Saviez-vous que le 5 février, c’était la Journée des amis ? Selon quel calendrier officiel me demanderez-vous, si vous n’êtes pas connecté à Facebook. Si vous l’êtes, vous savez donc qu’en ouvrant votre application, voici ce qui vous a sauté aux yeux :
Merci d’être là pour vos amis !
Maz, 37 628 836 prix ont été décernés à des amis en cette Journée des amis. Nous pensons que ces gestes d’amitié aident à se sentir plus proches les uns des autres. Voici un aperçu des prix les plus populaires que les gens ont décernés à leurs amis partout dans le monde. « Maz, nous pensons que chaque amitié est unique. À l’occasion de la Journée des amis, nous espérons que vous apprécierez de pouvoir décerner quelques prix à vos amis pour leur montrer ce qu’ils représentent pour vous. »
Comment dire. Comment dire la sidération et l’effroi que m’inspire cette injonction qui est tout à la fois une recommandation, une menace, mais aussi un mode d’emploi, un ready made, et une contrainte normative.
Petite explication de texte.
« Merci d’être là pour vos amis » sonne un peu comme « Merci d’avoir tenu la porte » lorsqu’on vient de se la prendre dans la gueule. Déjà, c’est engageant. Et qui me parle ainsi ? Quelqu’un qui me connaît sans doute puisqu’il m’appelle par mon prénom. Aussitôt, et parce qu’il est possible que je sois de mauvaise composition, « On » me rassure, « 37 628 836 prix ont été décernés ».
Si je suis le raisonnement – à considérer qu’il y en ait un, mais je doute que Il ou On soit né de la dernière pluie – on me remercie d’être là pour mes amis, et comme aujourd’hui, il y a un nombre quasiment incalculable – sauf qu’il est calculé – de prix qui ont été décernés à des amis, il faut alors que j’en décerne à mon tour. Pourquoi ? La loi du nombre.
La loi du nombre
Le nombre d’« amis » qui font montre d’amitié. Le chiffre le prouve : il est long, et grand, et impressionnant, et même pas arrondi (ce qui veut dire pas truqué ?). Il aurait été encore plus long, plus grand, plus impressionnant et même arrondi (il va d’ailleurs s’agrandir de jour en jour, car la Journée des amis s’éternise), personne n’aurait mis en doute une telle comptabilité, pour deux raisons : à part une machine à calculer assortie à l’application qui propose de décerner des prix à ses amis, personne n’aurait l’idée de compter ; en outre, comment vérifier ? Et auprès de qui ? On ? Il ? Facebook ? Celui qui vous appelle par votre prénom en vous faisant les gros yeux : vous n’avez pas décerné de prix à vos amis aujourd’hui. Bah non, flûte, j’ai oublié.
Pourtant j’ai l’habitude de classifier mes amis et de leur faire passer des tests intérieurs, puis de les aligner sur une ligne imaginaire et de lancer le coup de feu pour voir qui arrivera premier, j’aime à dresser des podiums et des classements, avec des accessits, et des prix spéciaux du jury. Quand il y a des ex-aequo, j’hésite, et c’est là où Facebook me facilite la tâche en personnalisant les prix.
Ou plutôt en me proposant non pas de les personnaliser, mais des « personnalisations » déjà faites venant du monde entier, pour voir si l’une d’entre elles me conviendrait. Facebook me vend (sans facture) des « personnalisations », c’est-à-dire des produits, qui me permettraient de déclarer mon amitié parfaitement singulière, oups, non, de décerner des prix.
Qu’est-ce qu’on gagne ?
De quel prix s’agit-il, me demanderez-vous, et qu’entend-on par prix. Voici quelques exemples : le premier prix est attribué à « Jamais le temps de s’ennuyer » avec 6 435 892 voix, suivi à deux millions près par « le cœur sur la main », puis « me soutient en toutes circonstances », « de l’amour à revendre », et en cinquième position « publie le meilleur contenu » !
