La belle construction européenne des marchés de gros de l’électricité chancelle. Les prix de gros de l’électricité ont diminué d’environ de moitié au cours des dix dernières années ; ils se sont remis à diverger au sein de l’Europe ; et des prix bien étranges, car au-dessous de zéro, sont parfois observés. Attention ces trois phénomènes ne signifient pas que le marché déraille mais que les contraintes politiques qui lui sont imposées le rendent impuissant, impuissant à résoudre les problèmes qu’elles lui font porter.
L’argument peut paraître spécieux : encore un libéral de l’électricité qui rejette la faute sur la politique pour masquer la faillite de l’économie de marché appliquée aux électrons ! Et bien non, il ne s’agit pas de cela. Voyons pourquoi.
Chute des prix et divergence
La baisse du prix de gros de l’électricité est le résultat d’une surcapacité chronique de l’offre par rapport à la demande. D’un côté, de nouveaux investissements électriques sont entrés en production et d’un autre la consommation a fléchi. Dès lors rien de plus normal que le prix s’effondre. À l’inverse, en situation de sous-capacité, soit cette fois un excès de demande par rapport à l’offre, les prix atteindraient des sommets. Le marché joue son parfaitement son rôle en pointant les insuffisances ou les excès de capacité de production. Il réagirait de même pour n’importe quelle autre commodité subissant des cycles alternant sur- et sous-investissement.
La fin de la convergence des prix nationaux, par exemple entre les prix de chaque côté du Rhin, est liée à l’embouteillage sur les autoroutes transfrontières de l’électricité. Lorsque le vent souffle très fort en Allemagne et que le soleil brille, les électrons en surplus ne parviennent plus à tous s’échapper vers la France car les capacités de transport sont saturées. Du coup, le prix de gros en France sera plus élevé qu’en Allemagne car plus rarement formé par de la production renouvelable à très bas coût. Inversement à défaut de soleil et de vent en Allemagne, c’est le prix en France qui sera plus bas. La congestion ralentit cette fois l’échange d’électricité dans l’autre sens, de la rive gauche à la rive droite du Rhin.
Le prix en France sera formé plus souvent par le coût variable du nucléaire, plus faible que celui des centrales à charbon ou au gaz. Là encore, rien de plus normal à cette divergence des marchés certaines heures et jours de l’année. Les marchés enregistrent simplement des choix politiques divergents des États membres, notamment pour développer plus ou moins rapidement les renouvelables et les interconnexions.
Au-dessous de zéro !
Les prix négatifs ne tiennent-ils pas de l’hérésie puisqu’ils signifient que les producteurs d’électricité offrent de l’argent à ceux qui la leur « achètent » ? C’est comme si des producteurs de fruits et légumes payaient les supermarchés pour écouler leur récolte arrivée à maturité. Au pire, ils la détruiraient, ce qui correspondrait alors à un prix à zéro euro, pour faire remonter le cours.
L’électricité, comme les fraises et les laitues, n’est pas stockable. Elle ne peut pas non plus croître instantanément car il faut plusieurs heures pour monter une centrale thermique à plein régime. La différence entre ces deux types de bien est que la valeur de l’électricité fluctue d’heure en heure.
Pour profiter d’un prix qui sera positif et rémunérateur au-delà du coût variable à 8 heures du matin, période de pointe de la demande, les producteurs doivent mettre leur centrale en marche à 4 heures. Ils produisent ainsi de premiers MWh dont personne n’aura besoin si le vent cette nuit-là fait tourner les éoliennes à toute allure. Le producteur sera gagnant dès lors que la perte subie en payant pour écouler son électricité jusqu’à l’aube est inférieure au bénéfice réalisé par les ventes en matinée. Mieux vaut ce jour-là vendre à perte dans un premier temps que de ne pas démarrer sa centrale. Là encore le marché est efficace. Sans prix négatif, il n’y aurait pas suffisamment d’électricité pendant votre petit-déjeuner et tout le monde y perdrait.
Une architecture de marché inadaptée
Mais alors qu’est-ce qui cloche ? La réponse tient en une phrase où chaque mot compte : l’architecture actuelle du marché de gros n’est pas adaptée à une production massive d’énergie renouvelable intermittente et subventionnée de façon maladroite à l’image des autres incitations à l’énergie bas carbone.
La transition énergétique passe par une réduction de la production d’électricité à partir de sources carbonées, gaz et charbon principalement, et une augmentation de la part des énergies renouvelables. Poussées par des objectifs politiques ambitieux celles-ci se sont considérablement développées en Europe, en particulier en Allemagne et en Espagne, créant, dans un contexte de demande globalement stable, de la surcapacité de production d’électricité. La surcapacité électrique que l’Europe connaît aujourd’hui est principalement liée à des chocs de politique énergétique et non à de mauvaises anticipations des investisseurs privés que le marché sanctionnerait.
En tout état de cause, cette surcapacité devrait se résorber par la fermeture des centrales qui émettent du CO2 et un nouvel équilibre serait trouvé. Sauf que les énergies éolienne et solaire sont intermittentes et, à défaut de solution économique pour le stockage à horizon proche, fermer ces autres moyens de production conduirait vite les citoyens européens à être dans le noir les jours sans soleil et sans vent.
