteresse naturelle. Mais Pékin veut neutraliser cet avantage par la croissance quantitative et qualitative de l’arsenal de sa Force des fusées (PLARF), également susceptible de frapper les positions américaines et japonaises situées à proximité de l’île (Guam et Okinawa).

L’APL s’entraîne au combat interarmes au cours de manœuvres amphibies et aériennes. Elle perfectionne ses capacités de guerre électronique et cyber, utiles pour cibler les infrastructures critiques et perturber la chaîne de commandement adverse.

Pékin tente aussi de créer les conditions pour un futur combat naval dans la profondeur des océans Indien et Pacifique afin d’y contrecarrer tout soutien américain, couper la retraite aux défenseurs taïwanais et contrôler les lignes de communication.

En tout, le renforcement des capacités de l’APL érode les avantages défensifs de Taïwan et constitue une menace de plus en plus crédible pour l’aéronavale américaine.

La défense taïwanaise en débats

Pour autant, une invasion de Taïwan resterait extrêmement difficile. Pour réussir, l’APL devrait acquérir la supériorité absolue dans les mers et cieux du détroit, tout en maintenant en respect la menace américaine au large.

Taïwan, peuplée de quelque 23 millions d’habitants, peut compter sur 150 000 soldats, une trentaine de larges unités navales (frégates, destroyers…) et 400 avions de chasse. Mais le déséquilibre avec les forces chinoises grandit.

La posture de défense taïwanaise reste largement conventionnelle, avec un large panel de missions : disputer à l’APL la supériorité sur les eaux et les cieux du détroit, contrôler les lignes de communication maritime et casser un potentiel blocus.

Ce choix est reflété dans les équipements dont Taïwan a récemment passé commande ou développe : nouveaux F-16, sous-marins, chars de bataille Abrams… Mais de nombreux analystes considèrent qu’outre leur coût très important, ces armements aux contraintes logistiques élevées seront déployés à partir de bases vulnérables, et pourraient être facilement neutralisés dès le début d’un conflit.

Taïwan est donc le théâtre d’un débat entre les partisans de la lutte asymétrique tels que l’amiral Lee Hsi-ming, ex-chef d’état-major des armées (2017-2019), et les tenants de la défense conventionnelle.

Les premiers estiment que Taipei, dans un contexte budgétaire serré, devrait se concentrer sur l’essentiel : persuader Pékin de son incapacité à débarquer et à se maintenir sur l’île. Ils priorisent donc des équipements adaptés, susceptibles de résister à une première frappe de missiles balistiques chinois : petits, mobiles mais très nombreux et bien dispersés tels que des missiles anti-aériens et anti-navires déployés sur corvette légère ou camion.

Cette approche, appuyée par Washington, a été tacitement rejetée par l’armée après le départ à la retraite de l’amiral Lee. D’après les partisans du conventionnel, l’ampleur des exercices de l’APL en temps de paix exigerait au contraire, pour sauvegarder la marge de manœuvre aérienne et maritime de Taïwan, de continuer à acquérir du matériel lourd comme actuellement.

L’école asymétrique rétorque qu’elle ne vise pas à débarrasser Taïwan de tous ses moyens conventionnels, mais qu’espérer contrecarrer l’APL symétriquement relève, à terme, de l’utopie. Lee par exemple comprend le besoin de renouveler une partie du matériel veillissant, mais à condition d’y consacrer moins de ressources et de le faire dans un cadre accordant la priorité à l’asymétrie.

En attendant, la formation au combat minimaliste du service militaire, et les doutes sur la valeur opérationnelle de la réserve continuent à faire débat. En outre, l’armée éprouve des difficultés à recruter assez de volontaires, à cause notamment de salaires peu compétitifs par rapport à la concurrence du secteur privé, de sa réputation perfectible auprès de la population, et d’un taux de natalité très faible à Taïwan (1,2 enfant par femme en 2O22).

C’est pour parer à ces problèmes que Taipei a annoncé l’extension du service militaire obligatoire pour les hommes, de quatre mois à un an dès 2024. Mais les défis demeurent nombreux pour faire de ce changement une pleine réalité : il faudra construire de nouvelles casernes, recruter l’encadrement et s’assurer d’avoir assez d’équipements en stocks.

D’autres idées nouvelles sont apparues dans le sillage de la guerre d’Ukraine comme la création d’une force de défense territoriale. À ce jour, cette idée n’a toutefois pas reçu de soutien officiel.

La carte américaine

Les Américains s’alarment d’un rapport de force militaire déséquilibré entre Taïwan et la Chine, et de la posture plus offensive de Pékin.