Si on n’avait pas d’emblée parlé de « journée de l’amitié », on pourrait croire au concours des clichés les plus éculés, ou des phrases les plus convenues, très précisément celles que je ne voudrais pour rien au monde recevoir d’un de mes amis. Mais non, il s’agit bien de ces « prix », qui sont en réalité des phrases, les plus répétées, les plus « envoyées », les plus « partagées », des phrases passe partout, effaçant les différences culturelles, puisque d’Uruguay au Japon en passant par le Pakistan, on envoie « le cœur sur la main ». Désolante nouvelle pour la poésie.
Le langage ne sert plus ni à poétiser, ni à créer un lien singulier (on attend la déclaration d’amour made by Facebook). Pourtant, le cinquième prix sort du lot : après l’énumération de fadaises et de banalités sans nom, surgit une définition du meilleur ami assez novatrice : « publie le meilleur contenu ». Certes, cette phrase n’est pas signifiante hors contexte. On ne peut dire tout à trac, dans une conversation autour d’un verre, « c’était mon meilleur ami » « mais pourquoi, qu’est-ce qu’il avait de spécial ? Qu’est-ce qui fait que vous vous entendiez si bien, qu’avez-vous partagé ? » Et vous de répondre : « il publiait le meilleur contenu ».
C’est donc une définition de l’amitié contextualisée, mais plus encore, relative au seul contexte qui lui a donné naissance : à savoir le réseau qui ne fonctionne que par le contenu que chacun « publie ». Et encore, le contenu, voilà un bien grand mot, publier quelque chose suffit à parler de contenu : le contenu signifie seulement qu’une publication a un objet, aussi fallacieux ou anecdotique soit-il.
Contenus
L’important étant de publier, seule manière d’exister sur Facebook. La preuve, c’est le cinquième prix, c’est-à-dire la cinquième phrase la plus envoyée en cette Journée de l’amitié. Et l’on imagine bien qu’elle n’a pas été adressée 2 692 163 fois à la même personne : à chaque fois, on peut donc supposer qu’elle désigne un contenu différent. Où l’on voit que le contenu est tout à fait contingent dans l’histoire.
Ainsi, Facebook permet de décerner le prix de l’amitié en consacrant cette phrase « publie le meilleur contenu », ce qui est une sorte de tautologie, puisqu’envoyer à quelqu’un qu’il publie le meilleur contenu, c’est le nommer meilleur ami « Facebook », étant entendu que la définition même de « l’ami » sur Facebook, est de publier du contenu. CQFD. Facebook se décerne à lui-même des prix.
Et de fait Facebook voudrait que l’amitié soit effectivement la source la plus puissante du réseau social, puisqu’elle est sa raison d’être. « Amitié » au sens facebookien. Être connecté suffit : dès lors, on s’appelle un « ami », et les membres de la communauté idem.
Le premier prix ouvre donc la définition la plus partagée de l’amitié par ce « jamais le temps de s’ennuyer », pour conclure par « publie le meilleur contenu ». Et sans doute faut-il y voir un rapport : on ne s’ennuie jamais à consulter Facebook.
La logique des réseaux
L’amitié a été bradée sur le marché du réseau, légitimant d’un point de vue quasi moral la vitalité des connexions. Ce glissement du lien social qui n’a de social que la mise en réseau virtuel, ce qui a donc assez peu à voir avec la société dans son sens traditionnel, vers le domaine de l’affectif, des sentiments, de l’intimité, et d’une certaine forme d’engagement, montre l’accomplissement de la déliaison, de l’atomisation ; mais aussi le fait que rien n’échappe au système où le réseau vaut plus que les relations humaines, l’emporte même sur ceux qui constituent le réseau, puisqu’ils sont renvoyés à de simples points interconnectés et n’ont de sens que relativement à l’ensemble : l’ensemble n’étant plus qu’une modélisation algorithmique et non une communauté d’êtres pensants, voire d’« animaux politiques ».
