C’est autour de la question des mesures sécuritaires à mettre en œuvre pour combattre le terrorisme que se cristallisent actuellement les débats. Il ne s’agit pas d’en nier l’importance, mais de comprendre pourquoi elles ne peuvent être suffisantes et, pour cela, il nous faut nous décentrer, regarder nos réactions et nos comportements du point de vue de celui qui s’est constitué comme notre ennemi, Daech.
Un mode d’action spécifique
Comme nous le savons, il ne voit dans les sociétés occidentales que des sociétés mécréantes et corrompues qu’il convient de détruire de l’intérieur. Il a mis au point un mode d’action spécifique qui consiste à alimenter des vocations criminelles en apportant à des individus de profils variés des croyances qui légitiment la violence et lui donne le sens de la réalisation d’un idéal et/ou d’une rédemption, et en leur fournissant soit les moyens adéquats, soit même simplement des exemples de modes opératoires.
Il s’agit donc, selon la formule fort expressive de Raphaël Liogier, d’une véritable franchise de la terreur.
Ce terrorisme, sans autre objectif que la destruction, n’est pas une invention récente. On se souvient des mouvements anarchistes de la fin du XIXe et dans la deuxième moitié du XXe siècle des Brigades rouges en Italie et d’Action directe en France.
Mais le contexte dans lequel il se développe est différent. D’abord par la facilité avec laquelle tout un chacun peut accéder via Internet à l’idéologie mortifère de Daech ; ensuite par le retentissement social et politique que l’omniprésence des médias dans la société contemporaine donne à tout fait divers et donc, bien entendu, aux actes terroristes ; enfin par la fragilité accrue de nos sociétés du fait de l’accroissement des inégalités, de l’affaiblissement des croyances collectives et de l’absence de projet commun.
Une terreur déstabilisante
Ainsi l’efficacité des actes de terrorisme du point de vue de ceux qui les commanditent ne se limite pas à la sinistre comptabilité du nombre de victimes. Elle passe aussi par la déstabilisation qu’ils provoquent :
- dans le monde politique avec la surenchère sécuritaire à laquelle se livrent des hommes politiques plus soucieux des échéances électorales que de la portée de leurs propos ;
- dans la société civile avec des manifestations heureusement assez limitées de rejet de ceux qui de près ou de loin semblent pouvoir être apparentés aux auteurs de ces actes.
Cette analyse, qui prend en compte la façon dont nous faisons le jeu de l’ennemi, a déjà été faite par nombre de commentateurs, dont en particulier Gilles Kepel, mais à l’évidence l’on peine à en tirer les conséquences, à admettre que la lutte ne peut pas se limiter à des mesures sécuritaires – même s’il est nécessaire d’y réfléchir et de les faire évoluer – portées par un État fort.
Questionner aussi la société, reconnaître ses ressources
C’est qu’elle constitue un véritable défi et nous oblige à poser le problème de la lutte contre le terrorisme en termes sociologiques, à nous interroger sur le fonctionnement de notre système politique, des médias et de la société civile. Ne nous y trompons pas. Le passage à l’acte est favorisé par la force de propagande de Daech dans les réseaux sociaux, sans doute également par l’effet Werther, dont Gérald Bronner rappelle l’existence, cette tendance au mimétisme qui peut nous conduire à reproduire la folie de l’autre, mais aussi par le spectacle que nous nous donnons à nous-mêmes – l’agitation politique désordonnée, la complaisance des médias- l’ébranlement de la cohésion sociale – et qui constitue une sorte d’autorisation à faire n’importe quoi.
Mais si la première erreur est de ne pas envisager le problème sous cet angle, il en est une autre, tout aussi dangereuse qui est de croire à notre impuissance en cette matière.
Il n’est pas irréaliste de dire que nous disposons de plus de ressources que bien des pays. La démocratie est fermement installée et, si quelques voix s’élevaient pour souligner fortement le danger de nos querelles intestines, notre classe politique ne serait pas incapable d’en tenir compte. Nos journalistes ont une déontologie et ils peuvent collectivement réfléchir à la façon de couvrir le plus sobrement possible les actes de terrorisme.
Enfin notre société, à l’inverse de nombreuses autres sociétés dans lesquelles cohabitent des populations que tout oppose – que l’on songe à la Turquie ou à l’Iran – n’a pas encore perdu totalement l’unité qu’a créée le modèle social de l’après-guerre. Même si le chômage a produit des fractures sociales, même si les inégalités se sont accrues, même si la confiance dans les hommes politiques s’est affaiblie, il reste une forte aspiration au même mode de vie, à partager les mêmes plaisirs : « le feu d’artifice du 14 juillet », au « vivre ensemble » et c’est sur elle qu’il faut s’appuyer pour combattre le terrorisme. Il est encore temps, mais il ne faudrait pas trop attendre.
Monique Hirschhorn, Professeur émérite de sociologie, Université Paris Descartes – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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