CHINE

L’empire du Milieu et ses vingt millions d’enfants perdus

Chronique ordinaire de l’enfer sur Terre, le paradis communiste
mars 29, 2022 0:34, Last Updated: mars 29, 2022 13:48
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Une femme enchaînée a été découverte dans un village reculé et filmée par un internaute chinois. La vidéo a enflammé Internet et attisé la colère du public : 2 milliards de vues en une semaine, entre 10 et 20 milliards d’interactions sur les réseaux sociaux.

Une onde de choc qui réveille les fantômes du passé et menace la stabilité sociale : corruption des élites locales, politique désastreuse de l’enfant unique sous Deng Xiaoping, enlèvement et trafic massif de jeunes filles comme système de survie de villages pauvres et isolés…

Dans ces villages où toutes les femmes ont disparu, la vie d’une enfant a moins de valeur qu’une espèce végétale menacée.

Bienvenue dans l’empire du silence, des larmes et des fantômes en robe de soie.

« Un héros ordinaire »

Sur Weibo, le Twitter chinois, Dong Zhimin est devenu célèbre en mettant en scène sa vie de « père » de huit enfants, de fils modèle prenant soin de sa mère âgée et de sa femme malade.

Partageant son expérience au jour le jour, il a fini par attirer plus de 60 000 abonnés.

Au fil du temps, les membres de sa communauté commencent à se rendre chez lui pour le voir en personne : filmant leur rencontre et enseignant son incroyable gentillesse et son extraordinaire sagesse.

C’est dans cette optique qu’au mois de janvier, un blogueur se rend au domicile de ce père exemplaire pour faire un film et ainsi promouvoir sa propre chaîne.

L’événement s’intitulera « Montrer de l’amour et envoyer de la chaleur ».

Il se rend donc dans le village du patriarche, dans la province du Jiangsu. Mais en arrivant sur place, le blogueur ne trouve pas son homme.

En lieu et place, derrière la porte d’une dépendance en mauvais état, se tient une femme, à priori la mère des huit enfants. Elle porte une chaîne reliée au mur autour du cou. Attachée comme un animal, apeurée et méfiante comme un chien battu.

L’articulation de cette femme édentée n’est pas claire, son esprit est perturbé, ses cheveux hirsutes et son corps sont sales, enfin le lit sur lequel elle dort est insalubre. La pauvre femme est frigorifiée, vêtue d’habits par trop légers dans un froid glacial. À ses côtés, de la nourriture congelée:

Après avoir été publiée le 28 janvier sur le réseau social Douyin, le TikTok chinois, la vidéo attire immédiatement l’attention des internautes.

Au fil des jours, l’intérêt du public s’embrase, la curiosité cédant à la colère. Qui est cette femme ? Pourquoi est-elle enchaînée ? Et comment a-t-elle pu finir dans un tel état de misère physique, mentale et matérielle ?

De nombreux internautes/enquêteurs se rendent donc dans le village pour essayer d’en savoir plus et partager leurs découvertes en ligne. Selon eux, la femme a été achetée et violée par Dong, son frère et son père depuis vingt ans. Lorsqu’elle est arrivée au village, les autorités locales l’ont également violée « parce qu’elle était belle ».

Dans les premières années, la femme enchaînée criait et mordait les hommes qui la violaient. Dong et sa famille lui ont alors cassé les dents, lui ont coupé le bout de la langue et l’ont forcée à ingurgiter des drogues qui ont endommagé ses cordes vocales.

Dans la vidéo partagée par un des internautes, la femme enchaînée déclare : « Je vis comme une prostituée. Cette maison ne vaut rien, ce sont tous des violeurs. »

Alors que la vidéo approche des 2 milliards de vues (en une semaine seulement), les fonctionnaires locaux décident de tout faire pour calmer le jeu.

Une première enquête pour enterrer l’histoire

Avec leur première « enquête », les fonctionnaires locaux vont essayer d’enterrer l’histoire.

