À l’heure où le tourisme est un phénomène mondial massif, concernant plus d’un milliard de personnes par an et générant annuellement près de 1 500 milliards de dollars de recettes, la notion de « patrimoine mondial », promue par l’Unesco, acquiert une importance centrale. Depuis 1972, l’Unesco, avec la « convention sur la protection du patrimoine culturel et naturel mondial », a créé sa liste du patrimoine mondial, qui recense des sites considérés comme ayant une valeur exceptionnelle.
Si le classement Unesco ne donne pas droit automatiquement à des aides financières pour protéger ces sites, et si l’Unesco reste impuissante devant les destructions et les dégradations de sites classés, comme la destruction des bouddhas de Bâmiyân par les talibans en Afghanistan en 2001 ou celle du temple de Bel à Palmyre en Syrie en août 2015, la liste Unesco du patrimoine mondial n’en est pas moins une réalisation importante de l’Unesco et le patrimoine est le domaine d’activité de cette organisation qui est le plus connu du grand public.
La liste du patrimoine mondial de l’Unesco, créée en 1972, est un objet de prestige et de convoitises pour les États, soucieux de faire valoir leurs sites historiques ou naturels et de les promouvoir sur la scène internationale.
Un patrimoine matériel immatériel et documentaire
À cette liste, qui comporte aujourd’hui plus de 1 000 sites, s’est ajoutée en 2003 la liste du patrimoine immatériel, qui rassemble non pas des sites physiques mais des pratiques, traditions, danses, coutumes et savoir-faire traditionnels, et qui a été conçue en partie pour contrebalancer le flagrant déséquilibre de la liste précédente, laquelle rassemble une majorité écrasante de sites européens tandis que l’Afrique est gravement sous-représentée. Et l’Afrique compte surtout des sites « naturels » tandis que l’Europe regorge de sites classés « culturels » (églises, châteaux…) qui sont déjà bien mis en valeur et n’ont pas forcément besoin d’une protection supplémentaire.
Enfin, l’Unesco a créé, en 1995, un registre appelé « Mémoire du monde » qui recense des éléments importants, et parfois menacés ou fragiles, du patrimoine documentaire de l’humanité, par exemple la tapisserie de Bayeux.
Une source de luttes de pouvoir
Or, ces mécanismes, en apparence consensuels et propres à susciter le sentiment, pour les peuples, d’avoir un patrimoine culturel commun à préserver, entraînent au contraire en bien des cas sinon des conflits, du moins des luttes de pouvoir, des rivalités qui témoignent que les questions de patrimoine sont détournées à des fins économiques, politiques ou géopolitiques.
L’exemple le plus flagrant est le conflit entre la Chine et le Japon généré par la demande d’inscription sur le registre Mémoire du monde, récemment, par le Japon, de 333 lettres de kamikazes japonais de la Seconde Guerre mondiale. Ces lettres d’adieu de combattant adressées à leurs parents avant de se lancer dans leur assaut ultime, reflètent souvent leur fierté de combattre pour ce régime. Or celui-ci était impérialiste, raciste, et allié de l’Allemagne nazie !
La Chine a donc protesté, et, en retour, a demandé, et obtenu, l’inscription sur le registre Mémoire du monde d’une somme de documents sur le massacre de Nankin, perpétré en 1937 par les forces japonaises, et au cours duquel 300 000 Chinois auraient été tués. Ainsi, on voit bien que le registre Mémoire du monde est devenu le théâtre sur lequel s’est déplacé l’affrontement Chine/Japon. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale est un sujet sensible pour ces deux pays.
Un tourisme de masse sur les sites classés
Plusieurs cas illustrent le caractère sensible des mécanismes de protection du patrimoine mis en place par l’Unesco. Bien souvent, la notion de patrimoine culturel mondial a été détournée de son but officiel, et a été utilisée comme un outil touristique, ou à des fins politiques et économiques. L’anthropologue David Berliner, étudiant les politiques patrimoniales de l’Unesco à Luang Prabang (Laos), lieu classé au patrimoine mondial, parle d’« unescoïsation » de cette petite ville ; il montre qu’une conséquence paradoxale de la protection accordée par l’Unesco est l’intense « mise en tourisme du lieu ».
Et cette mise en tourisme s’accompagne d’une sorte de mise en scène de traditions idéalisées et qui ne correspondent pas toujours à la réalité historique. Certains éléments de ce passé sont gommés comme les épisodes de la guerre du Vietnam, ou la période coloniale.
Parfois, comme sur le continent africain, le résultat de l’inscription d’un site sur la liste du patrimoine mondial peut être négatif. Saskia Cousin et J.-L. Martineau ont analysé l’instrumentalisation des coutumes, des traditions et du patrimoine provoquée par l’inscription sur la liste du patrimoine mondial. Dans leur étude sur le « bois sacré » d’Osun Osogbo au Nigeria, inscrit sur la liste du patrimoine mondial depuis 2005, ils montrent l’importance des actions de lobbying, avec des enjeux politiques et économiques.
Dans ce cas précis, le but politique était de donner à la nouvelle capitale de l’État d’Osun une profondeur historique, dont elle manquait, contre la ville rivale d’Ife-Ife, plus ancrée dans l’histoire. L’inscription du bois sacré d’Osun Osogbo est le résultat de près de quinze ans d’efforts de l’État d’Osun pour se construire une légitimité historique et culturelle. Par le biais de la liste du patrimoine mondial, outil de légitimation, la culture peut être manipulée, instrumentalisée à des fins politiques ou économiques.
Des conséquences néfastes pour la population
Les effets du classement de sites sur la prestigieuse liste du patrimoine mondial peuvent avoir des effets négatifs pour une partie de la population. Ainsi, à Panama City le classement sur cette liste en 1997 du quartier historique, le Casco Antiguo, a entraîné la relégation des plus pauvres vers la périphérie, parallèlement à la mise en tourisme de ce quartier central.
Le Casco Antiguo, qui au moment de son classement était un quartier délabré, a fait l’objet d’une transformation en profondeur, qui ont entraîné une brutale éviction des classes populaires ; leurs portes et leurs fenêtres ont été murées pour les expulser, tandis que le quartier était restauré et se gentrifiait.
Il est maintenant investi par de riches étrangers qui rachètent les plus belles bâtisses de l’époque coloniale avant de les revendre à la découpe. Le tourisme à Panama City a augmenté de façon exponentielle depuis le classement du site sur la liste de l’Unesco, mais il en résulte une standardisation de l’espace urbain et une polarisation des inégalités.
Ces exemples montrent à quel point les enjeux patrimoniaux sont mêlés à des enjeux économiques, sociaux, politiques, et à des enjeux de domination. En outre, par l’importance du rôle des fonctionnaires et experts occidentaux dans cette action patrimoniale de l’Unesco, on peut aussi reprocher à cette institution d’imposer aux pays du Sud une conception « occidentale » du patrimoine.
Malgré ces limites, on peut saluer l’action de l’Unesco pour préserver et promouvoir le patrimoine mondial. Le déséquilibre qu’on observe sur la liste du patrimoine mondial n’est que le reflet d’une inégalité économique, sociale et culturelle Nord-Sud, qu’il est urgent de combler.
Chloé Maurel, Chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS/Ecole Normale Supérieure/Université Paris 1) et à l’IRIS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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