Ces points, qu’on nomme « amis », on en appelle à leur loyauté, à leur fidélité, on tente de leur redonner une humanité via des injonctions comme celle de décerner des prix à leurs amis, valorisant de ce fait leur propre statut : tous amis, et certains meilleurs que d’autres au regard de leurs publications. Et comment se souvient-on de leurs publications ? Est-ce une appréciation générale, un vague sentiment ? A-t-on revu tout l’historique pour évaluer la qualité des contenus ?
Facebook le fait pour vous : il a calculé le nombre de « like », et vous propose de décerner ce prix à celui à qui vous avez donné le plus de pouces levés : en général votre sœur, ou votre attachée de presse qui fait tourner sur les réseaux la sortie de votre dernier ouvrage, et comme Facebook est avant tout un outil de promotion en tout genre, vous avez tendance à « liker » ce qui peut vous être favorable. Le « like » étant l’invention de Facebook, c’est bien Facebook qui définit à l’aune de ses propres instruments ce que c’est que d’être bon ami.
Facebook, comme les Nations unies, décrète ainsi des Journées. Ces journées (Journée de la femme, journée de l’esclavage, des peuples autochtones…) ne sont pas censées avoir valeur d’autopromotion, comme si les Nations unies justement promulguait la journée des Nations. Facebook n’a pas peur de la redondance, ni de la contradiction.
À décerner des prix, on entre soi-même dans la course pour gagner la meilleure personnalisation du prix ; et comment celle-ci sera-t-elle élue ? Par le nombre d’amis qui l’auront utilisée. La personnalisation la plus utilisée fait de l’ami qui l’a inventée le meilleur ami qui soit (imaginez, « le cœur sur la main », voilà une personnalisation près de cinq millions de fois partagée).
Faire son travail d’ami
Ainsi, une définition de l’amitié est-elle en train de se dessiner : l’ami est celui qui répond à tous les prérequis de l’amitié Facebook, c’est-à-dire qu’il « like », partage, bref, fait son boulot d’ami, qui trouve la formule la plus partageable (et donc précisément la moins singulière), et qui pour ce faire, doit enfin effacer toute trace personnelle pour créer une personnalisation qui soit reconnue par tous (c’est-à-dire utilisée, car la reconnaissance et l’utilisation sont alors synonymes).
Et l’on se demande : mais qu’est-ce qu’une personnalisation « la plus partagée » ? Problème aussi bien mathématique que métaphysique. Et pourquoi devrais-je user de la personnalisation d’un « ami » que je ne connais pas, pour l’envoyer à un « ami » que je connais ? Car comment comprendre le lien logique entre ces deux phrases pourtant successives : « Voici un aperçu des prix les plus populaires que les gens ont décernés à leurs amis partout dans le monde. » et « Maz, nous pensons que chaque amitié est unique. »
L’évacuation de l’Être
La logique du réseau social a-t-elle définitivement rendu caduque la logique aristotélicienne et plus généralement le logos qui repose sur le principe de non-contradiction ? Dominique Quessada s’en était inquiété dans son Court traité d’altéricide :
« Nous assistons à l’effondrement d’une grammaire initiée par la métaphysique grecque : une ontologie monovalente (selon laquelle l’Être est et le non-Être n’est pas) associée à une logique bivalente basée sur la division (pour laquelle le Vrai n’est pas faux et le Faux n’est pas vrai)… » ; ou encore « Le surgissement de la figure de l’Esclavemaître [fusion du maître et de l’esclave] a été rendu possible par un dépassement non dialectique du cadre dialectique lui-même, donc par la ruine du principal cadre porteur du langage et de l’ontologie – comme si la dialectique, progressivement paralysée, en mal de matière à moudre, s’était attaquée à son principe même, occasionnant ainsi un mouvement disjonctif, par lequel elle s’est vue excédée et défaite, et une solution de continuité dont la vacuité appelait la nécessité d’une nouvelle logique de l’Être. »
Certes, mais ici, la logique de l’Être ressemble tout à la fois à l’évacuation de l’Être au profit du système en réseau, et au formatage dont la logique renvoie au contrôle et au profit : la preuve, 37 628 836 « amis » ont été contrôlés. En envoyant leurs prix personnalisés, ils ont activé le réseau qui les récompense en les comptant.
