Alors que s’ouvrent plusieurs débats de société sur l’école, sur l’entrée à l’Université, sur l’intelligence artificielle, ressurgit également la question de savoir si notre intelligence est innée ou acquise. Dans une tribune publiée dans les Echos, le chirurgien et homme d’affaires Laurent Alexandre explique qu’il ne faut pas nier la « différence innée de capacités » et que « l’école et la culture familiale ne pèsent pas beaucoup face au poids décisif de la génétique ».
Une tribune signée par 20 chercheurs, dont Jacques Testart, père du bébé éprouvette, paraît simultanément dans Le Monde pour dénoncer ce qu’ils appellent des « fake news génétiques ». Le généticien Axel Kahn répond également en rappelant l’histoire de cette conception qui a conduit aux « racisme, darwinisme social, eugénisme » et en proposant une autre vision basée sur des arguments scientifiques.
Dans ce débat hautement politique, comment appréhender les arguments scientifiques qui s’affrontent de part et d’autre ?
Des statistiques sur la génétique des populations ne disent rien sur l’intelligence d’un individu
Selon Laurent Alexandre, « l’ADN détermine plus de 50 % de notre intelligence ». À l’appui de ses propos, il cite les « travaux conduits par plusieurs équipes dont celle de Robert Plomin, du King’s College de Londres. » Pour savoir ce que dit exactement Robert Plomin, le mieux est de se référer directement à sa revue de la littérature publiée en janvier 2018 dans Nature Reviews Genetics. Selon ce scientifique, l’héritabilité de l’intelligence est estimée entre 20 et 50 % (moins que les chiffres avancés par Laurent Alexandre donc). Mais en outre, ce calcul ne signifie pas que le poids de la génétique dans notre intelligence est de 20 à 50 % et celui de l’environnement de 50 à 80 %.
Illustrons le raisonnement par des cas extrêmes. Un enfant avec de bonnes prédispositions génétiques mais placé dans un milieu sans aucune éducation (un enfant élevé dans la jungle par exemple) échouera à la plupart de nos tests d’intelligence car il n’aura pas appris à compter, lire, écrire… Le poids de l’environnement sera alors de 100 %. À l’inverse, dans le cas d’une maladie occasionnant une déficience intellectuelle sévère, le poids de la génétique peut être proche de 100 % (comme dans le cas des maladies liées à un seul gène ayant un effet important).
L’héritabilité est une mesure statistique expliquant les différences entre individus au sein d’une population à cause des différences génétiques entre ces individus. C’est une proportion valable d’un point de vue populationnel qui ne dit rien de la part de la génétique pour un caractère d’un individu pris isolément.
L’héritabilité ne correspond pas non plus à une relation causale. En effet, ce calcul ne prend pas en compte l’exposition à un même environnement partagé. Un autre article de l’équipe du Dr Robert Plomin, publié dans Nature Human Behaviour en avril 2018, s’intéresse au poids de la génétique en fonction de la société dans laquelle évolue un individu. Le poids de la génétique dans la réussite scolaire et l’accomplissement professionnel serait deux fois plus important en Estonie actuellement qu’avant la chute de l’URSS. Les auteurs soulignent ainsi que le poids de la génétique n’est pas une donnée figée mais influencée par le type de société dans lequel évolue l’individu, avec un impact plus important de la génétique si le modèle sociétal est davantage méritocratique.
Dans L’Empire des Gènes, Histoire de la sociobiologie, le philosophe canadien Jacques G. Ruelland, nous rappelle que, d’après même les lois de la théorie darwinienne de l’évolution, « on ne peut juger de la qualité d’un patrimoine génétique que par rapport à un milieu biologique et social qui fixe des critères de normalité toujours variables. »
Le comportement humain est plus complexe qu’un QI ou qu’une molécule d’ADN
Toutes les études citées pour appuyer l’impact de la génétique dans l’intelligence humaine sont préliminaires et comportent, de l’avis même de leurs auteurs, des limitations.
Premièrement, les mesures d’intelligence sont basées sur des tests largement discutés. Les fameux tests de QI (quotient intellectuel) sont déjà une approximation de certaines caractéristiques intellectuelles. Par exemple, ils ne prennent pas en compte la cognition sociale (intelligence dans la relation aux autres). Le film Rain Man, relatant l’histoire vraie d’un autiste de haut niveau, illustre parfaitement qu’un individu peut avoir des capacités de mémorisation incroyables mais échouer dans les relations humaines. En outre, étant donné le temps nécessaire pour réaliser ces tests de QI, la plupart des études scientifiques actuelles n’utilisent qu’un petit nombre de tests, le plus souvent des tests verbaux qui ont un fort lien avec la culture d’un individu. Ensuite, ces tests sont transformés statistiquement pour obtenir un autre score (le facteur G). Cela représente un défi pour les chercheurs qui utilisent des tests différents d’une étude à l’autre mais sont contraints de les rassembler pour permettre des analyses génétiques larges.