Un avis est publié par le comité du Parti communiste du comté de Fengxian le 28 janvier, indiquant qu’après une prétendue enquête et des vérification approfondies (en une journée donc ! puisque la vidéo a été publiée le 28 janvier), il a été établi que la femme enchaînée était « mariée » à l’homme nommé Dong depuis août 1998.

Elle vit dans ces conditions du fait d’une maladie mentale la poussant à battre les enfants et les personnes âgées sans raisons.

Le 30 janvier, le comité du Parti du comté de Fengxian publie un autre avis.

Selon cet avis, la mère enchaînée s’appelle Yang Mouxia. C’était initialement une mendiante errant dans la ville de Huankou recueillie par le père de Dong Moumin, Dong Mougeng. Après avoir « vécu » un certain temps avec Dong Moumin, on aurait constaté qu’elle avait des troubles mentaux.

Le 31 janvier, les autorités locales commencent à « rénover » la maison de Dong et l’abri à côté de la maison, où elle était enchaînée.

Mais les déclarations des autorités locales et leurs actions sont incohérentes et le public ne décolère pas.

 

Une autre esclave dans le même village

Une nouvelle vidéo sortie début février vient ajouter de l’huile sur le feu : dans une autre maison du même village, un internaute découvre une autre femme enlevée et vendue.

C’est le journaliste Deng Fei qui annonce sur Weibo la découverte sordide de cette autre mère esclave.

D’après sa vidéo, la femme est allongée sur le sol, enveloppée dans une grande couette, marmonnant elle aussi dans un langage incompréhensible.

Cela fait aussi plus de 20 ans qu’elle vit dans de telles conditions, séquestrée.

Et les révélations s’enchaînent : de nombreuses familles dans le village « possèderaient » des femmes achetées – toutes auraient des vies misérables.

Incapables d’atténuer la pression publique, les autorités finissent par poster des gardes pour surveiller la route menant au village, et une barrière de plusieurs kilomètres est dressée afin d’en restreindre l’accès.

Chose rare, des personnalités s’expriment publiquement sur la question.

Au 15 février, une centaine d’anciens élèves de l’Université de Pékin publient une lettre ouverte appelant à une enquête approfondie sur cette affaire.

Maggie Ip, la petite-fille de Ye Jianying, un des généraux fondateurs du régime chinois, déclare le 20 février sur Weibo : « Le régime a bloqué la route pour entrer dans le comté de Feng le 15 février. Nous voulons voir des solutions pour résoudre le problème, et non pas utiliser la force pour maintenir la paix en surface… Le comté de Feng n’est que la pointe de l’iceberg. Qu’en est-il des autres [régions] ? »

« Cette femme enchaînée a réduit à néant les réalisations glorieuses de l’éradication de la pauvreté et la beauté des Jeux olympiques », ose écrire Guo Yuhua, sociologue à la prestigieuse université Qinghua sur WeChat.

Habitués à contourner la censure du régime, les internautes chinois continuent à discuter de l’affaire en ligne en évitant les mots sensibles.

« Certes, nous voulons savoir qui a une médaille d’or autour du cou, mais nous prêtons plus d’attention à la femme enfermée avec une chaîne autour du cou », déclare une internaute sous le nom de Mili’s Mom sur Weibo le 18 février.

« Nous devons nous réincarner des dizaines de milliers de fois pour être une autre Eileen Gu [médaillée d’or olympique]. Mais la distance entre nous, la femme enchaînée et les autres victimes de la traite des femmes est si petite… un coup, de la drogue et une camionnette blanche », écrit une autre.

La femme enchaînée s’appellerait en réalité Li Ying

Le commentateur Cai Shengkun publie une vidéo sur cette affaire. Celle-ci est visionnée plus de six millions de fois dans la seule journée du 14 février.

Pour cet ancien soldat de l’Armée populaire de libération (APL), cette femme serait la fille d’un vétéran de l’APL et son vrai nom serait Li Ying.

Son oncle aurait demandé un test ADN pour confirmer son identité.

« La question principale est de savoir si la ‘femme enchaînée’ est Yang ou Li Ying, une fille qui a disparu dans le Sichuan. Les autorités locales semblent faire tout ce qu’il faut pour compliquer la tâche. »

Li Ying est née en 1984 et a disparu en 1996, à l’âge de 12 ans.