Et dans cette comptabilité se profile une nouvelle normativité, différente et pourtant semblable aux questionnaires administratifs où les questions décident nécessairement des réponses (et où il est d’ailleurs toujours très difficile de répondre dès lors qu’on n’appartient pas à une classe sociale/profession/nationalité déterminée, c’est-à-dire déterminée par le formulaire).
Faire partie de la « communauté » des amis
De la même manière Facebook propose des formules à disposition : manifester son amitié en envoyant un prix pour faire partie du plus grand nombre, ne pas rester sur la touche, montrer aux autres qu’on est un bon ami.
Désormais, l’amitié fait partie de ces catégories sociales prédéfinies, pour ne pas dire qu’elles ont l’ambition de définir des catégories d’Être.
Et pour faire partie de la communauté, il faut décerner des prix eux-mêmes prédéfinis. Prédéfinis non pas par un pouvoir identifiable, mais bien par les autres internautes, qui ont déjà répondu à l’appel et ont coché toutes les cases du formulaire de l’ami exemplaire inventé par Facebook, autrement dit, par la nouvelle normativité qui prend l’ultime figure de la personnalisation et s’immisce dans le rapport le plus politique et le plus humain depuis les débuts de la philosophie : l’amitié.
L’amitié (philia) est pour Aristote une vertu, ce qui signifie qu’elle est à la fois une pratique et une fin en soi.
« Il semble […] qu’amitié et justice se rapportent aux mêmes objets et ont des caractères communs. Dans toute association on trouve, semble-t-il, de la justice et par conséquent de l’amitié. Du moins décerne-t-on le nom d’amis à ceux qui sont compagnons de bord et d’armes, comme à ceux qui se trouvent réunis en groupe dans d’autres circonstances. La mesure de l’association est celle de l’amitié et aussi du droit et du juste. Aussi le proverbe est-il bien exact qui dit qu’entre amis, tout est commun’, car c’est dans la communauté que se manifeste l’amitié. »
Facebook pourrait souscrire, reste que les amis ne sont plus des frères d’armes, mais des comptes avec identifiants. Ils ne partagent que des connexions.
L’amitié est désormais médiatisée, et par ce biais réinventée par Facebook, qui enjoint à l’ami d’envoyer un prix à l’autre ami. L’amitié pénètre le champ de la concurrence, et se déleste de toute attache à ce qui en faisait le prix (non pas celui qu’on décerne, mais bien celui du champ symbolique).
Facebook cherche à redéfinir les fondements du politique à travers une nouvelle anthropologie qui passe par l’amitié. Politique qui n’a comme clé d’intelligibilité que l’économique, à condition que l’anthropos soit vidé de toute substance pour ne devenir qu’un agent de concurrence et de consommation, un agent visible de profil, mais sans Être puisque sans visage.
Mazarine Pingeot, Professeur agrégée de philosophie, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
Comment pouvez-vous nous aider à vous tenir informés ?
Epoch Times est un média libre et indépendant, ne recevant aucune aide publique et n’appartenant à aucun parti politique ou groupe financier. Depuis notre création, nous faisons face à des attaques déloyales pour faire taire nos informations portant notamment sur les questions de droits de l'homme en Chine. C'est pourquoi, nous comptons sur votre soutien pour défendre notre journalisme indépendant et pour continuer, grâce à vous, à faire connaître la vérité.