Deuxièmement, le poids de la génétique est estimé par l’étude d’un certain type de variants : les polymorphismes, qui correspondent à des variants fréquents dans la population mais ayant un très faible effet sur l’intelligence quand ils sont pris individuellement. Ainsi, les chercheurs regroupent l’effet de ces milliers de variants dans des scores polygéniques. Cependant, ces scores sont majoritairement obtenus chez des populations européennes ce qui entraîne un biais lorsqu’on souhaite comparer plusieurs populations. De plus, les scores polygéniques groupent ces variants selon des modèles statistiques additifs. Ils ne tiennent compte ni des effets de suppléance, ni des interactions entre gènes, ni des variants rares dans la population. Ces scores polygéniques peuvent donc être mis en défaut par l’existence d’autres facteurs génétiques qui auront un effet, bénéfique ou délétère, beaucoup plus important. Ainsi, les scores polygéniques actuels expliquent moins de 4 % de la variance de l’intelligence humaine. On est loin des 50 % avancés par Laurent Alexandre.
Il est indéniable que des facteurs génétiques interviennent dans la cognition humaine. Mais de nombreux facteurs environnementaux sont nécessaires pour révéler la vulnérabilité génétique ou au contraire protéger l’individu. La conception actuelle a donc dépassé la vision réductrice génétique pour laisser place au modèle d’interaction entre gènes et environnement. Il est évident aujourd’hui que l’environnement, y compris certains comportements des parents, peut venir « allumer » ou « éteindre » un gène (augmenter ou diminuer son expression sous forme d’ARN messager).
Ces mécanismes sont dits épigénétiques (littéralement « au-dessus de » la génétique) et correspondent à des modifications de l’expression des gènes sans mutation de l’ADN. Leur transmission à travers les générations semble également possible, les enfants héritant d’une sorte de mémoire moléculaire de l’environnement dans lequel ont vécu leurs parents. Ainsi, les facteurs biologiques liés à l’intelligence ne sont pas uniquement génétiques et semblent en grande partie sous la dépendance de l’environnement.
Les gènes ne codent pas un destin mais une potentialité
Cette volonté de réduire l’intelligence à la génétique traduit une conception fixiste de l’Homme alors qu’il faudrait imaginer la biologie comme une potentialité qui ne se réalise qu’en lien avec l’environnement. Il est en effet impossible de rendre compte d’une caractéristique essentielle de l’être humain, l’adaptabilité, si on considère que notre biologie est figée. L’Homme est une entité réactive dont le cerveau, même à l’âge adulte, reste modifiable. « Comme tout organisme vivant, l’être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre », écrivait le prix Nobel de médecine François Jacob, dans son livre Le jeu des possibles. « Les gènes ne codent pas un destin », résume également Axel Kahn.
Ce débat récurrent autour de l’inné et de l’acquis, autour du poids de la biologie et de l’environnement dans l’intelligence et les comportements humains doit aujourd’hui être dépassé, notamment par l’avènement de l’épigénétique. Refuser ce dépassement c’est risquer de faire ressurgir les débats qui ont conduit aux errements du XXe siècle.
Dans le dernier paragraphe de sa revue, Robert Plomin met d’ailleurs en garde sur les implications éthiques de ces recherches :
« Des problèmes de discrimination et de stigmatisation ont accompagné les recherches sur la génétique de l’intelligence dès le début, essentiellement parce que les découvertes dans ce domaine ont servi à justifier des mesures qui servaient des idéologies sociopolitiques ».
Face à ce débat, nous devons garder à l’esprit que l’instrumentalisation de la science à des fins politiques est toujours suspecte. L’utilisation de chiffres définitifs et « tape à l’œil », le réductionnisme, les avis tranchés, cachent souvent une réalité bien plus complexe qui doit être présentée pour permettre un débat dans des conditions démocratique. Ne perdons jamais de vue qu’en tant que médecins, chercheurs, scientifiques, notre mission est d’éclairer le débat public honnêtement, sans propager des visions fausses ou simplistes.
Pour en savoir plus :
Science contre fake news, la bataille est engagée
Plus que jamais, la médecine a besoin de l’apport de la génétique pour réaliser de grandes avancées, y compris dans les maladies neuropsychiatriques, pour améliorer la compréhension des déficiences intellectuelles, pour permettre une émancipation progressiste de l’être humain. Espérons que ce retour d’un débat archaïque n’accroîtra pas la défiance envers la génétique.
Boris Chaumette, Psychiatre, neurobiologiste, McGill University
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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