La radicalisation peut commencer très tôt chez les jeunes. Pour éviter cette fermeture des esprits et la fin du dialogue, l’éducation aux médias est un levier pour la fraternité et l’intelligence. Face à la submersion des informations produites par la numérisation et la connexion des réseaux humains et digitaux, nous sommes aujourd’hui face à un enjeu révolutionnaire « Comment identifier et dire la vérité ».
De Trump à Soral, de Daech à Dieudonné, la réalité est aujourd’hui contestée, outragée, modifiée par des théories complotistes et alternatives que nous devons d’abord combattre à l’école par une éducation aux médias offensive. Il est donc essentiel de repenser l’éducation aux médias et de construire les nouvelles formes d’info-apprendre de demain.
La fin de l’information ?
Au-delà de la confrontation des idées et des valeurs, le monde numérique, fait de tweets, de buzz et de théories manichéennes, est en train de construire une réalité alternative au sens orwellien. Sans y prendre garde, nous sommes en train de changer de monde. Si Beuve-Mery pouvait dire « le journal, c’est la réflexion et la radio l’émotion » aujourd’hui, nous pouvons dire « l’Internet, c’est la pulsion » (_ Monique Dagnaud. Sociologue et directrice de recherche au CNRS_).
Car le monde, à la fois par son accélération totale du temps et sa volonté libérale du sens a peu à peu fait imploser notre relation aux savoirs, à l’information et au sens. Cette révolution presque invisible nous domine si fortement qu’il est nécessaire de sortir momentanément du jeu des médias pour comprendre le motif inhumain qui se dessine. Sans y prendre garde, nous sommes en train de changer de monde. Cette dilution lente de l’information a trois causes essentielles que nous devons comprendre pour agir en éducateur et en citoyen.
(a) « Un excès d’informations rend insensible à l’information » (Umberto Eco). Peu à peu, sous le tsunami des informations, sous l’influence redondante de l’identique, les jeunes se détachent des médias. Quand la même opinion est copiée et recopiée, quand la part de l’analyse cède devant l’émotion et l’audience, l’information perd de sa pertinence et les jeunes ne croient plus en la valeur des opinions.
Dans une enquête d’Opinion Way de 2015, « Les Français et les propos haineux sur Internet », 26 % des jeunes de 18 à 24 ans ne considèrent pas la radio comme une source crédible. Ils sont 22 % de ces mêmes jeunes à considérer comme non-crédible la télévision. Dans cette même enquête, 26 % des jeunes de 18 à 24 ans ne considèrent pas la radio comme une source crédible.
Les sources d’informations les plus utilisées par ces jeunes pour s’informer sont à 53 % les réseaux sociaux, à 44 % les amis, à 42 % le « bouche à oreilles ». La jeunesse est donc aujourd’hui de plus en plus détachée des modalités classiques d’information. L’information qui forge l’opinion des jeunes n’est plus médiée par des journalistes et cela doit nous alerter sur notre capacité collective à diffuser des analyses et des arguments.
(b) « Les journaux ne sont pas faits pour divulguer les informations mais pour les couvrir » (Umberto Eco). L’information dans son traitement médiatique a beaucoup changé. L’idée que le travail du journaliste est essentiellement un travail réflexif et objectif a laissé la place à l’info réalité où la lutte contre le zapping devient l’alpha et l’oméga des médias. Émouvoir, plus que décrire, alerter plus qu’expliquer, participer plus que comprendre, les médias en ligne ont aujourd’hui du mal à conquérir de nouveaux publics et les jeunes s’éloignent de ces sources documentées et se méfient des journalistes. 35 % des jeunes de 18 à 26 ans interrogés par nos soins (Alava, 2016) déclarent que la télévision n’est pas crédible, 38 % pensent les journaux non-crédibles et globalement les sources les plus crédibles pour les jeunes sont dans l’ordre (Wikipédia 65 %, 42 % les vidéos YouTube, 38 % les posts Facebook et 15 % les sites d’alter-informations (Alter Info, Réseau Voltaire, Les moutons enragés, etc..). Cette rupture entre les jeunes et leurs médias doit nous interroger. Il n’est pas question pour moi ici de dire qui est responsable, mais bien de montrer en quoi une éducation aux médias est aujourd’hui un enjeu citoyen fondamental.
(c) « Ce qui forme une culture n’est pas la conservation, mais le filtrage. Et Internet est le scandale d’une mémoire sans filtrage, où l’on ne distingue plus l’erreur de la vérité » (Umberto Eco). Quand il s’agit de faire le tri entre le vrai ou le faux, de savoir distinguer l’information de l’interprétation, nous sommes souvent en grande difficulté sur le Net tant aujourd’hui est devenue palpable cette phrase prémonitoire de Huxley écrite à Orwell parlant de la surveillance généralisée des populations « l’oligarchie régnante trouvera des moyens moins difficiles et moins coûteux de gouverner » et ce moyen est l’excès d’information.