Suite à la publication de l’article, plusieurs analystes comparent les photos de la jeune Li Ying et celles de la femme enchaînée.

Les visages des deux photos sont étonnamment similaires au niveau de la forme du visage, des yeux, du nez, de la bouche et du menton.

Le père de Li Ying, l’ancien soldat de l’APL, serait mort de tristesse après la disparition de sa fille.

En raison de la pression du public, la femme enchaînée est détachée.

La vidéo d’un internaute la montre debout devant la maison de la famille Dong, pointant du doigt l’habitation : « Cette maison ne vaut rien, ce sont tous des violeurs », répète-t-elle.

En raison de son très fort accent du Sichuan, la plupart des internautes estiment probable l’hypothèse faisant de cette femme « Li Ying », la fillette de 12 ans disparue à Nanchong, dans le Sichuan en 1996.

Menaces et autres violences

Le 11 février, deux internautes tentent de rendre visite à la « mère des huit enfants » : après avoir été bloquées à plusieurs reprises par la police, leurs téléphones portables sont confisqués.

Ma Panyan est une blogueuse chinoise qui a réussi à échapper à son ravisseur après avoir été vendue à l’âge de 12 ans, en 2001.

Pendant des années, elle a essayé de traduire les criminels en justice, malgré le harcèlement fréquent de la police.

Le 11 février, alors qu’elle prend la parole pour défendre la femme enchaînée, la police lui délivre une assignation à comparaître pour « diffamation présumée » et lui demande de se présenter au poste de police avant le 18 février à 17 heures.

Le 17 février, le gouvernement de la province prend les choses en main et annonce une enquête pour faire « toute la lumière » sur cette histoire.

La « mère des huit enfants » est depuis internée dans un hôpital psychiatrique du village de Zhuyao, ville de Sunlou, comté de Fengxian. Une vidéo mise en avant par les autorités la montre dans un lit alors qu’un médecin et une infirmière lui rendent visite.

Les « Filles fières » et les guerres de pouvoir dans les hautes sphères du PCC

Parmi les comptes les plus actifs sur les réseaux sociaux et qui alimentent le débat, le compte des « Filles fières » « 骄傲女孩 ».

Étant donné que les posts du compte sont toujours à la première personne du pluriel « nous », les internautes en ont déduit qu’il s’agit d’un collectif. À en juger par leurs messages, certains membres sont actifs près de Xuzhou.

Au 5 février, les Filles fières annoncent avoir mené une enquête établissant l’implication de 411 fonctionnaires dans le trafic d’êtres humains à Xuzhou de 1985 à 2000.

Le groupe révèle également, après avoir interrogé les locaux, la complicité probable de certains hôpitaux. Lorsque certaines femmes enlevées et victimes de la traite sont mortes, certains anciens se souviennent avoir vu de grands hôpitaux de la région, tels que l’Université médicale de Xuzhou, ou l’Université médicale de Nanjing, venir récupérer leurs corps.

Au 10 février, le compte publie de nouvelles informations obtenues grâce à d’anciens policiers spécialisés dans la lutte contre le trafic d’êtres humains : un nombre considérable de policiers de Xuzhou seraient impliqués dans la traite des êtres humains.

Mais des questions sur l’identité et la nature du groupe Filles fières commencent à émerger.

Notamment quand Filles fières déclare avoir remonté tout cela à Xi Jinping. Selon la bureaucratie de Xuzhou, il est évident que le compte est un instrument des autorités centrales visant à l’attaquer.

Par la suite, bon nombre des interventions de Filles fières se focalisent sur de sombres histoires de trafics d’êtres humains, de prélèvements forcés et de trafic d’organes.

Jiangsu est la ville natale de Jiang Zemin, l’ancien chef du régime. C’est une plaque tournante de la « faction Jiang », appelée aussi « la clique de Shanghai ». Cette faction est en guerre ouverte, et violente, avec Xi Jinping.