Illustrons ce point d’un seul exemple, celui de la centrale thermique à gaz d’Irsching près du Danube. Des unités flambant neuves et parmi les plus performantes au monde entrent en production au tout début des années 2010. Concurrencées par le charbon et les renouvelables, elles ne tournent qu’à moitié de leur capacité et essuient des pertes de plusieurs millions d’euros par an. Les propriétaires ne voyant pas d’amélioration à terme décident de les fermer. Mais ils s’en voient empêchés par le gestionnaire du réseau qui considère que ces unités récentes doivent rester ouvertes afin d’assurer une réserve opérationnelle pour palier l’insuffisance d’électricité renouvelable à certains jours et heures de l’année dans le sud de l’Allemagne.
Vous pouvez vous étonner que le gaz qui émet deux fois moins de CO2 par kWh que le charbon soit chassé par ce dernier. La raison tient au prix insuffisant que doivent payer les émetteurs de carbone. Ce niveau est trop faible pour effacer l’avantage du prix d’achat du charbon par rapport au gaz, pourtant beaucoup plus propre, sur les marchés internationaux.
Droits carbone, subventions et chûte des prix
Sachez d’ailleurs qu’il est trop faible en partie à cause des énergies renouvelables. L’Europe s’est dotée en effet d’un système d’incitations dual pour limiter les émissions de carbone dans l’énergie. D’un côté et en tout premier, un marché de droits d’émission dont le prix plafonne à quelques euros la tonne de carbone car il a été, et reste, mal calibré ; de l’autre, et postérieurement, une subvention aux énergies renouvelables basée sur un tarif de rachat du kWh produit. Or ces mécanismes conçus séparément ne sont pas économiquement étanches : le déploiement des énergies renouvelables grâce aux subventions explique pour 20 % la chute du prix du carbone sur le marché des droits.
Attention, le reproche principal adressé par les économistes à la politique de subvention aux énergies renouvelables n’est pas à l’encontre des subventions elles-mêmes mais porte sur la manière. Les opérateurs sont rémunérés par un prix d’achat du kWh fixé par les pouvoirs publics et bénéficient d’une priorité d’écoulement de leurs électrons verts sur le réseau. L’électricité renouvelable est donc extérieure au marché de gros et ses opérateurs insensibles à son prix et ses fluctuations. Pourtant, elle affecte considérablement le même marché de gros en pesant sur son prix à la baisse.
En Allemagne, les subventions aux énergies renouvelables sont responsables pour le quart de la diminution du prix observée entre 2008 et 2015. Pire, en situation de surproduction l’opérateur d’énergie renouvelable n’a aucun intérêt à stopper sa production puisqu’il est rémunéré indépendamment et n’a rien à faire pour l’écouler dans le réseau. Cette priorité fait que le prix au lieu d’être nul tombe en zone négative puisque que ce sont les opérateurs d’énergies conventionnelles qui doivent du coup s’adapter. Comme nous l’avons vu plus haut, ils n’ont d’autre issue que de payer pour injecter leur production afin d’être présents à plein régime quelques heures plus tard.
La subvention aux renouvelables trouve sa justification économique dans la baisse des coûts que seul leur déploiement à grande échelle peut entraîner. La première ferme éolienne ou le premier champ de panneaux solaire installés coûtent très cher et produisent un kWh dont le montant est prohibitif. Le millième aussi mais le coût unitaire est déjà plus bas. Le dix millième sera encore moins cher et se rapprochera du coût du kWh produit par une centrale thermique et le cent millième produira même moins cher. C’est la manifestation d’effets d’apprentissage : plus d’unités ont été auparavant fabriquées et installées plus la fabrication et l’installation d’une nouvelle unité est bon marché. Essayer avec une cocotte en papier et vous comprendrez pourquoi : vous mettrez cinq minutes pour la première et une poignée de seconde pour plier la millième. Pour le solaire photovoltaïque, on estime que le prix diminue d’environ 20 % chaque fois que la capacité installée double. Pour l’éolien en mer le chiffre est de 10 %.
Les premières éoliennes et les premiers panneaux solaires n’étant pas au début compétitifs aucun investisseur privé ne se lancerait dans une opération commerciale. Il préférerait attendre que les autres enclenchent et accroissent les effets d’apprentissage. Mais cet attentisme étant partagé par tous, personne ne se lance en l’absence de subventions. Celles-ci sont donc vertueuses (dès lors bien sûr qu’elles sont correctement calculées et cessent lorsque la parité entre énergies renouvelables et conventionnelles est atteinte).
Un marché à réformer
Pour éviter que le marché de gros ne se déglingue encore plus, des réformes sont nécessaires. L’une d’elles consiste à instaurer un prix du carbone digne de ce nom en s’appuyant sur un dispositif qui fonctionne – une taxe plancher progressive par exemple. Cela éviterait notamment que le marché de gros ne chasse l’électricité produite à partir du gaz en faveur de celle produite à partir du charbon. Une autre serait de subventionner les énergies renouvelables à travers des enchères rémunérant la capacité, les kWh produits étant rémunérés en sus par la vente sur le marché. Cela permettrait de continuer d’engranger les effets d’apprentissage tout en intégrant les énergies renouvelables dans le marché de gros.
D’autres réformes encore sont proposées. Par des économistes de l’énergie, citons les travaux de David Newbery et son équipe de Cambridge. Citons bien sûr la Commission européenne elle-même qui, il y a tout juste un an, a publié un volumineux ensemble de propositions détaillées dont un projet législatif de refonte du marché.
On ne peut pas en effet compter sur le marché de l’électricité lui-même pour résoudre les problèmes qui le déglinguent. « The market cannot solve the problem of market design » comme le souligne chaque année à ses étudiants un célèbre professeur d’économie de Harvard, William Hogan, dans son cours sur l’électricité.
François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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