Tout est accessible aujourd’hui et les codes éditoriaux, les modalités de diffusion, le style et l’écriture des médias et du cinéma ne se différencient plus des propos haineux, discriminatoires et radicaux. Un propagateur d’idéologie raciste ou terroriste a potentiellement le même accès sur l’Internet. Plus les jeunes désertent les médias, plus ils apprivoisent des formes nouvelles d’informations. 52 % des jeunes de notre enquête disent s’informer en regardant un post ou une vidéo sur YouTube plutôt que de lire un article en ligne.
La propagation « virale » des rumeurs ou des informations est devenue un mécanisme dominant que les journalistes recherchent eux-mêmes. « Si tu Likes, tu approuves et tu es complice » est un slogan que le Ministère de l’Éducation souhaite diffuser pour montrer le danger de la diffusion virale de propos ou d’actions cyberviolentes. Le Net est sans filtre, mais il n’est pas sans réaction, car rien n’oblige à faire en permanence la course au Buzz, ni à être complice par nos posts de propos haineux et mensongers.
« Sur Internet, les insultes et le harcèlement entre internautes se libèrent et se banalisent. Le Label Respect Zone est un outil inédit pour contrer positivement la cyberviolence. ».
Cette action conduite par des jeunes et des citoyens montre bien que rien n’interdit même sur le Web de valoriser des actions citoyennes, de promouvoir des sources d’informations objectives, de valoriser l’échange et le débat à la place de la violence et de la radicalisation. Internet n’est pas à lui seul le problème. Internet est aussi la solution et cette solution passe par une éducation aux médias ancrée dans la réalité des pratiques d’information et d’intervention de la jeunesse.
Vers une éducation active et citoyenne des nouveaux médias
Face à la radicalisation violente des jeunes et à la coupure de plus en plus évidente entre une France des médias et une France des réseaux numériques l’Éducation nationale a lancé une mobilisation de l’École pour renforcer l’éducation aux médias et à l’information. Cette orientation s’inscrit pleinement dans la réforme des programmes et devrait ouvrir la voie à une formation accrue des jeunes face aux dangers des fléaux que sont le buzz, la désinformation, les théories de la rupture, la théorie du complot.
Il était temps, mais sans une refondation de notre rapport global à l’information, nous serions encore perdants dans cette bataille.
L’éducation aux médias et à l’information ne peut pas seulement être une éducation patrimoniale expliquant aux jeunes la beauté, la qualité des médias traditionnels. Cette vision d’un monde perdu qu’il faudrait protéger ne peut permettre une véritable mobilisation des jeunes.
En effet les recherches portant sur les processus de radicalisation des jeunes nous montrent qu’au cœur de la radicalisation il y a l’envie, le besoin, la quête de sens et ce sens n’est pas de l’information aussi objective, soit-elle. L’éducation aux médias doit alors devenir un élément de la quête de sens pour une jeunesse qui cherche à répondre à ces questions. Coemenius dans la grande didactique rappellait ces trois principes au cœur de l’art d’apprendre.
« Trois choses donnent à l’élève la possibilité, le pouvoir d’apprendre : poser beaucoup de questions, chercher les réponses et les enseigner aux autres. »
Nous devons donc proposer aux élèves de vraies situations d’information et de communication où ils puissent construire leur parcours documentaire et informationnel. Le jeune doit partir de ces questionnements sans tabou, sans filtre. Il doit maîtriser les trois facettes de la médiation documentaire afin de pouvoir construire des savoirs à l’aide d’informations. Orpailleur de données souvent cachés et difficilement analysables, le jeune doit agir pour prévenir.
Ils doivent devenir l’orfèvre de ses informations afin de pouvoir grâce à une éducation sémantique et citoyenne devenir l’alchimiste de ses savoirs et non l’esclave des théories complotistes (Alava S, 1996). Il doit enfin conduire son parcours et choisir une stratégie permettant de gérer ses interactions et de faire évoluer ses savoirs antérieurs. L’élève est à la fois « apprenant », « navigant » et « s’informant » et ces trois rôles sont à la fois synchroniquement et diachroniquement constitutifs du « savoir apprendre ».
Les médias sociaux modifient fondamentalement les espaces de diffusion de l’information, ils proposent d’autres espaces de médiation des savoirs que nous devons explorer dans une quête de sens. Ces médias sociaux sont aujourd’hui des espaces médiatiques qui ont une influence positive ou négative sur la construction du sens.
Nous ne réussirons pas à convaincre les jeunes en leur imposant le respect face aux anciennes formes de communication, mais nous devons les aider à découvrir l’alchimie de la signification qui se construit par leur propre action.
« Être citoyen, c’est prendre la parole » (Joseph Wresinski). Dans une démarche nouvelle, nous devons proposer une éducation citoyenne aux médias et à l’information grâce à laquelle s’informer, se questionner et communiquer sont autant d’armes éducatives pour refonder au XXIe siécle « l’éphémère équilibre de l’apprendre » comme levier du « vivre ensemble ».
Séraphin Alava, Professeur des Universités, Université Toulouse – Jean Jaurès
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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