Le trafic d’organes constitue une ressource importante de ces « tigres » rouges, longtemps organisés autour de Bo Xilai, l’homme de main de Jiang Zemin, incarcéré à vie peu après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (Cf. Xi Jinping/Jiang Zemin : la guerre des « 5 poisons » qui détruira le parti… et la Chine ?)

La relation subtile établie par Filles fières entre le trafic d’organes et le trafic des femmes esclaves est-il un avertissement discret envoyé à la faction de Jiang Zemin par celle de Xi Jinping ?

En définitive, les partisans de Xi Jinping auront-ils vraiment le courage d’aborder ces questions, y compris la question du trafic d’organes prélevés à vifs ?

Pour l’heure, le régime n’a évidemment pas les moyens de résoudre le problème de la « traite des êtres humains » à grande échelle. Tout au plus, peut-il mettre à profit différents scandales pour poursuivre la purge des adversaires politiques de Xi Jinping.

Mémoires et fantômes du passé

Ainsi 20 milliards de larmes coulent à travers les réseaux sociaux et de ce flot ininterrompu émergent de sinistres fantômes.

Selon le propre annuaire statistique judiciaire 2016 du régime chinois, dans six comtés appartenant à la ville de Xuzhou, dans la province du Jiangsu, de 1986 à 2006, il y a eu au total 48 100 femmes victimes de la traite. La plus jeune n’avait que 13 ans.

Dans certains villages, ces femmes représentaient un tiers des mariages.

Le village Jiangji à Xuzhou est connu comme le « plus grand marché d’être humain » du nord de la province.

Presque tous les villageois locaux sont impliqués dans le trafic d’êtres humains.

Certains kidnappent des filles puis les revendent, d’autres sont des « grossistes » et transfèrent les femmes comme du bétail dans divers lieux.

Certains font du « porte-à-porte », d’autres sont des intermédiaires qui « achètent et revendent »…

Rappelons-le, il arrive régulièrement que le régime lui-même organise la traite.

En janvier 1950, le Parti communiste chinois occupait le Xinjiang grâce à ses 200 000 soldats : beaucoup d’entre eux étaient célibataires.

Wang Zhen, le commandant par intérim et commissaire politique de la région militaire du Xinjiang de l’époque, aurait leurré près de 8 000 filles du Hunan : la plus âgée avait 19 ans, la plus jeune, 13 ans.

Au moment d’être recrutées, ces filles s’engageaient à devenir « des femmes soldats ». Une fois sur place, elles découvraient leur véritable rôle : se marier, produire des enfants, devenir les esclaves sexuelles des soldats.

De 2016 à 2020, le photographe Gong Yi a rendu visite à plus d’une centaine de femmes vendues.

Les photos de son travail ont refait surface:

Manon des sources en Chine communiste

Un témoignage tiré du livre « Mémoires du passé » de Lao Fu, de son vrai nom Fan Fusheng, a également refait surface.

Le livre met partiellement en lumière les trois facteurs de ce phénomène de société : les dirigeants locaux et les trafiquants qui s’enrichissent dans la vente des filles ; les populations locales défavorisées qui assurent leur survie par des mariages forcés ; le régime communiste responsable de la politique de l’enfant unique qui cherche à se protéger.

Le témoignage commence dans une gare près de Xuzhou.

Alors qu’il discute avec le chef de gare, l’auteur entend soudain des clameurs à l’extérieur.

Se dirigeant vers la sortie accompagné de son interlocuteur, il aperçoit une grande foule de villageois, plus d’une centaine d’individus.

Au milieu des badauds, assise par terre, une jeune femme tremble dans les bras d’une autre plus âgée.

Le nom de cette jeune femme, c’est Mo Hua.

Cinq ans auparavant, l’étudiante se rendait dans la région pour poursuivre ses études, avant d’être enlevée et vendue à un villageois appelé Mao Dan et finalement être mariée de force.

Les parents de Mo Hua, tous deux professeurs dans un institut de chimie ont réussi à retrouver leur fille.

Ils se sont donc rendus dans le village, avec deux policiers de Shanghai, pour la secourir et ils ont l’intention de la ramener en train.