Washington avait longtemps maintenu le doute quant à sa décision d’intervenir militairement en cas d’attaque chinoise de Taïwan. Cette posture présentait l’avantage de maximiser la marge de manœuvre américaine en dissuadant la Chine de recourir à la force et en veillant à ce que Taipei ne franchisse pas les lignes rouges pékinoises.

Mais en assurant en septembre dernier que les États-Unis se porteraient à la rescousse de Taïwan en cas d’attaque chinoise, Joe Biden s’est écarté de cette « ambiguïté stratégique ». Cela étant, malgré ce changement en forme d’avertissement à Pékin, l’intensité exacte du soutien militaire américain à Taïwan demeure non précisée. L’ambiguïté perdure donc au niveau tactique.

Certains à Taipei craignent que la guerre en Ukraine n’augmente les délais pour la livraison d’armements américains, dont le montant s’élève actuellement à 19 milliards de dollars. À Washington, le National Defense Authorization Act de 2023 aurait pu, entre autres, répondre à ces inquiétudes, mais il semble avoir été coupé de certaines mesures permettant d’expédier plus rapidement les équipements commandés.

Les Américains aussi renforcent leur dispositif militaire. Ils possèdent un certain nombre de bases au Japon, dont la plus importante se trouve à Okinawa (à 600 km à l’est de Taïwan). Ils viennent de signer avec les Philippines – dont le territoire se situe à proximité de Taïwan et de la mer de Chine méridionale (dont les eaux sont également revendiquées par Pékin) – un accord pour y renforcer leur présence militaire. Plus largement, les Américains débattent de la meilleure stratégie à adopter pour contrer le plus efficacement possible la montée en puissance de l’armée chinoise.

Une nouvelle normalité ?

La tactique chinoise actuelle consiste en une montée en pression constante visant à démoraliser Taïwan, à persuader ses alliés de son caractère indéfendable, à contester sa souveraineté, à recueillir des renseignements sur son armée et à aggraver ses contraintes logistiques, sans provoquer pour autant de casus belli.

Pékin a franchi un palier avec les manœuvres d’août 2022 après la visite à Taipei de Nancy Pelosi, recourant à des tirs de missiles dans six zones autour de Taïwan. L’APL semblait vouloir persuader de sa capacité à (1) se déployer sans être dissuadée au plus proche de Taïwan, (2) encercler l’île et (3) dissuader l’intervention de « forces extérieures » (lire « américaines ») lors d’un conflit. Le franchissement d’avions de l’APL de la tacite « ligne médiane » du détroit est devenu routinier.

Le mouvement en tenaille de l’APL.
CIGeography Louis Martin-Vézian 2021

Pékin a certainement voulu montrer sa capacité à menacer les lignes d’approvisionnement maritime de Taïwan et à bloquer l’île. Taipei espère donc réussir à augmenter ses stocks défensifs avant le début d’un conflit, et a clarifié ses règles d’engagement : il contre-attaquera en cas d’incursion dans ses eaux et considérera un blocus comme un acte de guerre.

Et après ?

La dissuasion tiendra tant que Pékin ne se sentira pas assuré de sortir gagnant d’un conflit aux conséquences aussi graves qu’incertaines. Une modernisation militaire inachevée, les défenses taïwanaises, les risques économiques, la vulnérabilité du littoral chinois et la menace d’interposition des États-Unis (possiblement soutenus par le Japon) concourent à freiner Pékin.

Les bruits de bottes constituent donc un moyen d’intimider Taïwan en augmentant progressivement le niveau de tension. C’est aussi pourquoi la Chine fabrique de nombreux navires et avions, Pékin estimant peut-être que le renversement de l’équilibre des forces instillera à terme le doute chez les défenseurs et facilitera l’émergence de conditions politiques plus favorables pour progresser vers une unification sans recourir à la force. L’option militaire gagne cependant en attrait, les pressions chinoises d’ordre politique influençant peu les Taïwanais.

Dans un contexte de compétition économique sino-américaine exacerbée, de profonds désaccords politiques entre Taipei et Pékin et de montée en puissance militaire chinoise, le statu quo s’efface devant le retour au premier plan du rapport de force. Les tensions dans le détroit de Taïwan risquent bien de perdurer.


Cet article est une version actualisée d’une étude publiée par Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 71, adapté ici après avoir reçu l’autorisation du directeur de la publication.The Conversation

Hugo Tierny, Doctorant en histoire militaire et en relations internationales à l’École Pratique des Hautes Etudes (EPHE), Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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