Mais les villageois les en empêchent.

Lorsque l’officier de police signale qu’il est illégal d’acheter une femme, un d’entre eux rétorque qu’il s’agit pourtant d’une pratique courante.

D’autant que le village est essentiellement composé de célibataires, s’ils n’achètent pas de femme, où peuvent-ils en trouver une ?

De plus, ajoute-t-il, cette fille a tué deux de ses propres bébés en les étouffant à la naissance.

Les policiers sont stupéfaits, interloqués.

Finalement, le chef de station parvient à convaincre les villageois de laisser Mo Hua partir, mais le mari et sa mère insistent sur le fait qu’ils doivent être dédommagés.

Ils ont payé 800 yuans pour l’acheter !

S’ils laissent partir Mo Hua, ils devront acheter une autre femme, or le prix est maintenant passé à 2 000 yuans.

Et les voilà en train de réclamer 3 000 yuans, car 1000 yuans supplémentaires doivent être réglés pour les frais alimentaires de Mo Hua durant cinq ans.

Le père de Mo Hua est très en colère : au cours des cinq dernières années, il a dépensé tout son argent pour essayer de retrouver sa fille, il n’a plus que 1 500 yuans sur lui.

Le rôle de la mère du mari dans les négociations est particulièrement révélateur. On constate que l’histoire de ces femmes esclaves n’est pas uniquement celle d’une domination des hommes sur les femmes, c’est davantage une histoire de clans familiaux luttant pour leur survie.

Et pour y parvenir, les parents, père et mère, vont jusqu’à pousser leurs fils à acheter et violer des femmes.

Après de longues négociations, les parents du mari acceptent finalement de ne facturer que 2 000 yuans.

Le chef du commissariat, les deux policiers et l’auteur du livre offrent au père les 500 yuans manquants.

Le professeur Mo et sa femme peuvent enfin ramener leur fille chez eux, à condition qu’ils ne poursuivent jamais Mao Dan pour trafic d’êtres humains.

Sinon, le mari poursuivra Mo Hua pour meurtre.

Mais la santé de Mo Hua est déjà ruinée et elle a développé des troubles mentaux.

Dans un moment de lucidité, elle raconte à ses parents tout ce qui lui est arrivé. Elle a essayé de s’échapper mais les villageois l’ont toujours rattrapée, puis ils la battaient violemment. Au point de lui avoir cassé les deux jambes la dernière fois. Elle était également enchaînée. Une fois, après s’être fait prendre dans sa fuite, les villageois lui ont enlevé son pantalon et l’ont maintenue pour que Mao Dan puisse la violer devant tout le monde.

Les gens du village la gardaient et aidaient la famille de Mao Dan à la surveiller. Le chef du village a même déclaré à Mao Dan qu’il devait battre sa femme, tout comme il faut « pétrir la farine pour faire des pâtes ». À partir du moment où elle aurait un enfant, tout irait bien.

Mo Hua est décédée seulement deux mois après être rentrée chez elle. Les cheveux du père sont devenus gris en quelques jours, Mo Hua était sa fille unique.

Un jour après être rentré du travail, le pauvre trouve une note sur la table, une grande bouteille de poison posée dessus. La note a été rédigée par sa femme : « Je pars. Je t’en supplie, venge Hua. »

Il se précipite dans la chambre et trouve sa femme allongée sur le lit, entièrement habillée : elle ne respire plus depuis un bon moment déjà.

Après les funérailles de sa femme, le professeur Mo demande un congé. Il vend sa maison, récupère l’argent et loue une chambre non loin du village où sa fille a été troquée.

Il observe le village de loin et repère le puits d’eau potable. Il calcule la dose de poison nécessaire à mettre dans le puit et initie sa vengeance.

Les gens du village meurent les uns après les autres. Face à l’horreur de la situation, beaucoup décident de partir. Un groupe d’enquêteurs est dépêché pour déterminer les causes de cette hécatombe.

Or, il se trouve qu’il y a une usine chimique à proximité, on en conclut que les décès sont probablement liés à ses activités. L’usine est fermée et les villageois reviennent peu à peu.

Mais la mort rôde et continue à les faucher sauvagement, bon nombre repartent aussi vite. Le chef du village reste pour coopérer avec les enquêteurs et meurt bien vite.

Après s’être assuré que le chef du village est bel et bien mort, le professeur Mo se rend à la police et avoue tout.

La politique de l’enfant unique

Du fait de la politique de l’enfant unique mise en place par Deng Xiaoping au début des années 1980, le ratio hommes/femmes est gravement déséquilibré en Chine.

En 2021, le Bureau des statistiques du régime a constaté qu’il y avait 20 millions d’hommes de plus que de femmes. Dans de nombreuses zones rurales, en particulier dans les zones montagneuses et reculées, des villages entiers ne comptent pas même une seule femme.

À cela deux raisons : soit les bébés de sexe féminin ont été tués, soit les filles du village ont rejoint les villes en quête d’un meilleur niveau de vie. Ces villages étant tellement pauvres et isolés, le premier réflexe des jeunes, et en particulier des jeunes filles, est de s’enfuir.

La politique de l’enfant unique a beaucoup contribué à accentuer ce phénomène : si on ne peut avoir qu’un enfant, il faut que ce soit un garçon, en particulier dans les zones rurales et agricoles. Une fille part vivre dans la famille de son futur mari, et les parents se retrouvent seuls – comme dit le proverbe : « Élever une fille, c’est cultiver le champ du voisin. »

Donc beaucoup de bébés de sexe féminin ont été tués à la naissance. Combien ? Difficile à dire, mais aujourd’hui, voilà 20 millions de femmes qui manquent en Chine.

La pénurie de femmes a fait monter le prix des « dotes », ce qui a accentué d’autant la désertion des femmes dans les régions les plus isolées. Voilà comment apparaissent des villages constitués d’hommes uniquement, isolés, incapables de trouver des femmes selon le schéma traditionnel.

Le seul moyen pour ces villages de survivre est d’avoir recours à la traite des femmes. Et les peines encourues ne suffisent sûrement pas à les dissuader.

Acheter illégalement une plante en Chine est passible de 7 ans de prison. Acheter illégalement un animal, surtout en voie de disparition, peut conduire à la perpétuité, voire à la peine de mort… Mais acheter une femme ou un enfant, c’est risquer trois ans de prison tout au plus.

Un laxisme qui attise d’autant la colère des Chinois.

En 2020, plus d’un million de personnes ont « disparu » sans laisser de traces dans le pays, selon une étude du Zhongmin Social Assistance Institute.

Dans un article pour Asialyst, Pierre-Antoine Donnet cite un sondage ayant circulé le 14 février sur les réseaux sociaux avant d’être rapidement censuré : une majorité de Chinois estiment que les autorités locales sont les principales responsables de cette situation, devant les réseaux criminels, la pauvreté et le faible niveau d’éducation.

Les « enfants perdus » hantent depuis longtemps les familles chinoises. La femme enchaînée a réveillé ces fantômes errants.

Devant un internaute/enquêteur qui lui a rendu visite, elle répète : « Le monde m’a abandonnée. »

Une chanson écrite sur ce thème a battu des records d’audience en Chine. La chanson fait le parallèle entre cette femme enchaînée et Eileen Yu, triple médaillée aux Jeux Olympiques d’hiver et portée aux nues au même moment.

Par la voix de la chanteuse Nalumi, la femme enchaînée s’interroge : « Tu as une médaille d’or autour du coup alors que je porte une chaîne… »

Et vingt millions de fantômes pleurent avec elle : « Pourquoi ce monde nous a abandonné ? »

Les murs de Zhongnanhai tremblent, une fois de plus, mais les portes restent fermées.

Un pays, une civilisation, qui ne protège pas ses enfants, son bien le plus précieux et le plus fragile, n’a pas d’avenir.

Vingt millions de fantômes errants et affamés attendent devant les portes de Zhongnanhai.

 

Pour suivre l’auteur sur Twitter : @MathieuSirvins

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